Par Théophile Kouamouo*
Faut-il célébrer le Cinquantenaire de l’indépendance ou
pas ? Autour de cette question, s’organise en Côte d’Ivoire une polémique rageuse. Les contradicteurs brodent entre autres autour des dépenses qu’occasionneraient des cérémonies festives à une
période de crise aiguë,
de la nécessité de marquer d’une pierre blanche l’année du Jubilé, des
éventuelles récupérations politiques d’un moment dont le caractère historique n’échappe à personne…
Au final, on pourrait en oublier l’enjeu mémoriel. Se rappeler, évaluer
le chemin parcouru, interroger les échecs. Peut-être faudrait-il au passage que nous changions notre regard sur l’Histoire, que nous aimons à mobiliser pour régler des comptes toujours très
contemporains.
Alors que nous avons tout intérêt à la regarder froidement et à nous
éclairer de sa lumière crue.
Dix-sept pays africains fêtent leur demi-siècle cette année. Parmi eux,
treize anciens pays colonisés ou placés sous tutelle française. De manière générale, on peut résumer leur parcours en quelques étapes. L’enthousiasme délirant des indépendances « cha cha », le
temps de la déstabilisation et/ou des tentatives de déstabilisation des « pères de la Nation », les années de croissance et des « pères bâtisseurs », les années de crise et de surendettement, la
période des ajustements structurels violents, des revendications démocratiques et des déstabilisations armées… Quand on fait la balance, les turpitudes et les échecs pèsent souvent plus lourd que
les succès et les progrès. A qui la faute ?
Pour répondre à cette question, il faut regarder en détail le « butin »
qui remplissait la calebasse des indépendances. Tout bien considéré, il était si léger que l’on peut se demander, sans verser dans la provocation inutile, si la décolonisation n’est pas arrivée
trop tôt. Les pays à qui l’indépendance était octroyée en 1960 n’avaient pour la plupart aucun pouvoir de négociation (les Anglo-Saxons parlent de « bargaining power »). Il s’agissait de
micro-Etats, à la population faible et faiblement alphabétisée, aux structures de production rudimentaires dépendant de manière absolue des conglomérats coloniaux. De plus, le contexte
international caractérisé par la guerre froide ne laissait guère le choix aux « pères de la Nation ». Ils étaient sommés de choisir entre deux marionnettistes : l’Occident (souvent représenté par
l’ancien maître, utilisé par le bloc capitaliste comme contremaître) et l’Empire rouge. L’un et l’autre jouaient aux échecs sur des pays dont on disait qu’ils étaient redevenus maîtres de leur
destin.
Après la chute du rideau de fer, alors que les « Blancs qui avaient
gagné » finançaient la remise à niveau de l’économie des « Blancs qui avaient perdu », les pays africains étaient sommés de se « débrouiller » pour réparer les excès commis par les chefs locaux
et leurs anciens marionnettistes, très souvent au nom de la lutte contre le communisme : éléphants blancs, endettement non soutenable, etc… C’est aussi en Afrique que toutes les armes légères
fabriquées durant la guerre froide étaient réexpédiées et mises au service de guerres de prédation habilement camouflées sous des oripeaux de querelles tribales inexpugnables.
Commémorer les indépendances ne va pas sans déterminer le sens qu’elles
revêtaient pour les différentes parties prenantes. Avec le recul, on se rend compte que la « libération » qui a été proclamée il y a cinquante ans ne signifiait rien pour les anciens maîtres.
Elle n’a été, tout au plus, qu’une modalité de gestion du changement de rapport de force intervenu après la Deuxième guerre mondiale avec l’affaiblissement de nations coloniales européennes
épuisées par leurs rivalités et la montée en puissance d’acteurs comme les Etats-Unis et l’Union soviétique.
Le dire n’est pas dédouaner les Africains de leurs responsabilités.
Certes, la calebasse des indépendances était presque vide. Mais ont-ils eu le souci de la remplir ? Il aurait fallu pour cela qu’ils aient la conscience claire de l’enjeu, qu’ils donnent du
contenu à ce qui n’en avait pas. Qu’ils prennent au sérieux des concepts lancés de manière opportuniste par les anciens dominateurs. Malheureusement, ils ont raté le coche.
Quel regard les Africains ont-ils porté il y a cinquante ans sur
l’accession de leurs Etats à l’indépendance ? Quelle représentation avons-nous des concepts d’Etat, de nation et de souveraineté ? Les réponses à ces questions éclairent forcément le bilan du
Jubilé, cette année, de dix-sept pays africains (dont 13 anciennes colonies françaises).
