08 Décembre 2010 Par François
Bonnet Ludovic
Lamant Mediapart
Au moment où la Côte d'Ivoire menace à nouveau de basculer dans la guerre civile, France-2 a l'heureuse idée de diffuser ce jeudi soir un vaste documentaire qui
revisite un demi-siècle d'histoire entre la France et ses anciennes colonies africaines. Cinquante ans après les indépendances africaines, abondamment célébrées cette année, que reste-t-il de nos
relations avec nos quatorze anciennes colonies? Réalisé par Patrick Benquet, avec Antoine
Glaser comme conseiller historique, ce documentaire est bien plus que l'effeuillage d'un vieux livre d'histoire.
Sa force est d'avoir convaincu un certain nombre d'acteurs français, jusqu'alors muets ou taiseux, de parler. «Françafrique, 50 années sous le sceau du secret»
mérite ainsi son titre tant il parvient à dévoiler certains épisodes ou à en faire confirmer d'autres par les acteurs eux-mêmes.
Le fil conducteur est le pétrole, ou plutôt l'ex-groupe Elf, enjeu principal d'une politique africaine pour laquelle la France, par ses fameux réseaux
Foccart, est prête à tout pour conserver une tutelle incontestée sur ses anciennes colonies. Régimes fantoches, dirigeants sous contrôle,
ingérences dans les pays concurrents en finançant guerres et rébellions: ce paysage est largement connu. Mais il est ici précisément documenté.
Donnant largement la parole aux acteurs français qui ont construit la Françafrique, Patrick Benquet en tire
également le bilan. Qu'en reste-t-il aujourd'hui? Pas grand-chose, sauf des réseaux d'affairisme et de corruption qui perdurent envers et contre tout, et des chasses gardées pour quelques grands
groupes français (Bolloré, Bouygues, Areva). Mais l'essentiel est à faire: définir une politique nouvelle et de long terme avec des Etats
qui n'ont désormais plus – ou bien moins – besoin de Paris. Nicolas Sarkozy s'y était engagé. Il ne l'a pas fait, préférant redonner la main
aux reliquats des anciens réseaux. C'est un échec, un de plus, face à un continent noir qui entre pleinement dans le développement et la mondialisation.
Entretien avec Patrick Benquet et Antoine
Glaser.
Deux acteurs clés de la Françafrique s'expriment à visage découvert: Maurice
Delaunay, longtemps ambassadeur de France au Gabon, et qui organisa la montée en puissance d'Omar Bongo, et Jacques Salles, chef des services français au Zaïre puis au Gabon. Ils n'avaient jamais
parlé auparavant?
Patrick Benquet: Non, jamais. Ils ont accepté de s'expliquer parce que, pour eux, ces histoires
sont prescrites. Pour Delaunay, j'ai eu l'impression qu'il me livrait son testament, il est d'ailleurs mort un mois après notre dernier
entretien. Nous nous sommes rencontrés. Il a eu du plaisir à parler. J'avais dix pages de questions. Il a balancé, balancé. C'est, je crois, son testament face à l'histoire. Pour lui, tout cela,
c'est-à-dire le rôle de la France dans ses anciennes colonies, c'est normal. Maurice Delaunay est le prototype du fonctionnaire de la raison
d'Etat.
Antoine Glaser: Pour Maurice Delaunay et
beaucoup d'autres, c'est une vieille histoire. Ils sont tellement dans le bain, avec une sorte de cynisme... Ils racontent les coulisses, benoîtement. Ils pensent que la période est terminée. Ce
sont des patriotes, tous sur la ligne de Jacques Foccart: il s'agit de défendre la France et ses intérêts. Ils sont des hauts fonctionnaires
qui croient à cette période de communauté de destin entre la France et l'Afrique. Ils croient à ce qui demeure une politique coloniale assimilationniste, il faut créer des gens à notre image!.
L'Occident a confié à la France, donc à eux, la lutte contre les Soviétiques dans cette partie de l'Afrique, ce qui ne doit d'ailleurs pas empêcher la France de contrecarrer les intérêts
anglo-saxons, d'où la guerre du Biafra, par exemple.
Pourtant, la période n'est pas vraiment terminée... Jacques Salles nous raconte une scène où Omar Bongo brasse dans sa suite d'hôtels à Paris des sacs de sport
remplis d'argent liquide! Et il sous-entend clairement un financement massif d'élus français, parle aussi «d'enrichissement personnel». Puis il s'agit de la campagne présidentielle de Nicolas
Sarkozy, en 2007. Kouchner est mis en cause (un rapport acheté 140.000 euros la page par le gouvernement gabonais), des directeurs de cabinets de ministre... Là, il n'y a pas prescription!
Pourquoi vous n'en dites pas plus?
