A Bangui, une «accalmie» fragile
Par Célian Macé, Envoyé spécial à Bangui Libération — 23 octobre 2017 à 20:06
Les déplacés commencent à revenir dans leur quartier. Des abris sommaires se construisent mais les tensions confessionnelles demeurent.
Il est troublant de trouver du charme à un paysage de destruction. Le quartier de Sara-Yakité, dans l’est de Bangui, a été attaqué, pillé, brûlé et abandonné en décembre 2013, au cours d’affrontements intercommunautaires qui firent plus d’un millier de morts dans la capitale de la République centrafricaine. La végétation équatoriale a envahi les ruines, les murs sont écroulés, des lianes pendent des tôles rouillées. Le silence serait total sans les bruits de métal frappé de l’atelier de Hubert Djamani, qui a été l’un des premiers à revenir, il y a quatre mois. Hubert, 32 ans, loue une minuscule baraque 7 000 francs CFA (10 euros) par mois, en attendant de pouvoir rebâtir sa maison. Chaque jour, 40 seaux en fer et 10 fours en terre sortent de son atelier. «C’est assez de revenus pour manger, pas pour construire», dit-il sans lever les yeux de son travail. Avec un clou, il trace le patron de ses seaux sur des plaques de tôles défroissées. Il évalue à 1 500 euros le coût des travaux pour reconstruire son domicile à l’identique. Tous les jours, sous les herbes, il devine le dessin des anciennes fondations. Il n’en reste qu’un rectangle de terre boursouflée.
Comme tous ses voisins, Hubert a fui l’offensive des «musulmans», venus du quartier voisin - les deux zones sont séparées par un canal visqueux. Il s’est réfugié dans l’enceinte de l’église des Frères du quartier des Castors, où il a vécu entassé avec d’autres déplacés jusqu’au mois d’avril. Le site a fermé cette année, ainsi que les 31 autres camps que comptait Bangui. Alors que depuis un an, le pays connaît une nouvelle flambée de combats et de tueries dans le nord-ouest, le centre et le sud-est, poussant des centaines de milliers de Centrafricains à fuir, la capitale rêve de paix. Le retour des déplacés est censé consacrer ce retour au calme. Ou plutôt à «l’accalmie», corrigent prudemment les Banguissois.
Certains quartiers abandonnés ont repris vie. Mahamat Nour, 37 ans, sait que dans une semaine, il disposera d’un toit à l’endroit où se tenait sa maison, pour loger ses six filles et deux garçons. Le menuisier porte ce jour-là un maillot de foot de l’AS Monaco. Il a déjà monté les murs, sous un immense manguier. Lui aussi avait un atelier devant sa maison. Lui aussi a été pillé en décembre 2013. Mais Mahamat Nour a fui dans une autre direction. Vers la mosquée centrale, où les musulmans ont cherché à échapper à la vengeance de chrétiens déchaînés, dont des anti-balaka.
L’artisan est entouré de voisins catholiques mais il assure «ne pas avoir peur» : «Ça se passe bien, chacun essaye de retrouver sa vie d’avant.» Il a pu reconstruire grâce à un programme d’aide au retour des déplacés mis en place par l’ONG française Acted. A Fondo, son quartier, 600 personnes identifiées comme les plus vulnérables en ont bénéficié. En trois tranches de 50 000, 40 000 puis 35 000 francs CFA (190 euros au total), sous forme de coupons donnant accès à des matériaux, Acted permet aux déplacés de reconstruire des abris. Un semblant de vie économique a repris, des étals de légumes et des kiosques de téléphonie ont réapparu.
«Sur les 11 200 habitants de Fondo avant la guerre, 8 200 sont revenus, a compté François Ali, 60 ans, adjoint du chef de quartier. Avant la fin de l’année, nous serons tous là.» Le petit notable n’a pas été jugé éligible au programme d’Acted et vit pour l’instant dans une cabane bâchée. «Il n’y a pas de problèmes entre chrétiens et musulmans», jure-t-il. Avant de préciser : «Ce sont quand même les musulmans qui ont attaqué en premier. Mais on leur a pardonné.»
