Lu pour vous
https://www.lemonde.fr Par Joan Tilouine envoyé spécial à Gbadolite (République démocratique du Congo) 08 Août 2018
Jardins de dictateurs 4|6 Le maître du Zaïre a bâti une ville et des palais sur la terre de ses ancêtres, en pleine jungle. Il y a planté des espèces importées du monde entier afin d'allier le bon goût à l'européenne et la vigueur de la végétation locale, qui, depuis une dizaine d'années, reprend ses droits sur ces trésors botaniques
A Gbadolite, tout ce qui -appartenait à Mobutu Sese Seko a été pillé, ou presque. De ses palais majestueux, il ne reste plus grand-chose d'autre que des ruines, comme une métaphore de la -destinée de l'histoire en République -démocratique du Congo, fatalement détruite ou gommée.
Le plus grand d'entre eux, un palais de 15 000 m2 lové au milieu de la forêt équatoriale, s'est toutefois maintenu debout malgré les guerres, l'occupation des rebelles et les pillards. A l'intérieur, il y a encore des -lustres dépourvus de cristal accrochés aux plafonds déchiquetés, qui menacent de s'effondrer sur le sol de marbre de Carrare. Entre les deux, il y a près de 500 miséreux, des familles de militaires, qui se sont construit des taudis de terre et de bambou sous les ors disparus du " Versailles de la jungle ". Le faste a laissé place à l'indigence dans ce décor baroque et déglingué ceinturé de manguiers envahissants, quelque part aux confins de la province du Nord-Oubangi, au nord-ouest du pays.
A une dizaine de kilomètres de ce palais jugé trop grand par le maréchal-président se trouve Kawele, le village de ses oncles. Il y a érigé à la fin des années 1980 sa résidence et asphalté la route jusqu'à la maison de son instituteur, située à cinq kilomètres.
Ce second palais surplombe la vallée où l'on aperçoit le clocher de la paroisse de Molegbe, où son père était cuisinier, et domine un bout de fort domptée pour accueillir sa ville artificielle de Gbadolite. Ce n'est plus qu'un vestige. Le lit en croix de " l'Aigle de Kawele ", son bureau, sa piscine serpentant dans les jardins d'exception ont été -détruits. Encore aujourd'hui, les maraudeurs font des incursions pour rafler un peu de marbre ou du fer, ensuite revendu en Centrafrique, à seulement vingt kilomètres. Ils ont épargné un petit lion en pierre apparemment sans valeur planté dans ce qui était une fontaine aux jets d'eau synchronisés avec des lumières et de la musique classique.
" Quel que soit le lieu où vous étiez à Gbadolite, vous pouviez voir le palais de Kawele illuminé nuit et jour ", regrette Lena Mapamboli de sa voix douce. Ce petit monsieur de 62 ans aux manières raffinées, malgré son pantalon rafistolé et sa chemise élimée, semble bien triste dans sa menuiserie du centre-ville de Gbadolite : il est cruel pour un amoureux des fleurs de se retrouver à couper du bois. L'ancien chef horticulteur de Mobutu Sese Seko n'a pas trouvé mieux pour nourrir ses six enfants et tourner la page d'un " rêve " brutalement interrompu en 1997 avec le départ du dictateur, renversé par des rebelles venus de l'est du pays. " Rien n'a vraiment pu tre sauvé de l'ère Mobutu, et seuls les trésors botaniques ont été épargnés par les rebelles, mais pas par le temps. Et faute d'argent... ", soupire cet agronome qui avait été envoyé par le dictateur se former dans les pépinières de Suisse.
La " nature divine "
Lena Mapamboli a pris soin des hectares de jardins et de plantations de Mobutu Sese Seko, avec qui il a noué une relation personnelle autour des plantes et de la nature. Aussi maniaque et obsessionnel que son chef, il aménageait avec rigueur et précision les parcs splendides, qu'il agrémentait parfois de rosiers importés d'Europe. Le " Père de la nation " tenait à ce que ses jardins cristallisent l'excellence du bon goût à l'européenne et la vigueur insaisissable d'une jungle où il puisait ses racines, son inspiration, ce sentiment de démesure et d'invincibilité. Il fallait composer, panacher deux types de végétation pour en tirer une esthétique propre aux exigences du maître du Zaïre.
" Mobutu ne supportait pas que les travailleurs touchent les fleurs. Il envoyait ses militaires les rappeler à l'ordre. C'était sacré pour lui, se souvient son ancien cuisinier personnel, Dondo Mbui, 65 ans aujourd'hui. Il aimait le beau, la nature divine, avec laquelle il éprouvait une relation de soumission et de domination. " Comme si l'homme qui a régné, depuis 1965, sur ce pays immense rebaptisé Zaïre, usé par le pouvoir et affaibli par la maladie, n'avait plus que la fort à défier. Elle le protégeait aussi et lui donnait la force des animaux et des -esprits. Il s'y rendait parfois pour des cérémonies traditionnelles ou pour pique-niquer en famille au bord de la rivière.
Certes, le dictateur kleptocrate possédait un palais à Venise, un -domaine au Portugal, un appartement luxueux avenue Foch à Paris et des villas sur la Côte d'Azur, un château en Suisse et des hôtels en Afrique. Mais quoi de plus jouissif que de créer de toutes pièces une ville sur les villages de ses ancêtres ? -Gbadolite était son joyau, la concrétisation de sa mégalomanie empreinte d'un besoin de retour aux origines, le lieu d'expression d'un pouvoir total qui se -rétrécissait à mesure que son pays subissait les conséquences économiques de sa " zaïrianisation ", la nationalisation brutale.
