DECRYPTAGE
Centrafrique : une détérioration aux origines multiples
Par Célian Macé et Frédéric Autran, correspondant à New York Libération — 27 août 2017 à 18:16
L’influence des nombreuses milices ne cesse de s’étendre aux dépens du pouvoir central, laissant la population au milieu d’un conflit à plusieurs facettes : politique, religieuse…
La guerre en Centrafrique est un feu mal éteint qui s’est réveillé ces derniers mois et menace maintenant de transformer le pays en brasier. Trois ans après la cessation officielle des hostilités entre les troupes de la Séléka - qui avaient chassé le président François Bozizé par la force en 2013 et fait main basse sur le pays - et les forces «anti-balaka», des groupes d’autodéfense mobilisés contre les ex-rebelles, la majorité du territoire échappe toujours au contrôle du gouvernement central installé à Bangui. L’armée française a eu le temps d’intervenir (opération «Sangaris») puis de se retirer en octobre 2016 ; une nouvelle Constitution a été promulguée ; un président, Faustin-Archange Touadéra, a été élu ; 12 000 Casques bleus ont été déployés. Mais les groupes armés continuent de régner en maîtres sur la Centrafrique.
Depuis le début de l’année, plus de 1 300 personnes ont été tuées dans des affrontements ou des attaques ciblées à travers le pays, selon le décompte de l’Armed Conflict Location and Event Data Project (Acled). Au moins 100 000 nouvelles personnes ont abandonné leur foyer pour fuir les violences. Villages brûlés, quartiers détruits…
«Signes»
Au-delà des batailles que se livrent les milices pour le contrôle du territoire ou des ressources, la guerre a pris un tour ethnique et confessionnel à Bria, Bangassou, Gambo, Kaga-Bandoro, etc. Le secrétaire pour les affaires humanitaires de l’ONU, Stephen O’Brien (lire ci-dessous), a déclaré avoir observé sur place des «signes avant-coureurs de génocide».
Une mise en garde cependant nuancée par les humanitaires présents sur le terrain : «P arler de génocide, cela voudrait dire une sorte de planification pour exterminer une communauté, une ethnie ou autre. Or il est clair que les vagues de violences, si elles sont extrêmes et touchent en premier lieu la population civile, n’épargnent aucune communauté», estime Camille Saulnier, cheffe d’équipe de l’ONG Première Urgence internationale. «Dire qu’il y a un génocide qui se prépare, cela me semble alarmiste, ajoute Thierry Vircoulon, chercheur associé de l’Institut français des relations internationales. Si O’Brien veut dire que dans le sud-est du pays, on chasse les musulmans, là c’est vrai. A Bangassou [théâtre d’une tuerie dans un quartier musulman le 13 mai, ndlr], le discours qui est tenu est un discours anti-musulman très net et très clair. Mais à l’échelle de la Centrafrique, on n’en est pas là.»
C’est dans le sud-est du pays que la fréquence des attaques est la plus préoccupante. L’ex-Séléka, à dominante musulmane, s’est éclatée en plusieurs factions aujourd’hui concurrentes. Il y a un an, l’une d’elles, le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC), a agrégé des groupes armés autour d’un agenda séparatiste, ouvertement hostile au gouvernement de Bangui. Mais l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), composée essentiellement de combattants peuls, a refusé de rejoindre le mouvement. Depuis, les deux organisations s’affrontent.
«Début 2016, l’UPC avait une stratégie expansionniste, c’était le groupe le plus structuré et le mieux armé, explique Nathalia Dukhan, auteure de plusieurs rapports sur les milices centrafricaines pour le Enough Project. Maintenant, le FPRC et ses alliés tentent de le faire reculer. Ils s’allient même parfois avec les anti-balaka, et commettent des atrocités de masse contre les populations peules. De son côté, l’UPC se présente en protecteur de la communauté, s’attaque aux anti-balaka et à tous les chrétiens jugés "complices". On est dans une logique de nettoyage pluriethnique.» La ligne de fracture n’est donc pas seulement religieuse, puisque le FPRC musulman est par exemple capable d’une coalition de circonstance avec les anti-balaka chrétiens.
Pouvoir financier
«Il y a surtout une instrumentalisation de la violence et du communautarisme au service d’une guerre politique, poursuit la chercheuse. Les chefs des groupes armés cherchent à semer la terreur pour apparaître en position de force dans les négociations et obtenir ce qu’ils veulent : l’impunité pour leurs crimes passés, une réinsertion dans le jeu politique, des postes pour leurs hommes, etc.»
En mettant en place une administration parallèle dans les villes occupées, les belligérants s’assurent de pouvoir financer leurs petites armées sur le long terme. «Dans cette région du Sud-Est, vous avez des visées sur les ressources, l’une d’entre elles étant l’accès commercial au Congo pour pouvoir trafiquer du bétail, des armes ou des minerais,précise Thierry Vircoulon. Dans les violences en Centrafrique, la dimension économique est toujours très forte.» Les troupeaux, en particulier, sont un enjeu majeur qui cristallise les tensions. «Les éleveurs peuls déplacent le conflit avec eux, souligne un connaisseur de la région. A l’Ouest comme à l’Est, la question de la taxation des bêtes peut conduire à la création de milices et à des affrontements de grande ampleur.»