AG: Moi-même j'étais scotché! Lorsque Albin Chalandon, ancien président de Elf, lorsque la secrétaire de
Mitterrand ainsi que Loïc Le Floch Prigent, lui aussi à la tête du coffre-fort Elf,
nous racontent comment le groupe pétrolier a financé la politique française, cela nous semble une vieille histoire. Pour Nicolas Sarkozy,
voir l'un de ses «conseillers» africains, l'avocat Robert Bourgi démentir tout financement extérieur, c'est dans l'ordre des choses mais
évidemment plus sensible. Surtout quand il explique que oui, bien sûr, il y avait des financements lors des présidences précédentes, mais que brusquement, lorsque l'on parle de celui qui est en
poste aujourd'hui, il n'y a plus de financements! Je trouve cela excellent.
Tout le monde se marre et Bourgi répond aussi par un “Ça m'amuse” lorsqu'on lui parle de la cooptation des
ministres du gouvernement par Omar Bongo en personne... Quel cynisme!
Il y a ce passage où Bourgi dit: pas un centime n'est venu de l'étranger pour financer la campagne de Sarkozy. Le plan d'après, vous expliquez que Pascaline Bongo
et le ministre des finances gabonais étaient au premier rang du lancement de la campagne de Sarkozy, en janvier 2007.... On reste un peu sur notre faim.
PB: Tout le personnel politique le sait, mais personne ne le dit comme cela. Quand je pose la question à Bourgi, je connais déjà la réponse... Mais je ne peux pas faire plus. Ces gens ont occupé des postes importants, ils ont autorité pour parler, et ils
prennent la responsabilité de dire ce qu'ils disent.
Revenons à la guerre du Biafra, une tragédie qui fait un million de morts dans cette province sécessionniste du Nigeria. L'implication si directe et si forte de la
France était-elle connue?
AG: Elle était connue, mais il n'y avait pas de preuves et elle n'avait jamais été racontée par les acteurs... Tout le monde savait que la base arrière de soutien
à la rébellion était vraiment à Libreville, tout le monde savait que Bob Maloubier avait été utilisé, que des armes étaient livrées tous les
jours depuis le Gabon. Mais l'activisme des hommes de Foccart n'avait jamais été raconté de cette façon-là. Ce qui mériterait une enquête supplémentaire serait de savoir précisément le partage
des responsabilités entre de Gaulle, Foccart et Houphouët-Boigny, sur le Biafra.
Est-ce Foccart qui a appuyé pour que la France aille contrer les Britanniques? Est-ce Houphouët-Boigny qui craignait l'émergence d'un grand Nigeria et voulait que la Côte d'Ivoire reste le centre de l'Afrique de
l'Ouest?
PB: C'est, je crois, la force du film: ne donner la parole qu'à des acteurs, pas à des spécialistes. Et du côté
français, pas du côté africain. Ces choses-là ont été écrites dans des livres. Mais c'est la première fois que Loïc Le Floch-Prigent (PDG
d'Elf de 1989 à 1993) dit oui, j'ai financé telle guérilla, j'ai financé l'armée d'Angola, j'ai financé l'armée de Sassou,
etc.
Pourquoi les implications françaises dans le Biafra ont-elles été si peu
étudiées jusqu'à présent?
AG: Parce qu'il n'y a rien de fait du côté africain. Et parce que tout s'est décidé de manière informelle, par oral. Foccart n'était pas un stratège, c'était un opérationnel: nommer les gens, coopter des francophiles, défendre les intérêts français. Mais il n'y a pas de
stratégie globale. Et parfois, ça dérape. La Françafrique, c'est très basique, ça ne va pas très loin. Ce sont des opérationnels. On ne parle jamais de la Grande muette, mais les militaires ont
pesé eux aussi dans la politique africaine de la France. Si l'on reprend l'affaire du Rwanda, on voit l'importance des généraux Huchon,
Quesnot, et d'autres.
Pour vous, la Françafrique, c'est pour le pétrole et rien que pour le pétrole?
AG: Ce n'est pas aussi net et clair. C'est l'énergie. De Gaulle, c'était le pétrole. Sarkozy,
l'uranium.
PB: Il faut ici parler du documentaire. Le danger du documentaire historique pour la télévision, c'est l'exhaustivité. Donc, nous avons choisi un axe, et l'axe
énergétique est le plus important dans cette affaire, car l'angoisse de De Gaulle est le pétrole. Cela m'a ensuite permis de faire des choix
parmi 14 colonies, 50 ans d'histoire, etc. L'idée du film est de montrer la cohérence de la Françafrique. Pour cela, il faut faire des choix, presque construire une dramaturgie. On a par exemple
eu beaucoup de mal à insérer la Côte d'Ivoire dans le récit, alors que c'est un pays décisif pour la Françafrique.
