Un acteur majeur de la crise centrafricaine arrêté en France à la demande de la Cour Pénale Internationale (CPI)
Moins d’un mois après le transfert vers la Cour Pénale Internationale (CPI) d’Alfred « Rombhot » Yekatom, c'est au tour de l’ex chef de guerre Patrice Édouard Ngaïssona d'être arrêté afin d'être transféré à La Haye. Cet ancien coordinateur général des milices Anti-Balaka en Centrafrique a été interpellé aujourd’hui en France, à la suite d’un mandat d'arrêt émis par la CPI. Nos organisations pressent les autorités centrafricaines et la CPI à engager désormais des poursuites contre des chefs de guerre ex Seleka, afin que toutes les parties impliquées dans les graves crimes commis depuis 2012 en RCA soient jugées.
Aujourd’hui, la CPI a annoncé que les autorités françaises avaient procédé, à sa demande, à l'arrestation de Édouard Patrice Ngaïssona, ex chef de groupe armé, ex-coordinateur général des Anti-Balaka, ancien ministre. Cette arrestation fait suite à un mandat d’arrêt délivré par la Chambre préliminaire II de la CPI. La coopération des autorités françaises devra permettre à Ngaïssona d’être transféré à La Haye sous peu.
La CPI le suspecte de s'être rendu responsables de crimes de guerre et crimes contre l'humanité, au moins de septembre 2013 jusqu'à décembre 2014, dans ce que la cour qualifie d’« attaque généralisée et systématique perpétrée par les anti-Balaka contre la population civile musulmane et quiconque semblait soutenir la Seleka ».
Dans notre rapport de 2014 "Ils doivent tous partir ou mourir" [1], nos organisations pointaient déjà la responsabilité et le rôle de Ngaïssona en tant que coordinateur général des Anti-Balaka.
« Que l’on ne s’y trompe pas, avec Ngaïssona, c’est enfin un gros poisson qui vient de tomber dans les filets de la CPI. L’arrestation de cet ancien coordinateur des Anti Balaka à Bangui – qui fut aussi ministre de Bozizé - montre la capacité de la justice internationale à s’attaquer aux premiers responsables des violences ensanglantant la Centrafrique depuis 2012 » souligne Drissa Traoré, vice-président de la FIDH.
Patrice Edouard Ngaïssona est loin d’être un inconnu. Cet homme d’affaires controversé est un proche de l’ancien président François Bozizé, avec lequel il a des liens de parenté et dont il fut ministre de la jeunesse et des sports ainsi que député de son parti. A cette époque, Ngaïssona aurait également été impliqué dans l’armement de deux milices de jeunes pro-Bozizé. A la chute du président en mars 2013, il quitte quelques mois le pays. Il y revient pour monter un groupe armé à Bangui, et devenir le coordinateur général des Anti-Balaka au niveau national. En février 2014, il affirmait à la FIDH « avoir un ascendant sur près de 50 à 70 000 éléments dans tout l’ouest, et le contrôle des provinces ».
« Selon nos enquêtes, Ngaïssona a été l’un des principaux relais de l’ex-président Bozizé auprès du commandement militaire des anti-balaka pendant la crise » remarque Me. Albert Panda, vice-président de l’OCDH. « Pour la CPI il constitue certainement le chaînon manquant entre les milices de tueurs et François Bozizé » ajoute Florent Geel, responsable du Bureau Afrique de la FIDH.
Nos organisations saluent cette avancée majeure, rendue possible par la coopération des autorités françaises, et appellent la CPI et les autorités centrafricaines à poursuivre les arrestations de chefs de guerre, pour casser la spirale de l’impunité et des exactions plongeant depuis 2012 la République centrafricaine dans le chaos.
A cette fin, elles demandent notamment à ce que des chefs ex Seleka, la coalition de groupes armés ayant pris le pouvoir en 2013 au prix de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, soient prochainement poursuivis à leur tour.
« Pour éviter les accusations de partialité, l’histoire de la CPI montre combien il est important de juger l’ensemble des parties s’étant rendues coupables de massacres et d’exactions graves lors d’un conflit, et alors même que les milices continuent de semer la terreur en Centrafrique. C’est pourquoi nous demandons à ce que des ex Selekas puissent être arrêtés et jugés » déclare Joseph Bindoumi, président de la LCDH.
