Bernard Kouchner
07 Juillet 2010 Par Pierre Puchot
· «Marginalisé», « dépecé», «sinistré»... En marge de l'affaire Woerth-Bettencourt, c'est Bernard Kouchner et le ministère des affaires étrangères qui se trouvent pris dans la tourmente depuis le début de la semaine. En 2010, le Quai d'Orsay serait un «ministère sinistré», au sein duquel les diplomates se trouveraient plongés dans le «désarroi le plus total». C'est tout cas ce qu'explique l'écrivain Jean-Christophe Rufin, que Nicolas Sarkozy avait nommé ambassadeur de France à Dakar en août 2007 (fonction qu'il vient de quitter) dans un entretien accordé au journal Le Monde du 6 juillet.
«D'un côté, estime-t-il, il y a un Quai d'Orsay qui sert de vitrine à la fois people et morale, et, de l'autre, une realpolitik faite par-derrière et par d'autres. M. Kouchner a réorganisé le ministère des affaires étrangères à la manière d'une organisation non gouvernementale. Le Quai d'Orsay est aujourd'hui un ministère sinistré, les diplomates sont dans le désarroi le plus total, car ils ne se sentent pas défendus.»
Joint par Mediapart, l'ancien directeur Afrique du Nord/Moyen-Orient au Quai d'Orsay de 1999 à 2002 (sous Hubert Védrine), et ancien président du conseil des affaires étrangères, Yves Aubin de la Messuzière, confirme. «Le ministère est aujourd'hui en état de dépression. Beaucoup de jeunes s'interrogent sur leur avenir au sein du ministère, c'est extrêmement grave. Il y a donc une démobilisation de tout le réseau diplomatique», ajoute ce diplomate, qui a également fait partie de la commission du livre blanc présidée par Alain Juppé, devant préparer la réforme du fonctionnement du ministère des affaires étrangères, remis en 2008 à Bernard Kouchner.
Les critiques sur l'affaiblissement du Quai d'Orsay visent directement l'actuel ministre, Bernard Kouchner. Dans l'entretien, Jean-Christophe Rufin affirme que «M. Kouchner a créé une Direction de la mondialisation au titre ronflant, qui laisse entendre que la France peut régler les problèmes du monde. Mais quand vous pénétrez dans les bureaux, vous découvrez deux personnes sans aucun moyen, supposées lutter par exemple contre le réchauffement climatique!».
Devant l'Assemblée nationale, Bernard Kouchner a répondu à Jean-Christophe Rufin: «Qu'il y ait des influences contradictoires, je le sais. Lui aussi et c'est pour ça que je me réjouissais de travailler avec lui.» Le ministre a par ailleurs salué «l'action de cet ambassadeur à Dakar», estimant cependant que cela ne donnait pas à Jean-Christophe Rufin un droit de regard sur les nominations et pas davantage de critique sur un successeur.
Une défense battue en brèche par l'ancien directeur Afrique/Moyen-Orient du Quai d'Orsay, Yves Aubin de la Messuzière, qui estime que
«le véritable ministre des affaires étrangères, c'est le secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant. De ma longue expérience au ministre des
affaires étrangères, c'est la première fois que je vois un secrétaire général suivre d'aussi près tous les dossiers sensibles, marginalisant le ministre alors même qu'il y a eu autrefois des
diplomates secrétaires généraux, comme Jean-François Poncet, ou Hubert Védrine, qui suivaient les affaires étrangères, mais sans s'impliquer directement, sans faire autant de
déplacements». Élément supplémentaire, qui indique bien que les décisions importantes ne sont pas prises au Quai: la suppression sans cérémonies du poste de secrétaire d'Etat à la
coopération (officiellement confié au ministre de tutelle, Bernard Kouchner) après le départ d'Alain Joyandet ce week-end.
Alors qu'il vient de quitter son poste à Dakar, Jean-Christophe Rufin s'est également attardé dans son texte donné au Monde sur la gestion des affaires africaines: «Ces dernières années, un mode de gouvernance particulier s'est construit: les affaires africaines les plus sensibles sont tranchées par Claude Guéant, qui est un préfet et n'a pas une connaissance particulière de l'Afrique. Dans ce domaine qu'il s'est réservé, le secrétaire général de la présidence agit d'autant plus librement qu'il n'en répond ni devant l'Assemblée ni devant le gouvernement. Il dépend du seul président de la République, dont j'ignore s'il est complètement informé des initiatives de son collaborateur.»
Là encore, Yves Aubin de la Messuzière, ancien ambassadeur au Tchad de 1991 à 1995, abonde dans son sens: «J'ai pu observer le fonctionnement des réseaux français en Afrique, qui se sont effectivement reconstitués aujourd'hui, affirme-t-il. Lorsque Nicolas Sarkozy est arrivé à la présidence, il a pris la décision de supprimer la cellule africaine. Sur le papier, Jean-David Levitte a aujourd'hui autorité sur le responsable de la politique africaine, André Parant. Mais, de facto, s'est reconstituée une cellule africaine avec le secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant, et le fameux Robert Bourgi, qui est dans les réseaux depuis l'époque Jacques Foccart. Cette cellule non officielle complique le jeu diplomatique et marginalise le Quai d‘Orsay.»
