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15 mai 2015 5 15 /05 /mai /2015 10:54

 

 

 

 

LE MONDE | 14.05.2015 à 11h29 • Mis à jour le 14.05.2015 à 12h11 | Par Cyril Bensimon (Bangui, envoyé spécial), Nathalie Guibert, Simon Piel et Marie Bourreau (New York, Nations unies, correspondance)

 

A Paris, trois juges d’instruction sont saisis, depuis le 7 mai, d’une information « contre personne non dénommée des chefs de viols sur mineurs de 15 ans par personnes abusant de l’autorité conférée par leurs fonctions et complicité de crime ». En cause : de possibles agressions sexuelles commises sur des enfants centrafricains par des militaires français. Les faits, révélés dans un document de l’ONU rendu public par le quotidien britannique The Guardian le 29 avril, se seraient déroulés entre décembre 2013 et juin 2014, autour de l’aéroport de Bangui.

 

Deux mille soldats français avaient été progressivement déployés à partir du 5 décembre 2013, dans le cadre de l’opération « Sangaris », avec pour mission d’enrayer les violences dans la capitale centrafricaine. Bangui était livrée aux massacres et aux tueries intercommunautaires commis par les milices Séléka (les rebelles majoritairement musulmans qui avaient renversé le président François Bozizé en 2013) et les anti-balaka (opposants de la Séléka).

 

Face aux faits allégués, d’une exceptionnelle gravité, le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a promis « la transparence et la vérité ». Mais l’enquête s’annonce très difficile.

 

Des accusations multiples

 

Les premières accusations sont contenues dans une note confidentielle de six pages émanant de la section des droits de l’homme de l’ONU, qui est parvenue, le 27 juillet 2014, en deux exemplaires, au ministre de la défense français et au chef d’état-major des armées. Elle rapporte les témoignages de six enfants, âgés de 9 à 13 ans, quatre victimes et deux témoins, auditionnés par un agent de l’ONU et un membre de l’Unicef, en compagnie, pour certains, de leurs parents.

 

Tels que recueillis, ces témoignages impliquent treize soldats français, trois tchadiens et deux équato-guinéens de la Misca, la force, sous conduite africaine, déployée en République centrafricaine (RCA) : autour du site de l’aéroport de Bangui-M’Poko, transformé en vaste camp de déplacés où s’entassaient alors plus de 100 000 personnes, des enfants auraient dû pratiquer des fellations pour obtenir des rations alimentaires et de l’argent. Sont mentionnés des prénoms de soldats, des surnoms, des caractéristiques physiques précises (taches sur la peau, tatouages). L’un des enfants, X, raconte qu’un militaire blanc lui a demandé une fellation et que, « comme il avait des amis qui l’avaient déjà fait [X mentionne T., M., M., et S.], il savait ce qu’il devait faire ». Les récits sont détaillés, circonstanciés, mais, selon un cadre du ministère de la défense, qui ne se dit « sûr de rien », ils comportent des « éléments qui sont trop identiques ».

 

Le Monde a rencontré, début mai, à proximité de l’aéroport de Bangui-M’Poko, un groupe d’enfants, principalement des « godobés », ces enfants des rues qui survivent dans l’indifférence, meurent, chapardent et pourraient également mentir contre quelques billets. Le camp de déplacés de M’Poko, où sont encore installées 18 000 personnes, jouxte les lieux. Les guérites où auraient été commis certains viols ne sont qu’à quelques mètres. Quatre enfants du groupe affirment avoir été abusés sexuellement par des militaires français, mais aussi géorgiens. Les accusations fusent de toutes parts, parfois sur un ton rigolard. Rodrigue (tous les prénoms ont été modifiés) dit avoir déjà parlé devant des enquêteurs des Nations unies, mais ne veut pas en dire plus. En revanche, François, un orphelin de 10 ans qui, lui, n’a pas été entendu, raconte timidement avoir dû « s…un militaire qui s’appelait David. C’était un Eufor français  [la force européenne déployée à partir du printemps 2014]. Il gardait le checkpoint à l’entrée de l’aéroport. C’était le soir. Après ça, il m’a donné deux boîtes de ration. Je ne l’ai fait qu’une fois. C’était parce que j’avais faim ».

 

L’un des enfants raconte qu’un militaire blanc lui a demandé une fellation et que, « comme il avait des amis qui l’avaient déjà fait, il savait ce qu’il devait faire »

 

« C’était il y a plusieurs mois », ajoute Georges, 13 ans, qui triture ses doigts avec anxiété. « Une fois, je passais vers midi derrière le bâtiment de l’armée de l’air quand un Sangaris m’a dit : Qu’est ce que tu veux ? J’ai dit : une ration. J’avais faim. Il m’a dit : alors tu n’as qu’à s… mon “bangala” [un pénis en sango, la langue nationale]. Il s’appelait Francis, il était blanc, jeune. Je n’en ai pas parlé après, mais maintenant, je suis prêt à aller devant la police, car c’est mauvais ce qu’il a fait. »

 

Un des enfants, désigné dans la note de l’ONU par un ami comme ayant été abusé à plusieurs reprises par un soldat français surnommé « Batman », assure n’avoir jamais été violé. « Ils ont voulu me droguer pour me sodomiser, mais comme j’ai refusé, ils m’ont frappé avec un bâton », affirme l’adolescent, un poignard de fer-blanc posé sur les genoux.