Les bergers peuls, bien que souvent de nationalité centrafricaine depuis plusieurs générations, sont régulièrement assimilés à des étrangers dans la bouche de leurs opposants. «On observe une radicalisation des discours de la majorité chrétienne. Il n’est pas rare que des députés propagent ce discours de haine en qualifiant carrément tous les musulmans d’étrangers», poursuit notre observateur. Or personne ne semble aujourd’hui en mesure de stopper cette escalade. L’armée centrafricaine s’aventure à peine hors de Bangui, et les Casques bleus, qui ont perdu 12 hommes depuis le début de l’année, sont incapables d’empêcher les massacres.
Célian Macé , Frédéric Autran correspondant à New York
INTERVIEW
Centrafrique : «Si nous attendons les preuves d’un génocide, il sera trop tard»
Par Célian Macé et Frédéric Autran — 27 août 2017 à 18:16
Après une visite dans le pays en juillet, le secrétaire général adjoint pour les affaires humanitaires des Nations unies, Stephen O’Brien, alerte sur l’escalade des violences ethniques et confessionnelles, qui opposent chrétiens et musulmans.
Nommé secrétaire général adjoint pour les affaires humanitaires des Nations unies en 2015, le Britannique Stephen O’Brien, 60 ans, a effectué une visite en Centrafrique mi-juillet. Il s’alarme de la dégradation rapide de la situation sécuritaire.
A votre retour d’une visite en République centrafricaine, vous avez déclaré devant le Conseil de sécurité avoir vu des «signes avant-coureurs de génocide». Une mise en garde aussi forte est-elle justifiée ?
Je considère que lorsque vous observez des signes précurseurs clairs, des indices de situations qui, dans le passé, ont débouché sur des opérations de nettoyage ethnique ou un génocide, il est tout à fait légitime de soulever la question afin que tous ceux chargés de prendre les décisions aient une vision claire de la situation. Je me suis rendu à Bangassou, dans le sud du pays. J’ai vu et rencontré 2 000 déplacés musulmans, chassés du quartier Tokoyo, où leurs maisons ont été détruites par des miliciens chrétiens anti-balaka. Ces musulmans ont trouvé refuge dans l’église catholique de la ville. Et ils savaient que s’ils faisaient un pas en dehors de l’enceinte de l’église, des anti-balaka les attendaient dehors, dans les arbres ou dans la jungle, pour les tuer. Les miliciens annonçaient clairement leurs intentions.
En outre, si vous retournez, comme je l’ai fait, dans le quartier de Tokoyo à Bangassou, vous vous rendez compte que les anti-balaka, après avoir chassé tous les musulmans, sont revenus pour détruire totalement la mosquée et leurs maisons, afin de s’assurer qu’ils n’aient plus aucun endroit où revenir. Toutes les maisons occupées par des familles chrétiennes, en revanche, étaient intactes. Cela vous montre à quel point la situation est sérieuse et inquiétante. Il y a un nombre croissant de milices basées sur la confession religieuse ou l’appartenance ethnique. J’ai senti qu’il était important d’évoquer devant le Conseil de sécurité ces indices émergents, plutôt que d’attendre les preuves. Car si nous attendons les preuves, il sera trop tard.
D’après vous, la communauté musulmane est la principale cible ?
A Bangassou, oui. Mais dans d’autres régions de la Centrafrique, les miliciens musulmans de l’ex-Séléka ont pris pour cible des groupes chrétiens. Ces violences ethniques et confessionnelles vont dans les deux sens. Elles sont aussi liées au manque de contrôle du gouvernement central sur une grande partie du territoire, qui fait deux fois la taille de la France. Les violences s’inscrivent dans une quête de pouvoir politique ou de contrôle des ressources, notamment minières, du pays.
Quelle a été la réaction des membres du Conseil de sécurité ?
Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut prendre cette situation très au sérieux et réfléchir à comment inverser ce sentiment croissant de peur et d’agression. Cette escalade de la violence à travers le pays rend d’autant plus cruciaux les efforts de renforcement du gouvernement centrafricain, ainsi que l’action de la mission de l’ONU, la Minusca. Il faut chercher à étendre le déploiement des Casques bleus pour les rendre aussi souples et réactifs que possible.
Le mandat de la Minusca doit être renouvelé mi-novembre. Faut-il modifier la taille de la mission ? Son mandat ?
Le mandat est extrêmement complet, comme il se doit. Etant donné l’ampleur des violences, ce n’est pas seulement une question de nombre de soldats, mais aussi de leur capacité à se projeter si besoin à de nombreux endroits du pays. En dehors de la capitale, Bangui, la Minusca est souvent la seule forme de sécurité disponible et visible.
Face à cette escalade de la violence, quelle est la situation des travailleurs humanitaires et des organisations non gouvernementales ?
Il y a en République centrafricaine des travailleurs humanitaires extraordinaire, dévoués et très courageux qui font un travail incroyable, sauvent des vies et protègent des civils. Mais les dangers auxquels ils font face sont intenses. Ils ont subi des pertes terribles, tout comme les soldats de la Minusca d’ailleurs, notamment le contingent marocain, auquel nous rendons hommage.
Nous devons absolument récolter davantage de fonds pour l’aide humanitaire. Car si nous ne pouvons pas faire face aux besoins de nourriture, d’abris, de médicaments, d’éducation, si la bulle de protection que nous offrons est insuffisante, la situation ne fera que se détériorer. Car ceux qui ont désespérément besoin d’assistance humanitaire n’auront personne d’autre vers qui se tourner que les milices.
Célian Macé , Frédéric Autran