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Au cœur de la vague de violence qui a déstabilisé la Centrafrique entre 2013 et 2016, il y a eu un moment d’incertitude : les motifs des belligérants étaient-ils uniquement politiques ou y avait-il un ferment délétère de haine interreligieuse ?
Dans un pays multiculturel et pluri-religieux comme la Centrafrique, où les périodes d’instabilité n’avaient jamais réussi à endommager le sentiment d’appartenance nationale, cette question a immédiatement préoccupé les responsables des religions les plus représentées : Mgr Dieudonné Nzapalainga, 50 ans, archevêque de Bangui et aujourd’hui cardinal ; l’imam Oumar Kobine Layama, 57 ans, actuellement président de la Communauté islamique centrafricaine et membre de l’Union des oulémas d’Afrique et le pasteur protestant Nicolas Guérékoyamé Gbangou, 59 ans. Nous avons rencontré les deux premiers à Bangui, en avril dernier, à l’archevêché. Le troisième, souffrant, n’avait pu se joindre à l’entretien.
Pourquoi vous être alliés, deux chrétiens et un musulman, comme pour confirmer que les violences étaient bien d’origine religieuse alors que votre discours allait dans un sens totalement inverse ?
K : Nous étions les représentants les plus visibles des religions. En Centrafrique, il y a environ 20 % de musulmans et 80 % de chrétiens, à peu près bien répartis entre protestants et catholiques. C’était donc à nous de mettre en valeur ce qui nous unissait et non ce qui nous divisait.
N : Nous avons eu une idée : nous sommes allés au Vatican pour demander du soutien au dialogue interreligieux. Le pape François était une personnalité mondialement connue, qui pouvait être écoutée si nous, nous ne l’étions pas… Il s’est montré sensible à notre situation et il est venu à Bangui, conformément à sa promesse, en dépit de l’attitude des Français, qui ont tout fait pour le décourager. « J’ai davantage peur des moustiques que des armes », a-t-il répondu.
Considérez-vous la crise terminée depuis l’élection du président de la république, Faustin-Archange Touadéra ?
N : La cohésion sociale reste menacée. Rendez-vous compte : l’ancien président François Bozizé a raconté, sur les ondes de la radio nationale, que les djihadistes arrivaient. Nous avions le devoir de défendre nos communautés réciproques, bien sûr, au même titre que les athées ou les animistes.
K : Je me suis mis à dire et répéter partout qu’un musulman ne tue pas son prochain, qu’il ne pille pas, qu’il ne viole pas mais c’était déjà trop tard : il y avait des gens qui incitaient les Antibalakas à se liguer et à organiser des assassinats ciblés.
N : Nous avons toujours refusé de dire des Antibalakas qu’ils étaient des chrétiens. C’étaient des assassins, un point c’est tout. C’est pour cela que nous avons créé la Plateforme des confessions religieuses de Centrafrique (PCRC) afin d’affirmer l’unité de nos religions.
Mais qu’est-ce qui a motivé l’arrivée des Antibalakas ?
K : L’objectif final était bien sûr politique : les politiciens et eux seuls ont jeté deux communautés l’une contre l’autre. Ce sont les événements mondiaux – l’existence de Daech, les attentats en Occidents, les événements de Syrie et d’Irak – qui ont rendu crédible un certain discours : désormais, lorsque l’on veut manipuler les gens, on leur fait croire qu’ils sont menacés dans leur pratique religieuse et dans leur foi. On ressort les vieilles histoires de croisades, et c’est parti ! Il y a quelques décennies, c’étaient les antagonismes ethniques qui avaient leur faveur, aujourd’hui c’est la religion…
Pensez-vous vraiment qu’il puisse y avoir « unité » des religions en
Centrafrique ?
N : Ne jouons pas sur les mots : par « unité », nous voulons dire « bonne entente », avec un objectif commun : garantir une vie spirituelle apaisée pour chacun, quelle que soit sa croyance. Sur le terrain, quand le pape François est venu à Bangui, la messe a été organisée dans le stade « 20 000 places ». Lorsqu’il y est entré, tout le monde s’est levé pour l’acclamer. Quand l’imam Kobine est entré à son tour, il a reçu exactement le même accueil : le public l’a ovationné. Le peuple centrafricain est multiple et bigarré, nul n’est semblable à autrui, mais ensemble nous avons une seule et même nation, la Centrafrique.
Comment poursuivez-vous votre action aujourd’hui ?
N : Peut-être avons-nous le pouvoir de désarmer les cœurs de nos concitoyens, mais en aucun cas nous ne pouvons leur ôter leurs armes. Pour cela, nous avons besoin de l’aide de la communauté internationale. L’élection présidentielle a assaini l’atmosphère, mais hélas il y a encore trop de calculs politiques et la sécurité arrive à pas de caméléon.