«Le sentiment d’être pillés»
La «bonne nouvelle» du retour des déplacés de Bangui masque une disparité inquiétante : «Les musulmans victimes de nettoyage ethnique et qui ont quitté le pays en 2013 ne sont pas revenus, eux, explique Enrica Picco, chercheuse indépendante sur l’Afrique centrale. La population les désigne comme des "étrangers" à cause de leurs origines, parfois lointaines, de leur métier (commerçants dans un pays d’agriculteurs), de leur langue (l’arabe davantage que le sango). Cette question de la citoyenneté centrafricaine, centrale, est restée ouverte depuis le début de la crise. Et les autorités refusent d’y toucher.»
En droit, la RCA octroie la nationalité à toute personne née sur son territoire. Quand cette personne est née de parents étrangers, elle peut faire une demande de nationalité avant sa majorité. Mais dans un pays où l’administration est quasi inexistante et où les certificats de naissance sont rares, «c’est la perception des gens qui définit l’individu», poursuit l’universitaire. «Or une personne née de parents tchadiens, même enregistrée, est toujours considérée comme étrangère. Les réfugiés eux-mêmes ont ce discours du "eux" et "nous". Ils ne se sentent pas faire partie de la nation.» Cette tension identitaire déchire le pays depuis des années. «Les Centrafricains ont toujours eu le sentiment d’être envahis et pillés, analyse Louisa Lombard, chercheuse à l’université de Yale.
Depuis la traite des esclaves, en passant par la période coloniale, on se méfie des étrangers en même temps qu’on collabore avec eux, en les regardant devenir plus riches. Les musulmans sont souvent perçus comme des prédateurs. Les années Bozizé [2003-2013] puis Djotodia [2013] ont renforcé ce sentiment, car les Tchadiens dans leur sillage bénéficiaient d’une grande impunité.» «On reconstruit, mais Bangui ne sera plus comme avant», avoue Eric Ngandofo, du quartier Baidji, dont la maison a été «descendue par [s]es frères» musulmans de la zone voisine de PK5. «J’étais l’un des premiers à revenir, j’avais peur les premières semaines.» Longtemps réfugié au célèbre camp de M’Poko, à l’aéroport, ce chef de famille de 33 ans reconstruit en dur. Il a planté quelques légumes. Ses murs, à mi-hauteur, sont en brique et non en terre séchée, et la surface au sol de sa maison est de 40 m2. Coût total : 3 millions de francs CFA, réglés par l’Union des églises évangéliques Elim.
«Ça, c’est une belle maison !» souligne Bertin Botto, 50 ans. Toujours déplacé, l’ex-coordinateur du camp de M’Poko porte, lui, un jugement sévère sur le programme d’Acted, qu’il juge «humiliant» : «Les abris reconstruits sont minuscules. J’ai une femme et sept enfants, et je suis censé vivre dans une bicoque avec deux petites pièces ? s’indigne-t-il. Reconstruire à l’identique, c’est désespérant. Le temps de l’urgence est passé, il aurait fallu profiter de ces quartiers détruits pour urbaniser !» Le dernier schéma directeur d’aménagement de Bangui daterait de 1972…
«On recrée des vulnérabilités»
«Nous pourrions intégrer des habitations d’une plus grande surface, mais cela réduirait le nombre de bénéficiaires, précise Hélène Camus, la chef de mission Acted en Centrafrique. Nous n’aspirons pas à ce que les abris de 18 m² restent tel quel ! En ayant un toit sur la tête, les ménages sont en meilleure condition pour réaliser des activités, générer des revenus et s’ils le souhaitent, utiliser cet argent pour agrandir leur espace de vie.» De fait, les chantiers de Fondo n’ont pas tous la même ampleur : les ménages plus aisés utilisent l’aide de l’ONG, mais la complètent pour rajouter des pièces à leur nouvelle maison, prévoir une terrasse ou cimenter la façade.
La saison des pluies, ces mois-ci, est impitoyable pour Bangui : en deux heures à peine, des rues entières se transforment en canaux, les quartiers à flanc de colline ruissellent de boue, l’activité économique est aux trois quarts paralysée. La rivière Oubangui vire alors du bleu sombre à l’ocre vif. A Fondo, une paroissienne évite les flaques rouges et interpelle les humanitaires. «Acted, vos véhicules creusent des trous qui se remplissent d’eau ! Il faudrait les assécher», ose-t-elle critiquer sous le regard de ses amies, restées sur le perron de l’église. «La priorité, ce sont les abris, pour la suite, on verra», répond une humanitaire à la volée.
