L'AFRIQUE RÉELLE - N°70 - OCTOBRE 2015
Décidée fin 2013 et déclenchée début 2014 par François Hollande, l'opération Sangaris n'avait pas pour but de régler la question centrafricaine, mais simplement de s'interposer entre les factions afin de faire cesser les massacres. Ce fut le péché originel. Au lieu de désigner l'ennemi, à savoir la Séléka, les ordres donnés à l'armée française furent en effet de jouer les « bons samaritains ». Aujourd'hui, alors que le désengagement français s'achève, aucun des problèmes qui se posaient avant le lancement de l'opération n'a été résolu, comme en témoignent les violences ethnoconfessionnelles du 26 septembre à Bangui qui ont fait plusieurs dizaines de morts.
LES SPÉCIFICITÉS DU CONFLIT CENTRAFRICAIN
Ethno-politique au départ, le problème centrafricain est devenu ethno-religieux. Il a ensuite évolué vers un gangstérisme généralisé alimenté par le trafic de diamants.
La RCA n’a ni unité géographique, ni humaine. Quadrilatère de 623 000 km2, le pays est très divers au point de vue climatique. La végétation y est diversifiée et pré- sente de grandes différences entre le nord sahélien, les savanes, la forêt méridionale et les régions du fleuve. Ces immensités sont sous-peuplées. Divisée en plusieurs dizaines d'ethnies, la population est estimée à 4.500.000 habitants inégalement répartis, d’immenses zones étant des déserts humains. Totalement enclavée, la RCA est tributaire pour ses relations commerciales de Pointe-Noire, à plus de 1800 km par le chemin de fer Congo-Océan et par les fleuves Oubangui et Zaïre qui ne sont pas toujours navigables. Quant au port de Douala, il est situé à 1500 km par la route (carte page 7). Le trafic des diamants alimente la guerre même si, à l'origine : « Il n'existe pas de corrélation entre les zones d'extraction de diamants et celles où des rébellions se sont formées. En 2005, des rebelles ont pris les armes au Nord-Ouest où il n'y a pas de diamants, alors qu'il n'y a eu aucune activité insurrectionnelle dans le Sud-Ouest, pourtant riche en diamants ». (Crisis, 2010, page 16).
Les origines du conflit se situent dans le passé. Dans le dernier quart du XIXe siècle, les esclavagistes musulmans venus du nord constituèrent en effet une marche frontière religieuse et commerciale. Elle devint une sorte de protectorat, le bilad el Kouti ou Dar Kouti littéralement la « terre des esclaves », qui vécut dans la dépendance du royaume tchadien de Ouaddaï et du Soudan. Ravagés par les raids esclavagistes, l'est et le centre de l’actuelle RCA furent vidés de leur population et il fallut la colonisation française pour que soit mis un terme à ces pratiques. Libérées, les victimes se convertirent en masse au christianisme ; à telle enseigne que les Centrafricains de « souche » sont aujourd’hui chrétiens ou (et) animistes à plus de 95%.
Les 10 à 15% de musulmans vivant dans le pays sont à plus de 80% des commerçants tchadiens, maliens ou nigérians. Les musulmans « nationaux » qui ne représentent quant à eux que de 2 à 3% des 4,5 millions de Centrafricains, vivent à plus de 90% dans l’extrême nord-est du pays, dans les préfectures arabophones de Vakaga (Birao) et de Haute Kotto (Bria). Aujourd’hui, la poussée séculaire des sahéliens vers le sud a repris. Là est la clé de compréhension des actuels évènements. Les coupeurs de route du Séléka sont en effet d'abord les héritiers des bandes venues du Soudan et de la région péri-tchadique qui razziaient les populations de la forêt et du fleuve avant la colonisation.
En 1979, la France commit l’erreur de renverser l’ « Empereur » Bokassa, un fantasque mais fidèle allié, pour installer au pouvoir David Dacko. Toutes les forces de dissociation jusque là fermement contenues eurent alors raison de la stabilité du pays.
LE DÉCLENCHEMENT DE LA GUERRE
En 1981, face à l'anarchie, le retour d’un pouvoir fort devint une nécessité. La France « aida » alors le général Kolingba, un Yakoma, ethnie du fleuve apparentée à l'ensemble Ngbandi (moins de 3 % de la population), à prendre le pouvoir. Durant les douze années de sa présidence (1981-1993), le général réussit à « tenir » le pays. Le diktat démocratique lui ayant été imposé, il fut contraint d’organiser des élections. En 1993, l'ethno-mathématique donna la victoire à Ange Patassé, un Mbum, ethnie qui vit également au Cameroun, après que ce dernier eut réussi à rassembler autour de sa candidature les ethnies de l'ouest et du centre, comme les Gbaya et les Banda qui refusaient la domination des « gens du fleuve », les Ngbandi-Yakoma. Comme le précédent régime avait constitué une armée ethnique, en 1996, les Ngbandi-Yakoma qui étaient majoritaires dans l'armée se mutinèrent par trois fois, provoquant de grands désordres. La RCA constituant alors une pièce essentielle du dispositif militaire français au sud du Tchad en pleine guerre civile, la France intervint à plusieurs reprises afin d'éviter l'embrasement. Au mois d'avril 1998 Paris se désengagea en maintenant toutefois un petit contingent sur la zone de l'aéroport de Bangui.
L'interaction transfrontalière est amplifiée par un continuum ethnique faisant que les principales populations de la RCA sont également présentes dans les pays voisins. Les facteurs de déstabilisation sont donc démultipliés.