 

La plus grande prudence s’impose sur ces témoignages. Impossible de les balayer d’un revers de la main comme d’en attester la véracité. A Paris, certaines sources proches du dossier indiquent que des enfants cités par l’ONU ont été formellement reconnus par le renseignement militaire comme les boucliers humains des groupes d’anti-balaka qui avaient pris à partie les troupes françaises dans Bangui. Une information qui, si elle est avérée, laisse entendre que des enfants auraient pu être manipulés, mais qui suggère également que l’armée française dispose de leur identité visuelle.

 

Les zones d’ombre d’une révélation

 

Selon toutes les sources du ministère de la défense, aucune information n’est parvenue aux armées avant l’arrivée du rapport onusien, à Paris, le 27 juillet 2014. D’après elles, aucune alerte, qu’elle vienne d’une source interne ou d’une ONG, n’a été adressée sur place à la force « Sangaris ». Ni le major de la direction de la protection du secret-défense (DPSD) ni les prévôts (la police militaire) intégrés dans la force n’auraient détecté de problème. La justice pénale française a pourtant été saisie par la hiérarchie militaire de deux autres affaires graves impliquant « Sangaris ». La première concerne des lieutenants de l’aviation légère de l’armée de terre qui avaient lancé des grenades fumigènes dans la tente de camarades, provoquant d’importants dégâts matériels. Une deuxième affaire, des faits de prostitution impliquant des soldats et des jeunes femmes, a donné lieu à une saisine de la justice par la hiérarchie, mais le parquet n’a pas donné suite.

 

Une source onusienne, qui a travaillé sur l’enquête, affirme n’avoir « aucun doute sur les faits ». « Fin avril 2014, nous avons commencé à recevoir par des ONG des informations faisant état d’abus sexuels sur des enfants, commis par des soldats français », dit-elle sous le couvert de l’anonymat. « Une enquêtrice du bureau des droits de l’homme de l’ONU a recueilli des premiers témoignages », mais, précise cette source, « l’enquête était potentiellement explosive et il ne fallait pas jeter en pâture [le nom d’] un pays, d’autant que nous étions dans un contexte de transition de la Misca [la force africaine] à la Minusca [la force onusienne]. Nous avions besoin de troupes et en particulier des Français, et tous les contingents ont commis des abus sexuels. »

 

Notre interlocuteur poursuit : « Nous avons donc décidé de rédiger un rapport sur l’ensemble des violations des droits de l’homme commises par les forces internationales. » Ce document de neuf pages était finalisé fin juillet. « Il revient sur les viols perpétrés sur des mineurs et implique quatorze soldats français en se basant sur plus de vingt témoignages d’enfants victimes présumées ou témoins, sur des abus sexuels commis par des militaires marocains qui gardaient les enclaves de l’ONU ou par des Equato-Guinéens, sur des exécutions sommaires commises par des soldats congolais à Boali [à 90 km au nord-ouest de Bangui], et sur des crimes des Tchadiens au PK12 [poste kilométrique 12, la sortie nord de Bangui]. »

 

Le premier à avoir recueilli ces témoignages est Alexis Nguitte, le dirigeant d’un centre d’accueil d’urgence pour enfants des rues au camp de M’Poko. « Je ne suis qu’un témoin, je n’ai jamais porté d’accusations contre personne », précise d’emblée cet enseignant. Sous une grande tente bâchée où une quinzaine de matelas sont disposés et où la salle de classe est réduite à un tableau noir, M. Nguitte explique qu’entre février et mars 2014, son association a rencontré 300 enfants pour aider les plus vulnérables. « Certains nous ont fait part de sévices sexuels. Quand nous avons eu cette information, nous l’avons fait remonter à l’ONG Première Urgence-Aide médicale internationale, qui avait la gestion du camp. » Ce petit-fils de tirailleur assure ne pas vouloir jeter l’anathème « sur cette armée française qui est venue à notre rescousse ». Selon le parquet de Paris, il a aussi servi de traducteur lors du recueil ultérieur de la parole des enfants par l’enquêtrice de l’ONU, ce que l’intéressé dément. Auditionné le 3 et le 5 août 2014 par les gendarmes de la prévôté, il dit que les enquêteurs venus de Paris lui ont demandé d’entendre les enfants, mais que « les parents ont refusé, notamment pour des raisons culturelles ».