L'autre surprise, c'est comment l'affaire Elf bouscule l'ensemble de la politique africaine. On a toujours vécu
l'affaire Elf comme une affaire franco-française...
AG: Elf est au cœur de la Françafrique. Et, en termes géographiques, ce cœur, c'est le Gabon, avec Omar Bongo au pouvoir pendant plus de 40 ans ! Ce qui est passionnant, c'est qu'avec l'affaire Elf se produit une inversion des rapports de force. Avec ce
scandale, Omar Bongo reprend la main sur un certain nombre de ses obligés français. L'affaire Elf est fondamentale dans les relations
franco-africaines. Omar Bongo était le doyen de cette Françafrique, il était l'homme des services rendus, de la défense des intérêts
français. Bongo se rend indispensable. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'il explose des années plus tard avec les enquêtes judiciaires sur
les «biens mal acquis», les investissements divers de dictateurs et chefs d'Etat à Paris. Comment, pense Bongo, je donne tout à ces
Français, et ils me font cela!
Votre thèse est que la Françafrique s'est effondrée. Est-ce que vous ne l'enterrez pas un peu vite quand on
découvre qu'Omar Bongo donne son aval à tel ou tel ministre français?
AG: Parler de la Françafrique maintenant, par rapport à ce qu'elle a été sous la guerre froide, c'est anachronique. La
Françafrique de la guerre froide était un système totalement intégré, politique, militaire, financier. La France cooptait des hommes, plaçait des adjudants chefs qui avaient servi en Indochine ou
ailleurs. Je parle de la Françafrique comprise comme une communauté de destin entre la France et l'Afrique, où la France défendait les intérêts de l'Occident.
Par rapport à ce système intégré, une grande France assimilationniste et une monnaie commune via le franc CFA, ce que
l'on appelle aujourd'hui les turpitudes de la Françafrique, c'est plutôt ce que j'appellerais l'Afrique des happy few. On voit bien d'ailleurs comment les
missi dominici sont aussi souvent activés par des dirigeants africains que depuis Paris.
Tout de même, l'élection du fils Bongo (élections truquées, la France soutient), élection au Togo (truquée, la
France appuie)... La France n'a peut-être plus la possibilité d'imposer ses choix, mais elle est toujours dans les couloirs?
PB: Bourgi n'est pas Foccart. Bourgi est un avocat d'affaires qui travaille pour Bongo. Foccart était un service d'Etat! Ce ne sont plus les mêmes motivations. La Françafrique est moribonde, mais il reste des liens. C'est pourquoi je termine
le documentaire par les francs-maçons et les liens entre loges françaises et loges africaines.
Est-ce aussi parce que les pays émergents qui débarquent en Afrique concurrencent la France sur son ancien pré
carré?
AG: Absolument. Depuis la chute du Mur de Berlin, les Etats-Unis, d'autres pays européens et les émergents concurrencent
le pré carré français. Des Singapouriens prennent des hectares de palmiers au Gabon!
Les vrais représentants de la Françafrique ne sont-ils pas, aujourd'hui, les patrons des grands groupes
français, Bouygues, Bolloré, Areva?
AG: Si on prend l'exemple de Laurent Gbagbo, en Côte d'Ivoire, il
a très bien compris qu'il pouvait jouer sur la fibre nationaliste, être l'homme qui dit non à la France et, dans le même temps, se servir des grands groupes français pour faire de la diplomatie
d'influence. Il met Nicolas Sarkozy en stéréo avec Martin Bouygues et Vincent Bolloré, qui sont les deux plus gros poids lourds français en Côte d'Ivoire. Bien sûr que les hommes d'affaires ont une grosse
influence.
PB: Sarkozy est un VRP qui parcourt l'Afrique pour les groupes français.
Et si Bolloré était aujourd'hui le vrai représentant politique de la France?
AG: Il demeure bien sûr une défense des intérêts français en Afrique. Mais Nicolas Sarkozy, c'est le CAC 40: il fait 17 heures d'avion pour se rendre à Luanda signer un contrat Total. Il va au Niger et en RDC avec Anne Lauvergeon, PDG d'Areva, il va à Brazzaville pour installer Bolloré, etc. Nicolas Sarkozy a
peur de l'Afrique. Sa seule ligne est le business. En déplacement avec Anne Lauvergeon, Sarkozy n'est pas le président de la France, mais le
patron d'Areva.
Est-ce qu'il y a eu des hésitations, à France-2, pour passer ce documentaire?
PB: Non. Aucune. Les Africains ont réagi en premier. Au Gabon, ça met la pagaille. L'extrait diffusé sur Internet, où
est expliqué comment l'élection d'Ali Bongo a été truquée, fait du bruit. L'opposition s'est déjà emparée du documentaire.
