Source : El Pais (Madrid) repris dans
le Courrier international n° 1039 du 30 septembre au 6 octobre 2010
L’ancienne colonie française, maltraitée par plus de dix ans de dictature, s’enfonce
dans la misère. Elle n’intéresse plus l’Occident, et sa population tente de survivre tant bien que mal.
L’horreur règne dans le service de pédiatrie de l’hôpital de Batangafo, en République
centrafricaine(RCA). Qussi, 29 ans, espère que Pamilla et Nguéra, ses jumelles de 1 an, survivront à la fièvre élevée et à la diarrhée – provoquées par le paludisme – qui ont conduit à leur
hospitalisation quatre jours plus tôt. Elle se rappelle encore que, deux ans auparavant, ses jumeaux de 5 mois sont morts dans ce même hôpital, des suites de la même maladie, tout ça parce qu’ils
n’avaient pas été traités à temps. A l’époque, elle avait recouru à la « médecine traditionnelle », et le traitement prescrit par le guérisseur avait retardé de plusieurs jours la prise
en charge médicale de ses enfants. A 600 kilomètres au sud de Batangafo, dans un hôpital de la ville de Boda, une cinquantaine d’enfants s’efforcent tant bien que mal de survivre à la
malnutrition. Une partie du personnel de ces deux hôpitaux appartient à Médecin Sans Frontières (MSF). La crise qui touche les pays développés ayant drastiquement réduit l’activité dans les mines
d’or et de diamants, les habitants de la région restent le ventre creux. Dans ce genre de situation, ce sont toujours les enfants qui souffrent le plus. Dans le nord du pays, près de la frontière
avec le Tchad, des centaines de familles construisent des cahutes dans un camp de déplacés improvisé, afin de passer la saison des pluies. Elles ont dû abandonner leur village après que les
forces armées centrafricaines (FACA) ont lancé des opérations pour arrêter les rebelles qui y font la loi depuis des années.
Cela n’a rien d’exceptionnel en République centrafricaine, pays oublié entouré
d’Etats rendus tristement célèbres par les conflits incessants qui les secouent : le Tchad au nord, le Soudan à l’est, le Cameroun à l’ouest ; le Congo RDC au sud. De nouveaux fléaux
frappent la RCA et ses 4,3 millions d’habitants (dont la moitié a moins de 18 ans) : la violence, les déplacements permanents de villages entiers, l’absence de système sanitaire et éducatif
décent, la corruption qui règne dans toutes les strates de la société, les épidémies de paludisme et de maladie du sommeil (transmise par la mouche tsé-tsé), la malnutrition…Bref, une situation
inextricable, jamais mentionnée dans les médias, dont le protagoniste principal fut Jean Bedel Bokassa – empereur de sinistre renommée, au pouvoir entre 1966 et 1979. Il a légué au pays un
système corrompu et violent, consolidé au cours des décennies suivantes par des coups d’Etat successifs qui ont amenés au pouvoir des militaires en quête de fortune. De la colonisation française,
il ne reste rien sinon la langue, quelques bâtiments qui tombent en ruine et les intérêts des entreprises hexagonales exportatrices de bois, d’uranium et de métaux précieux. Bangui, la capitale
est à l’image de la Centrafrique d’aujourd’hui. A deux heures du matin, son minuscule aéroport évoque une gare routière désertée. Il ne sert à rien d’essayer de faire la queue devant le
fonctionnaire en tenue camouflée chargé de vérifier les passeports : la centaine de voyageurs présents se ruent vers lui dans le but d’être les premiers à lui tendre leurs documents
officiels. Pendant ce temps, les bagages s’amoncellent au bout d’un tapis roulant qui avance au rythme nonchalant de l’Afrique, avant de les laisser tomber sur le sol de ciment. Bangui « la
Coquette » annonce un panneau à l’entrée de la ville. C’est le nom que lui ont donné les Français. On peut à peine le déchiffrer, car les rares réverbères qui fonctionnent encore sont
équipés d’ampoules bien peu puissantes. A cette heure, les 400 000 habitants de Bangui dorment, et le seul bruit audible est celui des générateurs qui alimentent la ville en électricité,
puisque son unique centrale ne fonctionne pas vingt-quatre sur vingt-quatre. Un bruit caractéristique de la nouvelle bande sonore des capitales des pays pauvres…
Batangafo décrite comme une ville, et il est vrai que près de 28 000 personnes y
vivent, dont plus de la moitié a moins de 18 ans. Elle ressemble toutefois plus à un terrain vague géant, sans électricité ni eau courante ni quoi que ce soit qui ressemble à une rue. Les huttes
de pisé aux toits de chaume se succèdent, et des centaines d’enfants à moitié nus vous accueillent d’un sourire éclatant. Ce qui tient lieu d’aéroport fait penser à une route de campagne
espagnole de quelques centaines de mètres : c’est tout juste assez pour permettre aux avions d’atterrir. Les seuls bâtiments qui ne sont pas faits de pisé sont la mairie, la sous-préfecture,
les sièges de quelques ONG et, bien sûr l’hôpital, formé d’un ensemble de bâtisses construites dans les années 1930 et qui se sont détériorées faute de moyens suffisants versés par les autorités
sanitaires. En 2006, la section espagnole de Médecins sans frontières était d’ailleurs chargée de la gestion du système de santé du pays.