 

« Une enquêtrice du bureau des droits de l’homme de l’ONU a recueilli des premiers témoignages », mais, précise une source onusienne, « l’enquête était potentiellement explosive et il ne fallait pas jeter en pâture [le nom d’] un pays »

 

Parmi les déplacés de M’Poko, il ne faut guère de temps aujourd’hui pour trouver des « témoins » racontant avoir vu des « Sangaris » violer des petits garçons. Aucune rumeur de ce genre n’avait pourtant circulé jusque-là en ville. Eddy affirme s’être rendu à la barrière du point de contrôle pour protester contre le comportement des soldats. « Ils m’ont dit : va-t’en ! Fous le camp ! J’en ai également parlé à mon ami David, un soldat qui venait de Chambéry. Lui aussi n’aimait pas ce que les autres faisaient », raconte ce chauffeur de taxi.

 

Le bureau des enquêtes internes de l’ONU, basé à New York, a ouvert une enquête sur Anders Kompass, le directeur des opérations de terrain du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, qui a alerté les autorités françaises en leur transmettant la note confidentielle. Il a été suspendu de ses fonctions, le 17 avril, pour avoir violé les procédures onusiennes en faisant fuiter un document aux autorités françaises, puis vers le Guardian, alors qu’il comportait l’identité de témoins et de victimes déclarés. M. Kompass a été réintégré. Une source proche du dossier indique que le bureau des enquêtes comme le haut-commissaire aux droits de l’homme à Genève n’ont été mis au courant que très récemment de l’enquête sur les viols en RCA. Le travail des fonctionnaires des Nations unies à Bangui avait commencé le 5 mai 2014, et M. Kompass l’a reçu mi-juillet de la même année.

 

A la réception du rapport partiel de l’ONU, le 29 juillet, le ministre français de la défense a saisi le parquet, qui a ouvert une enquête préliminaire. De son côté, en concertation avec le ministre de la défense, le chef d’état-major des armées, le général Pierre de Villiers, a aussitôt diligenté une enquête de commandement.

 

Des résultats d’enquêtes encore partiels

 

L’enquête de commandement, qui se réfère au respect du règlement militaire, a été menée du 1er au 6 août 2014 par l’inspecteur des armées, Patrick Lefebvre, simultanément aux premiers actes conduits par la gendarmerie prévôtale et la section de recherche de la gendarmerie de Paris sur réquisition du procureur. L’inspecteur, un général de l’armée de l’air, avait un mandat étroit : vérifier l’existence de failles dans l’organisation de la force et de la chaîne hiérarchique. « Son rapport a conclu que la chaîne fonctionnait, depuis les sergents jusqu’au commandement, et que rien ne laisse supposer que des faits puissent avoir été cachés », assure une source militaire de haut niveau. Le général Francisco Soriano, commandant de l’opération « Sangaris » durant cette période, a indiqué à sa hiérarchie qu’il n’avait été informé d’aucun soupçon.

 

Le travail des officiers de police judiciaire a été conduit à Bangui sans audition d’enfants. En annonçant l’ouverture d’une information judiciaire le 7 mai, le procureur de Paris a expliqué avoir « d’abord souhaité pouvoir entendre la fonctionnaire de l’ONU rédactrice du rapport, qui a recueilli le témoignage des six enfants ». Cette enquêtrice aurait été prête à répondre, mais sa hiérarchie s’y est opposée et a refusé de lever son immunité. Selon la procédure, qui comporte des délais légaux, un questionnaire a donc été adressé par écrit à la fonctionnaire le 19 janvier 2015 ; les réponses ont été retournées au parquet le jour même de la révélation de l’affaire dans le Guardian, le 29 avril. Les sources judiciaires précisent que l’enquête sera difficile, les faits de fellation ne pouvant être attestés par des expertises médico-légales. De plus, le parquet n’a engrangé aucun témoignage direct d’adultes.

 

L’enquête judiciaire française va se poursuivre dans les unités déployées successivement en RCA. Au lancement de « Sangaris », des compagnies venues de toutes les bases françaises en Afrique avaient été envoyées, suivies de nombreuses unités venues de France. Dans Bangui et sur l’aéroport, les premières semaines, au moins douze régiments étaient représentés. Des sources militaires estiment que rien ne corrobore pour l’heure les révélations des enfants, mais que les descriptions physiques des auteurs présumés sont « aisément vérifiables ».

 

Marie Bourreau (New York, Nations unies, correspondance) Journaliste au Monde

 

Cyril Bensimon (Bangui, envoyé spécial) Journaliste au Monde

 

Simon Piel Journaliste au Monde

 

Nathalie Guibert  Journaliste au Monde

 

 
Lu pour vous : Accusations de viols d’enfants en RCA : retour sur une enquête
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