Devenus indépendants quasiment au même moment, les pays « amis et
frères » d’Afrique, faibles numériquement et économiquement, n’avaient pas le choix s’ils voulaient exercer de manière large la souveraineté à laquelle ils accédaient. Ils devaient s’unir dans
les domaines très délicats de la défense, de la monnaie, des politiques agricoles et industrielles. Sans doute ont-ils une circonstance atténuante : les anciens maîtres, jamais vraiment partis,
ne l’auraient pas toléré. Mais l’excès de zèle que certains d’entre eux ont mis à la réfutation active du respect du principe de souveraineté des Etats des autres est injustifiable, même
rétrospectivement. Il a alimenté une « guerre civile permanente », créé une culture de la
suspicion et du nationalisme étroit qui continue d’entraver les initiatives d’intégration régionale non « parrainées » par les pays riches ou les ex-puissances coloniales.
A l’intérieur de chacun de nos pays, l’idée de Nation, d’abord imposée
au moyen du parti unique, a failli exploser presque partout dès le retour au multipartisme il y a vingt ans. A cet égard, le génocide au Rwanda est apparu comme un moment paroxystique.
Apprentis-sorciers de la « démocratie tribale », de nombreux hommes politiques ont travaillé à
saper les fondements du « pacte social », histoire de se créer des « tribus captives », bonnes à leur servir de « bétail électoral » ou de « chair à canon » dans
le cadre de conflits et rébellions dont les multinationales occidentales ont été – sont – les principales bénéficiaires. La compétition politique a aggravé le clientélisme. Dans plusieurs pays
qui fêtent cette année leur Cinquantenaire, les droits des citoyens sont assujettis soit directement à leur tribu, selon sa proximité avec celle du chef, soit à leur capacité à tisser des liens
dans l’entrelacs des réseaux qui ont privatisé l’Etat à leur profit. La manière dont on entre, sous nos cieux, dans l’administration, la police, la justice ou certaines grandes écoles, est un
symptôme inquiétant.
Si l’Etat ne songe même plus à être impartial, alors la rébellion se
justifie. Les révoltes de populations vivant au-dessus de richesses énormes, mais totalement oubliées dans le partage des rentes pétrolière ou minière, sur le modèle du « delta du Niger », sont
un signe de plus de l’échec patent de l’Etat africain postcolonial, mauvais négociateur, piètre redistributeur.
Sans administration, pas d’Etat véritable. Mais à quoi ressemblent les
administrations qui fêtent leur demi-siècle au même moment que les Nations africaines ? Le débat va s’animer parce que l’enjeu est politique. Mais dans ce domaine, depuis les indépendances, une
fonction publique dénuée de tout sens du bien public a désorganisé en profondeur ce que le colon avait laissé. Une fonction publique à ce point gangrenée par la corruption, y compris à ses
niveaux les plus élevés, qu’elle perd toute vigilance sur les enjeux centraux qui déterminent l’avenir.
Les différentes mafias publiques et privées règnent en l’absence de
moralité publique.
Trop occupée à jouir financièrement de sa capacité à tordre le cou à la
loi, pas assez consciente des contraintes et servitudes de l’Etat moderne, la bourgeoisie administrative née avec la décolonisation a cru avec naïveté que l’indépendance signifiait venir
s’asseoir à la place du « Blanc », et « manger » comme lui. Plus que lui. Y compris en sciant la branche sur laquelle elle était assise. Sans révolution mentale radicale, le premier siècle
africain pourrait être autrement plus morose que le demi-siècle que nous commémorons. Ce qui serait un incommensurable gâchis. Parce que, aujourd’hui plus que jamais, le continent a des armes
pour compter et peser sur le cours de sa destinée, voire de l’Histoire des hommes.
Une fois éteints les lampions de la grande fête du cinquantenaire, qui
s’étalera sur toute l’année 2010, une question se posera avec acuité : à quoi ressembleront les cinquante prochaines années ?
Une chose est sûre : cela fait très longtemps que l’Afrique n’a pas été
dans une position stratégique aussi favorable. Prise en otage pendant la guerre froide, puis délaissée par un Ouest trop pressé de venir au secours de l’Est, elle a repris de la «valeur»
notamment avec le réveil de la Chine et sa ruée sur les matières premières du continent.
L’Afrique est redevenue intéressante, et les livres « autorisés »
écrits sur elle en témoignent.