Autour de mets délicieux et de champagne rosé " bien pétillé ", sa boisson préférée, le chef d'Etat aimait à recevoir ses hôtes et lambiner à la nuit tombée dans son parc, lorsque les fleurs émettent leurs plus puissants effluves. Parmi ses préférées, il y avait le jasmin, dont il aimait à glisser des pétales dans sa poche, l'héliconia d'un rouge vif et la prestigieuse ylang-ylang si prisée par les parfumeurs, comme Chanel. " Tout était embaumé, c'était un festival d'odeurs qu'on n'avait jamais senties ici. C'était la plénitude en ces temps-là ", se souvient Gilbert Ndugbanda, un chef traditionnel du village voisin de Kawele et parent éloigné de Mobutu Sese Seko.
A l'écart de la ville, niché dans la dense forêt équatoriale, le jardin -botanique de Gbadolite, traversé par la rivière Wakamba, offre les restes de ce qu'était la pépinière présidentielle, l'une des plus fournies d'Afrique centrale. Elle a perdu de sa superbe, comme tout à Gbadolite. On y découvre des délicates fleurs rouges de " l'arbre du diable " planté là par un mystique hindouiste -dépêché de New Delhi, des palmiers ornementaux importés de l'île Maurice, des fleurs de Madagascar, d'Afrique du Sud ou de Singapour, des manguiers transportés d'Abidjan, des conifères de la Côte d'Azur. Il y a aussi les gigantesques kapokiers aux fleurs jaunes, rouges, mauves, rapportés d'Argentine.
" On avait près de 800 espèces, mais les archives ont été détruites, lâche celui que le dictateur choyait et appelait affectueusement " fils Lena ". A chaque visite à l'étranger, le maréchal rapportait des plantes ou des arbres que je récupérais à l'aéroport. Lorsqu'il recevait un hôte, il tenait à l'impressionner en lui montrant sa collection. " M. Mapamboli a eu la responsabilité de ce lieu de pouvoir, à la suite de la démission de son supérieur, un Belge parti exercer en Namibie. Il dirigeait 648 travailleurs répartis dans les palais, la pépinière, les jardins publics, les immenses plantations de cacaotiers ou les bassins de pisciculture.
Un shoot de splendeur
Lui référençait chaque nouvelle espèce importée par Mobutu Sese Seko, apprenait à les connaître et les reproduire avant de les mettre en valeur dans les jardins. Les fleurs et les arbres devenaient à Gbadolite un apparat du mobutisme, recouvrant les déviances et les crimes d'un dictateur adoré localement, tant il a offert à la région un " conte de fées ", comme disent les habitants. Ces -décennies 1980-1990 furent tellement intenses et grandioses que cette petite bourgade cernée par la forêt équatoriale ne s'en est toujours pas remise.
C'était comme un grand shoot de splendeur, de luxe et de développement injecté par Mobutu Sese Seko dans le village de ses racines, désolé et oublié des cartes, devenu en 1987 une ville moderne et jalousée, au dessein de capitale. Gbadolite se mue alors en une cité coquette et insolente, avec son aéroport international, où se posent le Concorde, -Valéry Giscard d'Estaing, le roi Baudouin et les pâtisseries extravagantes livrées de Paris par Lenôtre. Chaque dimanche, après l'église, des centaines de villageois étaient -conviés par " Papa Maréchal " à se goberger au palais. La ville s'offrit même le privilège de marquer l'Histoire lorsque le président angolais, José Eduardo dos Santos, et le chef rebelle de l'Unita, Jonas Savimbi, s'y retrouvèrent en juin 1989 pour une poignée de main inédite et pour négocier un accord de cessez-le-feu. Avec son usine Coca-Cola, ses banques, ses supermarchés, sa centrale hydroélectrique, son grand hôtel, son école prisée par les fils de la nomenklatura, ses routes impeccables et fleuries, Gbadolite resplendissait au-delà du Zaïre.
Mais tout cela n'était qu'un mirage. A Gbadolite, le temps s'est arrêté en 1997. Dimanche 18 mai, -Mobutu Sese Seko, fatigué et lâché par sa garde rapprochée, embarque à bord de sa limousine Mercedes dans les cales d'un avion-cargo qui le déposera au Togo. La veille, -Kinshasa, la capitale à près de 2 000 km au sud, est tombée entre les mains des rebelles de Laurent-Désiré -Kabila. Le maréchal meurt au Maroc en septembre de cette année-là, sans jamais revenir à Gbadolite, où son visage austère coiffé de sa fameuse toque en léopard s'affiche toujours en grand à l'entrée de la petite mairie d'une ville asphyxiée, à l'abandon et délaissée par le président Joseph Kabila, le fils du tombeur de Mobutu Sese Seko.
Seuls les avions des Nations unies et le coucou d'une obscure compagnie se posent de temps en temps sur son tarmac. Les usines ont fermé, les supermarchés, tout comme les banques, sont vides. Les voitures sont rares et réservées à une petite élite. Le maire a droit à la moto, et les habitants se déplacent à vélo ou à pied sur le boulevard -Mobutu. La grande forêt avale peu à peu les jardins, la pépinière et les souvenirs de son horticulteur -désabusé. Sans son maître-créateur, la charmante cité fleurie pleine d'ambitions s'est fanée et est retombée dans l'oubli.
Joan Tilouine