La première partie est diffusée jeudi 9 décembre, à 23h10, sur France-2.
La seconde partie est diffusée jeudi 16 décembre, dans la soirée, sur France-2.
Sortie en DVD le 2 décembre.
Françafrique : visite du pré carré africain de la
France
Par David
Servenay | Rue89 | 08/12/2010 | 19H17
Comment montrer la Françafrique ? Le pari est toujours audacieux. Le réalisateur Patrick Benquet s'y essaie, jeudi soir, sur France 2, dans « Françafrique, cinquante années sous le sceau du secret ». Avec des petites perles
et quelques clichés, le tour d'horizon ravira les néophytes, mais pourra aussi décevoir les spécialistes ès barbouzeries continentales.
Le réalisateur Patrick Benquet semble plutôt appartenir à la première catégorie,
tandis que son conseiller historique, Antoine Glaser, rédacteur en chef de La Lettre du continent, fait sans aucun doute partie
de la seconde. L'attelage est parvenu à produire deux films de 80 minutes bien articulés, où la continuité historique de certaines pratiques clandestines est habilement mise en
images.
S'il appartient au monde des profanes, le spectateur se délectera d'épisodes mis en exergue depuis la période des indépendances.
La mort de l'opposant camerounais Félix Moumié
(empoisonné par un réserviste du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) à Genève en 1961), par exemple, permet de comprendre jusqu'où la République était prête à aller pour
préserver ses intérêts.
Là encore, les experts n'apprendront rien, mais le récit fait par Maurice
Delaunay, éminent membre du clan des Gabonais et des services secrets, vaut son pesant de cynisme. (Voir la vidéo)
Si le spectateur est déjà initié au jeu des masques et de la politique africaines, on retiendra, dans la première
partie, intitulée « La Raison d'Etat » :
L'aveu de Maurice Delaunay (ambassadeur au Gabon, puis cadre
d'Elf) à propos de l'assassinat de Moumié : « Il y a des moments où la politique passe avant la morale. »
Celui d'Albin Chalandon (PDG d'Elf de 1977 à 1983) à propos du
régime congolais de Sassou I, époque marxiste : « Il vaut mieux avoir un régime communisant stable que des régimes comme on a eu
après -républicains, calqués sur notre République, nos mauvaises méthodes politiques-qui étaient tout le temps renversés. C'est pire que tout pour des industriels. »
Le récit circonstancié de Pierre Marion, patron de la DGSE
(1981-1982), qui malgré la « purge » d'une trentaine d'agents au sein du service, ne parviendra pas à éradiquer l'influence des réseaux Foccart
Comment Elf
finançait la campagne du candidat Mitterrand
Dans la seconde partie du documentaire, « L'Argent roi », le spectateur pourra s'attarder sur le témoignage de
Laurence Soudet (l'une des plus proches collaboratrices de François Mitterrand) racontant comment, dès l'élection présidentielle de 1965,
elle alla chercher au siège d'Elf la « valise » de billets permettant de financer la campagne électorale du candidat socialiste. Exercice régulièrement répété jusqu'à la victoire de
1981. (Voir la vidéo)
Dans cette seconde partie du film, qui sera diffusée jeudi 16 décembre, les amateurs apprécieront
aussi :
Les rodomontades de Robert Bourgi, l'avocat entremetteur des chefs d'Etat africains, expliquant comment
El Hadj Omar Bongo (son client) transmet en 2002 à Jacques Chirac sa sélection
personnelle pour le futur gouvernement Raffarin.
Le récit outré de Jacques Sales, ancien chef de poste de la DGSE à Libreville, qui narre les turpitudes
de Bernard Kouchner, payé par Bongo pour un rapport à hauteur de « 140 000 euros la page pour dire que le système de santé ne marche pas au Gabon », audit que
l'Agence française de développement aurait fait gratuitement…
Navigant entre des épisodes déjà très connus et quelques perles rares, le film ne parvient pas toujours à donner du sens
à ce qu'on appelle la Françafrique : la mainmise à la fois militaire, juridique et économique de la France sur son pré carré africain. Une présence qui perdure bien après les indépendances
des années 60 et cela grâce à l'influence de l'action clandestine.
Sur ce dernier point, retenons le constat que les fameux réseaux Foccart, transformés mais toujours très actifs, ont de beaux jours devant eux. Un constat sur lequel Antoine
Glaser a parfois varié. Le point d'arrivée du film fait de l'actuel président de la République française « le représentant de commerce attentionné des grands groupes industriels », une conclusion qui peut paraître un peu univoque.
► « La Françafrique, cinquante années sous le sceau du secret » - Diffusé en deux parties,
jeudi 9 décembre à 23h10 sur France 2, puis jeudi 16 décembre, sur la même chaîne.