«Ce genre de programme est controversé, admet un acteur du développement basé à Bangui. Il n’y a pas de démarche d’aménagement, d’assainissement, d’éclairage, de viabilisation des terrains… On recrée des vulnérabilités alors qu’on a l’occasion de faire autrement. La vraie raison, ce sont les financements. Il y a des fonds pour l’urgence, moins pour le développement. Faire des abris, c’est pas cher et c’est rapide, c’est parfois la solution de facilité.»
«Bien sûr que nous souhaiterions que nos projets interviennent après des opérations d’urbanisation, rétorque Hélène Camus. Mais elles ne font pas partie du mandat humanitaire. C’est le rôle de l’Etat, avec l’appui de bailleurs de fonds institutionnels, comme l’Agence française de développement. Lorsqu’il y a une réelle volonté sur le terrain du gouvernement, nous l’intégrons dans nos projets. C’est le cas à Sara-Yakité, par exemple. Nous attendons le plan d’urbanisation pour démarrer l’identification des abris à reconstruire.»
A Sara-Yakité, Juvénal Begoto, 30 ans, n’a attendu ni les ONG ni le ministère. Ce mardi, il a commencé à mouler des briques de terre sèche pour remonter les murs. Il lui en faudra à peu près 5 000, estime-t-il. Le maçon reprend des forces en prenant des rasades de bière de mil. Si la pluie ne ruine pas son travail, il espère terminer les travaux avant le 5 décembre. Quatre ans jour pour jour après avoir laissé sa maison derrière lui. Ce jour-là, son grand frère avait été tué sur le pas de sa porte.
Célian Macé Envoyé spécial à Bangui
REPORTAGE
Centrafrique : Bria, modèle réduit de la crise
Par Célian Macé, envoyé spécial à Bria Libération — 23 octobre 2017 à 20:06
Combats et pillages ont eu raison de l’ex-capitale du diamant. La ville est polarisée en quatre quartiers, exacts reflets des tensions entre les forces antigouvernementales. Défilant en armes au milieu des civils, les factions se toisent.
Le texte complet de la Déclaration universelle des droits de l’homme a été laborieusement peint à la main sur un grand panneau blanc planté sur le rond-point central de Bria. Etrange initiative. «Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne», dit l’article 3. Ici plus qu’ailleurs, ce principe est bafoué quotidiennement par les groupes armés qui se disputent la ville poussiéreuse autrefois connue comme la capitale centrafricaine du diamant. A l’ombre des immenses manguiers, la mairie, la gendarmerie ou le centre des impôts sont désormais des coquilles vides criblées de balles. Dans les bâtiments officiels, pas un meuble, pas un document n’a résisté aux combats et aux pillages. Des enfants s’amusent à cavaler dans ce qui fut la résidence du gouverneur, la maison la plus imposante de Bria.
Derrière les étals de viande sanguinolente et les petits vendeurs de fagots assis le long de l’avenue principale, on distingue encore les façades des bureaux d’achats de pierres précieuses. Tous sont fermés. Les mines artisanales de la région font l’objet d’une lutte acharnée entre les mouvements rebelles, perturbant les circuits traditionnels d’écoulement des diamants de «Bria-la-scintillante». La ville est un modèle réduit de la crise centrafricaine. Sa géographie elle-même est à l’image du pays : morcelée, recomposée, découpée par les groupes armés et traversée de sinistres no man’s land. Bria compte surtout des dizaines de milliers de déplacés internes : 85 % des habitants ont quitté leurs quartiers pour rejoindre des zones plus homogènes sur le plan ethnique ou confessionnel, ou ont fui les combats qui menaçaient leur famille, selon un rapport de l’ONU paru en juillet.