En 2003, le journaliste Stephen Smith, à l’époque plus célèbre
spécialiste de l’Afrique dans la presse française, publiait un livre devenu célèbre, Négrologie – Pourquoi l’Afrique meurt, auréolé du prix France Télévisions du meilleur essai.
Il décrivait le continent comme un « Ubuland, sans frontières, terre de massacres et de famines, mouroir de tous les
espoirs.
L’Afrique agonise,
quoi qu’en disent, une fois l’an, au creux de l’actualité, les optimistes forcenés des dossiers spéciaux sur l’Afrique qui bouge », assénait-il.
En mars 2010, Le Temps de l’Afrique, un livre rédigé par
Jean-Michel Severino, ancien directeur général de l’Agence française de développement (AFD), défend une thèse radicalement différente.
Dans son résumé, on peut lire : « Le XXIe siècle sera celui de l’Afrique. On la croyait vide, rurale, animiste, pauvre, oubliée du monde. Or, cinquante ans après les indépendances, la voici
pleine à craquer, urbaine, monothéiste. Si la misère et la violence y sévissent encore, la croissance économique y a repris ; les classes moyennes s’y développent à grande
vitesse.
Elle est désormais au
centre de nouveaux grands enjeux mondiaux. Bref, elle était «mal partie ; la voilà de retour – à grande vitesse. »
Ne nous y trompons pas. La belle promesse de prospérité qui s’offre à
l’Afrique ne sera qu’une occasion gâchée de plus si son élite se contente d’accumuler les nouvelles rentes minières et agricoles, de s’endetter et de consommer de manière frénétique. Nous devons
croire, au-delà des pétitions de principe énoncées trop souvent de manière mécanique, qu’une belle histoire collective peut s’écrire après ce que l’historien Achille Mbembe a appelé « le temps du
malheur ». Sans la foi qui soulève les montagnes, comment trouver l’énergie nécessaire pour relever les défis colossaux de la formation là où, cinquante années après l’indépendance,
ceux qui sont allés à l’école «des Blancs» sont trois fois plus nombreux à grossir le nombre des chômeurs – dans le cas spécifique de la Côte d’Ivoire – que les analphabètes ? Comment prendre le
risque d’ouvrir radicalement des systèmes fermés au profit de l’oligarchie, comment innover, étonner ?
« Les ennemis de
l’Afrique, ce sont les Africains », chantait, il y a plus de dix ans, Alpha Blondy. Avait-il raison ? Difficile de trancher de manière radicale, mais il est clair que,
dans notre manière de vivre, nos renoncements, notre cynisme ordinaire, nous montrons que nous sommes habités par un afro-pessimisme justifiant toutes les dérives par le principe du «
sauve-qui-peut ».
Si nous voulons fêter un beau centenaire, c’est contre ce syndrome
caché mais puissant de la démission, voire de l’autodestruction, que nous devons nous battre. Un syndrome très finement diagnostiqué par Célestin
Monga, intellectuel de haut niveau et décrit avec talent dans son livre Un Bantou à Washington, où il évoque dans un passage le Cameroun de sa jeunesse, qui reste le même
aujourd’hui. « Autour de moi, les familles étaient souvent déshumanisées par l'intériorisation de la conscience de la misère matérielle, ou
hantées jusqu'à l'obsession par le syndrome du dénuement. Fort logiquement, la fin justifiait les moyens. (...) Rechignant à faire l'inventaire du nationalisme et de ses obsessions
idéologiques, beaucoup de chercheurs restaient prisonniers d'une dichotomie stérile : soit ils concentraient leurs efforts à hurler leur dépit superficiel aux anciens colons français
notamment, soit ils ambitionnaient simplement de séduire et de mimer l'action de leurs anciens oppresseurs. (...) Le Cameroun m'apparaissait comme le miroir brisé de mes ambitions naïves, comme
le résumé d'une Afrique paralysée par un face-à-face tragique : d'un côté, l'hédonisme et le cynisme de la petite élite ayant réussi à tirer son épingle du jeu ;de l'autre, l'autopessimisme et le
nihilisme des personnes pauvres. (...) Les deux camps étaient cependant d'accord sur quelques urgences : la libération des désirs et la course effrénée aux plaisirs immédiats, à l'enrichissement
facile et à la prédation. »
Il faut changer de paradigme.
Le nouveau courrier d’Abidjan, éditions des 26, 27 et 28 mai 2010
*Théophile Kouamouo, directeur des rédactions.