Alain Juppé et Hubert Védrine
La critique aurait pu s'arrêter là. Mais dans un second texte intitulé «Cessez d'affaiblir le Quai d'Orsay!» publié le même jour par Le Monde, deux anciens ministres des affaires étrangères, Alain Juppé et Hubert Védrine, mettent en lumière les coupes budgétaires dont le ministère fait l'objet: «Cet affaiblissement disproportionné va encore s'aggraver du fait d'une revue générale des politiques publiques aveugle (RGPP, dont le détail est disponible ici), qui souvent supprime d'une façon rigide ce qu'il faudrait absolument garder. De plus, le ministère des affaires étrangères va devoir encore, jusqu'en 2013, supprimer trois emplois sur quatre départs en retraite, soit plus que la règle générale d'un sur deux.»
En réponse à l'interpellation de deux anciens
ministres, Bernard Valero, le porte-parole du Quai d'Orsay, a admis lors d'un point presse que si «l'adaptation du ministère aux nouveaux défis et acteurs sur la scène internationale se faisait dans un contexte budgétaire contraint, très difficile»,
l'administration était «dans cet effort permanent de recherche d'économies». En clair, outre la RGPP, le ministère a été amputé en 25 ans de 20% de ses moyens financiers.
«Les autres grands pays ne détruisent pas leur outil diplomatique: les effectifs du département d'Etat américain augmentent de 4% à 5% par an, poursuivent Alain Juppé et Hubert Védrine, respectivement ministre des affaires étrangères d'Edouard Balladur (1993-1995) et de Lionel Jospin (1997-2002). Ceux du Foreign Office sont désormais supérieurs aux nôtres. Les pays émergents, pour leur part, construisent et consolident rapidement leur réseau: le Brésil, sous le président Lula, a ainsi ouvert une trentaine d'ambassades. Le service diplomatique européen, auquel nous devrons en plus fournir des diplomates pour assurer notre influence en son sein, ne remplira pas la même fonction.»
Pour Yves Aubin de la Messuzière, actuel président de la Mission laïque française, les auteurs des textes auraient même pu aller plus loin: «Dans le domaine de l'action culturelle, véritable valeur ajoutée de la diplomatie française, le risque est aujourd'hui d'assister à une phase de repli. Notre réseau était sans doute le plus performant, grâce à cet ensemble d'instituts culturels et d'alliances françaises, mais aussi de 461 établissements scolaires avec 250.000 élèves, aujourd'hui menacés par une mesure démagogique, la gratuité accordée aux ressortissants français, qui va coûter 700 millions d'euros par an. Nous recevons dans ces établissements environ 50% de nationaux et d'étrangers auxquels on demandera de payer plus cher, avec un effet d'éviction certain, puisqu'il y a de moins en moins de places.» La création toute proche d'une grande «agence culturelle», qui gérerait l'ensemble des centres et instituts culturels français dans le monde, participerait, pour Yves Aubin de la Messuzière, du «dépeçage» du ministère, après l'externalisation il y a deux ans, de l'audiovisuel extérieur de la France (AEF) – la holding qui chapeaute France 24, RFI et TV5 Monde.
Pour le diplomate, ce qui se joue, c'est l'affaiblissement de la diplomatie française, vingt ans tout juste après la
déclaration de Venise, l'un des textes importants initiés par la
diplomatie française sur le Proche-Orient. «Tout remonte directement à l'Elysée, les initiatives du Quai d'Orsay sont totalement ignorées,
assure-il. Et, de fait, sur la question Proche-Orient, il n'y a plus aujourd'hui de vision française. Nous sommes beaucoup plus dans des réactions concertées autour de Nicolas Sarkozy, par
rapport aux événements, comme lors de la guerre à Gaza ou l'affaire géorgienne. On est en permanence dans la gestion de crises, rarement dans l'anticipation. L'initiative manque, et nous sommes
beaucoup moins sur le terrain.»
Autre illustration du surplace de la diplomatie française, l'Union pour la Méditerranée. Phare de la politique étrangère de Nicolas Sarkozy, inauguré en grandes pompes en juillet 2008, l'UPM se trouve dans une totale impasse. Le dossier a finalement été repris par l'Espagne, présidente de l'Union européenne au premier semestre 2010.
Mercredi 7 juillet, une autre affaire est revenue sur le devant de la scène, celle du potentiel conflit d'intérêts entre le ministre des affaires étrangères, et sa femme, Christine Ockrent. En récupérant la coopération, Bernard Kouchner est désormais chargé de la supervision de l'Audiovisuel public extérieur dont sa compagne Christine Ockrent est la directrice générale depuis mars 2008.
Interrogé à la sortie du conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement Luc Chatel a indiqué ne voir aucun «conflit d'intérêts» entre la position de Bernard Kouchner et les fonctions de Christine Ockrent. Le porte-parole du Quai d'Orsay a précisé que cette holding «figure, selon les termes de la loi du 5 mars 2009, parmi les missions du ministre de la culture et de la communication» et que son budget était géré par ce ministère.