Les «événements», comme disent les habitants, ont commencé trois semaines après la fin de l’opération française Sangaris (le 31 octobre 2016), quand ont éclaté les affrontements entre les anciens alliés de la Séléka - la coalition de groupes armés qui renversa le président Bozizé en 2013 avant d’être chassée du pouvoir un an plus tard. L’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), mouvement à dominante peule, refuse à l’époque de rejoindre la nouvelle alliance antigouvernementale dominée par le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC), qui revendique un agenda séparatiste et inclut pour la première fois une faction anti-balaka. Jusque-là, ces miliciens bardés de gris-gris, autoproclamés «groupes d’autodéfense», étaient les ennemis jurés de la Séléka.
«Traîtres». Le 21 novembre, les positions de l’UPC à Bria sont attaquées, et les combats s’étendent rapidement à toute la région. Pendant plusieurs mois, des centaines de combattants sont tuées de part et d’autre. Les civils peuls de la zone, nomades ou sédentarisés, sont assimilés aux «traîtres» de l’UPC, considérés comme «étrangers» et persécutés. Le 24 mars, les anti-balaka mènent un raid de grande ampleur sur la population peule du quartier de Kotto-Ville (près de l’aéroport) et brûlent les habitations. Cette alliance contre-nature entre ces miliciens incontrôlables, surtout chrétiens et animistes, et les forces du FPRC, très largement musulmanes, divise les ex-Séléka. Au sein même du FPRC, à Bria, une branche conduite par le général Azor, un militaire de l’ethnie goula, défend ce rapprochement stratégique. Il accuse le chef militaire du FPRC, Abdoulaye Hissène, de préférer faire appel à des mercenaires étrangers, notamment tchadiens et soudanais. Azor est installé dans le quartier de Bornou, séparé du reste du reste de la ville par une rivière. On y voit aujourd’hui des anti-balaka en tenue de chasseurs traditionnels, machette autour du cou, assis à quelques dizaines de mètres des hommes en uniforme de l’ex-Séléka, kalachnikov sur les genoux. Un tableau inimaginable ailleurs dans le pays.
Expéditions punitives. De l’autre côté du cours d’eau, en centre-ville, les exactions des anti-balaka de Bria et les échos de leurs forfaits dans d’autres villes de Centrafrique sont perçus comme une menace pour l’ensemble de la communauté musulmane. «Les ethnies rounga, sara, kaba, les arabes et les "Tchadiens" [terme qui désigne souvent des Centrafricains d’origine tchadienne, ndlr] se sont ligués contre Azor et les "autodéfense"», explique un habitant du quartier Bornou. Ils auraient reçu l’appui des grands commerçants musulmans de la ville, qui craignent pour leur sécurité. Entre les deux camps désormais rivaux du FPRC, un nouveau front s’est ouvert cet été. La dernière bataille (le 7 septembre) a eu lieu de part et d’autre de la rivière. Pendant les combats, la base d’une ONG nationale, Espérance, a été prise d’assaut.
Sous pression, le chef du FPRC, Abdoulaye Hissène s’est progressivement désolidarisé d’Azor, jusqu’à le remplacer récemment par un autre Goula jugé plus fidèle, le général Ousta. Il y a deux semaines, l’homme fort de Bria a également conclu un accord de cessez-le-feu et de «libre circulation» avec les Peuls de l’UPC. Mais les batailles successives de Bria ont vidé des quartiers entiers de leur population. Depuis mai, 40 000 chrétiens environ se sont agglutinés autour du camp des Casques bleus à la sortie ouest de la ville, fuyant des expéditions punitives.
Le site de déplacés est contrôlé par des anti-balaka en arme, au mépris de toutes les règles onusiennes. A quelques dizaines de mètres du check-point des soldats de la Mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca), des jeunes au regard arrogant serrent la crosse de leur fusil de chasse. D’autres arpentent les allées bondées du camp avec des kalachnikovs en bandoulière : ici, le vrai patron est le chef des anti-balaka, surnommé «Bokassa».
Chaque communauté considère qu’il est dangereux de s’aventurer hors de son quartier d’adoption, et s’arme pour mieux se défendre le moment venu. L’Etat a disparu de Bria, l’ONU est la plupart du temps impuissante. Seules les ONG font encore le travail d’aller de l’un à l’autre. Les groupes armés ont fini par transformer Bria en ville-prison.
Célian Macé envoyé spécial à Bria Photos Alexis Huguet · Hans lucas