Le 19 septembre 1999, réélu dès le premier tour de scrutin avec 51,63% des voix, Ange-Félix Patassé entama son second mandat présidentiel dans un climat de plus en plus tendu. L'année 2001 connut trois coups d'Etat dont deux furent menés par le général André Kolingba, l'ancien chef de l’Etat. Tous échouèrent mais ils contribuèrent à paralyser l'Etat. Finalement, le 15 mars 2003 le général François Bozizé, un Gbaya (24% de la population), prit le pouvoir. Comme il était soutenu par le Tchad, le Soudan qui était alors en guerre contre ce dernier instrumentalisa deux petites ethnies musulmanes du nord-est, les Gula et les Runga, vite rejointes par des dissidents tchadiens qui formèrent la Séléka (coalition en langue sango). La Séléka contrôla tout le nord du pays et, dans les derniers jours de 2012, elle lança une razzia vers Bangui et les zones diamantifères.
Paris fut alors face à un choix : soit soutenir le régime discrédité du président Bozizé, soit laisser se développer le chaos avec tous les dangers de contagion qu’une telle option impliquait. Alors qu'avec peu de moyens, il aurait été possible de « traiter » rapidement les assaillants venus du Soudan, l'option de la non intervention fut choisie et le 24 mars 2013, la Séléka prit Bangui qui fut mise au pillage. Aux bandes de la Séléka vinrent ensuite s’agréger d’autres pillards venus tant du Tchad que du Soudan, notamment des Janjawid qui s’étaient cruellement illustrés à la fois lors de la guerre du Darfour. Furent ainsi attirés : « (...) les désoeuvrés de Centrafrique, du Soudan, du Soudan du Sud et du Tchad, avides de prendre leur part du pillage et du racket »[1] . Le pillage de Bangui fut suivi par le massacre des Gbaya, puis des chrétiens cependant que l’anarchie gagnait l’ensemble du pays.
LES PERSPECTIVES GÉOPOLITIQUES
Au début de l'année 2014, face au désastre humanitaire, François Hollande décida d’intervenir mais en précisant que l'envoi des forces françaises n'avait pas de but militaire. La suite des évènements était inscrite dans cette option car, ni l’ « ami », ni l’ « ennemi » ne furent désignés, Paris demandant simplement à nos soldats de jouer les « bons samaritains ».
Ce choix de simple interposition fut une triple erreur : 1) Alors que l'objectif prioritaire aurait dû être le verrou de Birao dans l'extrême nord du pays, position clé qui aurait été évacuée le 30 mars 2010 sur ordre du président Sarkozy, il fut au contraire décidé d'enliser les forces françaises à Bangui dans une mission d'interposition qui aurait dû incomber à la gendarmerie mobile.
L'intérieur de la Centrafrique fut donc laissé à la Séléka qui eut tout le loisir d'y poursuivre ses massacres. 2) Alors qu’il eut fallu donner à Sangaris les moyens de sidérer l’adversaire et de saturer l’objectif, les faibles moyens alloués ne permirent que de lancer des patrouilles, non de quadriller et de tenir le terrain.
De par sa position géographique, la RCA fait le lien entre deux zones en guerre, la région sahélo-tchadienne et la région soudano-congolaise. De plus, par ses frontières, la RCA est en contact avec cinq pays en guerre ou en crise :
- Le Tchad et le Cameroun qui font face à Boko Haram.
- Les deux Soudan qui sont au bord de la guerre.
- Le Soudan du Sud qui est ravagé par une guerre civile ethnique.
- La RDC qui ne parvient pas à se construire.
3) Alors que la solution passait par une phase militaire, le Quai d’Orsay ne cessa d'affirmer que la résolution de la crise se ferait par des élections prévues pour 2015. En 2015, à défaut d'élections et la situation devenant ingérable, Paris décida de retirer l'essentiel du dispositif Sangaris. La décision était insolite car :
1) Le retrait français laissait le champ libre à la Séléka qui occupait le centre, le nord et l'est du pays, y persécutant les chrétiens ou les islamisant de force.
2) Les 8000 hommes de la Minusca (Mission des Nations Unies pour la Centrafrique) étant incapables de se faire respecter, le pays fut abandonné à la Séléka. Sous-dimensionnée, sans vrais objectifs et sans maintien dans la durée, l'opération française d'interposition eut donc des résultats « mitigés » car, aujourd'hui, et comme le dit la sagesse populaire : « En RCA, l'Etat s'arrête au PK (point kilométrique) 12 », donc aux portes de Bangui. Et encore, la ville elle-même n'est pas réellement contrôlée par les « autorités ».
La situation paraît aujourd'hui sans issue pour trois principales raisons :
1) La seule solution proposée par la France est le sempiternel et inutile processus électoral, donc l'ethno-mathématique, qui donnera automatiquement le pouvoir aux plus nombreux, donc aux peuples du nord-ouest, à savoir les Gbaya, les Banda et les Sara (46% de la population au total). Avec pour résultat que les « gens du fleuve » au sud et les nordistes qui seront perdants car minoritaires, se soulèveront.
2) Les élections ne changeront rien à la situation qui prévaut sur le terrain, à savoir la partition du pays avec une partie musulmane sous orbite soudanaise et l'anarchie ailleurs.
3) Le foyer de déstabilisation centrafricain, situé au coeur d'une zone hautement crisogène subsistera, fragilisant ainsi notre principal allié régional, le Tchad.