Heurts avec les
rebelles
Le service de pédiatrie est plein à craquer. Et cela alors que nous ne sommes qu’à la
fin du mois d’avril : la saison des pluies, responsable de centaines de cas de paludisme, n’a pas encore commencé. Y sont hospitalisés 61 enfants, de quelques mois à 4 ans. Leurs pleurs sont
en sourdine, comme s’ils n’étaient pas destinés à être entendus.
Qussi Dorkas à 29 ans. Elle est assise sur l’un des lits entassés dans le
baraquement, un frêle bébé dans les bras. A ses côtés se trouve Justine, sa fille de 4 ans, qui tient dans ses bras un autre bébé. Il s’agit de Pamilla et Nguera, deux jumelles d’une dizaine de
mois, qui ont été piquées, probablement la même nuit, par des anophèles. Elles ont le paludisme et sont hospitalisées depuis quatre jours, souffrant de fièvre et de diarrhées. On voit saillir de
leurs bras squelettiques la perfusion par laquelle elles reçoivent leur traitement. « Je viens de
Batangafo. Mon mari m’a abandonnée il y a quelques mois, explique la jeune femme. Il y a quelques jours, mes filles sont tombées malades et cette fois, je suis tout de suite venue à l’hôpital. Je n’ai pas
envie de revivre ce que j’ai vécu il y a deux ans, lorsque mes jumeaux de 5 mois sont morts parce que j’avais attendu trop longtemps. »
Si, à partir de Batangafo, on roule deux heures sur la route de terre rouge, on
arrive au village de Kabo, le dernier que l’on puisse atteindre en toute sécurité. A partir de là, et jusqu’à la frontière avec le Tchad, l’armée régulière et les rebelles se livrent d’incessants
affrontements pour obtenir le contrôle de la zone. Selon le dernier compte-rendu du Bureau du représentant spécial du secrétaire général pour la protection des enfants dans les conflits armés, il
y aurait en RCA plusieurs groupes rebelles contrôlant chacun une zone. Tous pratiquent l’enlèvement et le recrutement d’enfants soldats. Des années durant, l’Armée pour la restauration de la
démocratie (APRD) fut le groupe le plus actif de la région de Kabo. Il est aujourd’hui en plein processus de désarmement et a libéré plus de cent enfants qui étaient retenus en otages depuis
plusieurs années. Ils ont l’air si inoffensifs quand ils font s’arrêter les 4x4 des ONG, inspectent l’intérieur du véhicule et les invitent à continuer leur chemin après avoir levé une
rudimentaire barrière en bois. L’Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR), elle aussi en plein désarmement, a aujourd’hui pratiquement disparu de la circulation. Deux groupes
demeurent en revanche très actifs : le FPR, un groupe de Tchadiens qui se comportent comme de véritables brigands et vivent en rackettant les véhicules qui croisent leur chemin ; et,
surtout, les forces démocratiques populaires de Centrafrique (FDPC). C’est d’ailleurs ces dernières que vise l’offensive des FACA. Le 25 mars 2010, les guerilleros des FDPC ont pris en otage un
groupe de représentants des Nations Unies venus négocier leur désarmement. Quelques jours plus tard, l’un d’eux était exécuté. Le conflit est monté d’un cran.
En avril, les FACA ont réuni les chefs des tribus de la région – de Kabo à la
frontière tchadienne – pour leur annoncer une offensive en bonne et due forme. Quiconque resterait dans la région serait considéré comme un complice des FDPC. En l’espace de quelques semaines, la
majorité des villages avaient été désertés. Entre 5 000 et 10 000 personnes avaient abandonné leur maison et fui précipitamment. L’histoire se répète. En 2008, pendant les affrontements les plus
violents opposant l’armée régulière aux forces rebelles, près de 12 000 personnes avaient dû quitter leur village et passer plusieurs mois dans des camps de déplacés. Beaucoup n’ont jamais
pu rentrer chez elles. Quand on arrive au camp, c’est l’étonnement. Le makoundi (chef du
village de Bokayanga, à 14 kilomètres au nord de Kabo, explique qu’il est arrivé une semaine auparavant avec les quelque 1 000 habitants dont il a la charge, et qu’ils ont dû partir en hâte.