K : Je ne suis pas sûr que Touadéra ait les moyens de sa politique et il n’a pas d’armée digne de ce nom. Il a demandé aux leaders des combattants, toutes origines confondues, de s’asseoir autour d’une table. Chose étonnante : il a réuni tous les groupes sauf deux : celui commandé par François Bozizé et celui de Michel Djotodia. Ils sont implantés dans les zones aurifères et n’agissent qu’en fonction de leurs intérêts économiques. Vous comprenez qu’il y a autre chose que de l’antagonisme religieux dans cette histoire !
La sécurité est-elle vraiment revenue à Bangui ?
N : Le problème est que les combattants qui terrorisaient Bangui se sont enfuis sous la pression de la force Sangaris et de la Minusca, mais ils sont partis avec armes et bagages, au sens propre du terme. Si la communauté internationale agit pour rétablir la sécurité, elle doit le faire jusqu’au bout, c’est-à-dire désarmer aussi ceux qui trouvent refuge au Tchad ou au Soudan, comme Nourredine Adam par exemple.
Sur le plan de la politique intérieure, le nouveau gouvernement a-t-il normalisé la situation ?
N : Oui, mais l’on commence à entendre des âneries comme « il faut des postes pour les musulmans » dans le gouvernement ! Comme si nous étions au Liban et qu’une harmonie devait régner entre les religions dans les institutions. Nous ne voulons pas de ce piège à cons [sic… ndlr] !
K : On nous a même proposé des postes, à nous trois. Nous avons décliné l’offre, bien sûr ! Ce n’est pas du tout notre mission. Il faut des compétences et de l’intégrité pour gérer le pays. Nous avons l’intégrité, mais pas les compétences !
On a déjà vu des religieux occuper des postes à responsabilité… N’y aurait-il pas quelque chose à faire pour moraliser la vie politique ?
K : Certes, il y a un problème éthique, mais il y a aussi une crise chronique dont souffre la Centrafrique. La religion, quelle qu’elle soit, accomplit son devoir dans ses centres de culte, mais n’oubliez jamais : l’homme est ingrat. Nos politiciens sont à peu près tous croyants, mais ils ne sont que des hommes, c’est-à-dire instables. Très vite, leurs intérêts prévalent sur toute autre considération.
N : En 2014, au début des événements, nous avions rédigé et signé une lettre pastorale, qui contenait des citations coraniques et bibliques appelant au calme et à l’unité du pays. Lorsque nous avons voulu la remettre à François Bozizé, il a refusé de nous recevoir. Il avait d’autres enjeux, d’autres calculs…
L’engagement de la France vous a-t-il été utile ? Doit-elle faire mieux ? Davantage ?
N : La Minusca peut nous aider, pas la France. Il y a eu trop de scandales liés à la force Sangaris. En dépit des aumôniers militaires, dont la fonction est de dire qu’une armée doit servir et non se servir. Il faut que les Forces armées centrafricaines soient réhabilitées, réorganisées, formées sur le plan éthique et déontologique et réarmées.
K : Si nous devions transmettre un message au futur chef de l’État français, ce serait d’aider le pays à éviter trois choses : la partition ; le chaos ; la mise sous protectorat, qui serait perçue comme une seconde colonisation. La France doit nous aider à sortir de l’impasse, pas nous y pousser.
Vous pensez que la France n’a pas agi pour votre bien ?
K : Durant la crise, de nombreuses familles musulmanes ont été rassemblées dans une certaine zone géographique. Dès lors, l’ancien secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a énoncé la « partition de fait » en Centrafrique. Or tous les trois, nous nous sommes obstinés à naviguer à contre-courant. L’ancien ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, n’avait rien compris à notre situation, il estimait que la France n’avait pas d’autre solution que de diviser le pays pour protéger les minorités musulmanes contre leurs agresseurs, mais c’était une erreur politique grave, soutenue d’ailleurs par l’Organisation mondiale des migrations (OIM). On pourrait même porter plainte contre elle pour… déportation !
Que fallait-il faire ?
N : Ce que nous avons fait nous-même, à notre petite échelle mais avec détermination : affirmer la Centrafrique une et indivisible, soutenir la cohabitation de toutes les confessions, dire et redire que les racines de la crise étaient politiques et qu’en aucun cas ce n’était un conflit interreligieux : les antibalakas n’étaient pas des « milices chrétiennes », comme l’affirmaient les médias occidentaux, c’étaient des tueurs sans foi ni loi !