« L’armée nous a dit un jour que nous devions quitter notre village sur le champ. Il est désormais
désert et nous ne savons pas quand nous pourrons y retourner. Alors que ça faisait déjà des mois qu’on était obligé, chaque jour, de fuir dans les champs à cause des affrontements entre l’armée
et les rebelles. » Augustine Dienba a 64 ans et 12 enfants. Son mari, agriculteur, est resté près du village où ils habitaient auparavant et se nourrit de manioc pour survivre.
Il les rejoindra bientôt. Après avoir erré deux jours durant, ses enfants à ses côtés, Augustine est finalement arrivée dans ce camp le 17 avril. Elle a construit une cabane en bois.
« Des mois difficiles nous attendent, explique-t-elle. Maintenant, on sait ce que c’est. On a déjà passé plus d’un an ici, en 2008. » Médecins sans
frontières a donné deux kits de survie à Augustine et sa famille afin qu’ils puissent s’installer dans le camp. Chacun contient une grande bâche faisant office de toit, deux couvertures, deux
moustiquaires, dix mètres de corde, une natte, un pain de savon, quatre assiettes, quatre verres, quatre fourchettes, quatre cuillères, un couteau, un bidon d’une capacité de vingt litres et un
sac. C’est tout ce qu’ils possèdent. Mais ils sont convaincus que les Nations unies feront à un moment donné des distributions alimentaires. Le sud de la RCA a longtemps été une région riche.
Cette région frontalière du Cameroun et du Congo regorge d’or et de diamants et exporte du bois vers les pays voisins. A 2àà kilomètres au sud de Bangui se trouve Boda qui, avec ses 25 000
habitants, est la ville la plus importante de la région. C’était auparavant une sorte d’îlot de prospérité au milieu de la pauvreté. Il y avait même l’électricité. Puis, l’Europe et les
Etats-Unis sont entrés en récession, et le marché du diamant s’est effondré du jour au lendemain. Les prix ont non seulement diminué de plus de la moitié, mais la demande elle-même a baissé. La
plupart des mines ont fermé, et elles qui fonctionnent encore aujourd’hui tournent au ralenti.
De minuscules diamants
Personne à Boda ne veut évoquer le sujet. Tout le monde sait que les diamants ont
permis la création et le développement de la ville. Aujourd’hui, cependant, ils n’apportent même plus le pain quotidien. Des centaines de jeunes ayant abandonné l’école déambulent dans les rues,
en quête de travail, et des familles entières sont durement touchées par la disparition de la poule aux œufs d’or. Les mines, à ciel ouvert, font penser à une immense flaque d’eau et de boue, où
200 ouvriers s’affairent tels des fourmis, déplaçant par pelletées la terre d’une flaque à une autre. Sur les hauteurs se trouve une espèce d’abri, une natte posée au sol, sur laquelle sont assis
trois Arabes qui donnent des ordres aux surveillants. Le travail est dur. Très dur. Comme l’énorme trou de boue se trouve à une cinquantaine de mètres du lit du fleuve, de l’eau jaillit du sol à
chaque pelletée. La réside la difficulté. Il faut délimiter des petites parcelles d’eau, à environ 5 mètres de profondeur, dans lesquelles on crible les pierres pour chercher les minuscules
diamants. Samuel ne doit pas avoir plus de 15 ou 16 ans, bien qu’il affirme en avoir 18. Il vient de sortir de la mine et s’apprête à se reposer un peu. Seulement vêtu d’un maillot de bain
moderne et moulant, il tend sa pelle à celui qui prend le relais. « Le travail est très dur mais au moins c’est un travail, et on est
payé, affirme-t-il. Je ne peux venir ici qu’une semaine par mois au plus, et je gagne 1000 F
CFA par jour (environ 10 euros par semaine). Cela me permet d’aider ma famille. Je ne sais pas à quoi ressemblent les diamants. Je n’en ai jamais vu. La plupart d’entre nous se contentent de
creuser, sans s’arrêter. D’autres viennent ensuite, des personnes de confiance qui cherchent les diamants dans la zone délimitée. Quant à nous, nous creusons, nous nous reposons un peu et nous
nous remettons au travail. Si nous nous arrêtons, nous sommes virés. Mais je peux m’estimer heureux : à chaque fois qu’ils m’embauchent, je gagne quelques milliers de
francs. »
Javier Ayuso