[1] Lire notamment Pages 64 et 65 : https://www.fidh.org/IMG/pdf/rapport_rca_2014-fr-ld.pdf
La seule liste des membres de la Coordination du Mouvement anti-balaka permet de comprendre comment est structuré le mouvement : sur 26 personnes, il y a 20 FACA et 6 anciens dignitaires ou ministres du régime de François Bozizé 52. Le Coordinateur général, Patrice Édouard Ngaïssona, est d’ailleurs un ancien ministre de la Jeunesse et des sports sous le régime de Bozizé et président de la Fédération centrafricaine de football. Ancien député du parti de François Bozizé pour le quartier de Boy-Rabe, selon un observateur averti de la vie politique centrafricaine depuis de longues années, « ils partagent non seulement leur région d’origine, Bossangoa-Mbezmbé, leur appartenance ethnique, baya mais aussi des liens de parenté ». Ngaïssona affirme « avoir accepté d’être porte-parole des anti-balaka, ce mouvement d’émancipation populaire, car c’étaient des sans-voix. Je leur ai demandé : ‘Pourquoi moi ?’ et ils m’ont répondu : ‘Parce que vous êtes avec la jeunesse’ ». Revendiquant de façon probablement présomptueuse son ascendant sur près de 50 à 70 000 éléments dans tout l’ouest, Patrice Édouard Ngaïssona affirme avoir le contrôle des provinces aussi, « sauf les anti-balaka de Carnot qui sont rentrés à Bérbérati hier [le 10 février 2014] qui sont de l’UDDP ou quelque chose comme cela et qui ont fait des bêtises ». En effet, la veille, les anti-balaka de Carnot avaient tué près de 10 musulmans dans une ville où selon son maire, « nous ne connaissions pas le phénomène anti-balaka, ils sont tous venus du nord ». Même exonération de responsabilités lorsque l’on pointe les crimes des anti-balaka, même à Bangui 52. Voir en annexe la Déclaration n°15/CLPC/13 du Mouvement des Combattants anti-balaka du 17 février 2014. FIDH – Centrafrique : « ils doivent tous partir ou mourir » / 65 où selon P. É. Ngaïssona, « Ce sont des faux anti-balaka qui commettent les exactions. Il y a notamment le sous-lieutenant Larma, un ancien caporal-chef des FACA qui circule avec 200 éléments et qui provoque des exactions, à Yakite, Saint-Jean, etc. » Personne d’autre n’a évoqué ce dernier et ses supposés 200 éléments. Pour P. É. Ngaïssona, leur revendication de « retour à l’ordre constitutionnel ne veut pas dire un retour de Bozizé. Il n’y a aura pas de récupération politique ». C’est pourtant la principale revendication du Front pour le retour à l’ordre constitutionnel en Centrafrique (FROCCA) dont le président n’est autre que… François Bozizé 53. Pourtant, les anti-balaka cachent aussi en leur sein les conséquences des manœuvres ratées du régime aux abois de Bozizé en 2012 et 2013. Ainsi, deux milices de jeunes pro-Bozizé avaient été constituées en 2012 : la Coalition citoyenne d’opposition aux rebellions armées (COCORA) dirigée par Levy Yakité54 ; et la Coalition pour les actions citoyennes (COAC) dirigée par Steve Yambété. Ces deux milices de jeunes, très actives à Bangui notamment, avaient fait l’objet d’investigations de la Commission d’enquête mixte (CEM) notamment pour « incitation à la haine »55. Les deux milices auraient notamment été armées de machettes récupérées des 200 000 machettes livrées dans le cadre d’un projet agricole financé par la Chine. Un grand nombre de jeunes de ces milices auraient donc rejoint les rangs des anti-balaka notamment à leur arrivée à Bangui le 4 décembre 2013. Levy Yakité et Steve Yambété sont identifiés par tous comme des leaders des anti-balaka ou en tout cas se réclament d’eux. La « tendance militaire » des anti-balaka serait celle représentée par Joachim Kokate. Au lendemain de l’arrestation de 8 anti-balaka (voir infra) dans leur fief de Boy-Rabe à Bangui par les forces internationales, le 16 février 2014, il rencontrait discrètement le Premier ministre de transition, M. André Nzapayéké, pour se distancier de la tendance « dure » de Ngaïssonna et se disait prêt à « coopérer pour le retour de la paix »56. Si Joachim Kokaté affirmait à la journaliste de l’AFP, « je ne suis pas pour Bozizé, je suis nationaliste », il demeure un ancien ministre de Bozizé et capitaine des FACA. Il se présente d’ailleurs comme le porte-parole d’un Collectif des officiers libres, une tendance des anti-balaka créée en 2013. Le lieutenant Konaté, l’un des 8 responsables anti-balaka arrêtés le 15 février 2014 (et évadé depuis lors), le présentait pourtant comme « coordinateur adjoint du mouvement », ce que le capitaine Kokaté confirme en disant que « les anti-balaka étaient une seule entité mais des problèmes sont apparus et il y a aujourd’hui une scission »57. Cette scission, qui semble confirmée par le début de désarmement des forces de la tendance Kokate, pourrait correspondre plus à une divergence de stratégie, voire à une stratégie de diversification, des mêmes groupes. Joachim Kokaté est d’ailleurs devenu par la suite ministre-conseiller à la primature. Envoyé par le Premier ministre pour régler la situation des 11 000 musulmans pris au piège à Boda, l’accord signé en mars 2014 n’a jamais été appliqué. Si l’histoire des groupes armés centrafricains nous enseigne 53.
Voir notamment http://centrafrique-presse.over-blog.com/2013/12/rca-les-pro-boziz%C3%A9-revendiquent-desattaques-%C3%A0-bangui.html 54.
Voir notamment http://www.rfi.fr/afrique/20130303-rca-cocora-action-demission-centrafrique-gouvernementcentrafrique-bozize-zuma/ 55. Voir en pages 45 et 46 du rapport de la FIDH « RCA : un pays aux mains des criminels de guerre de la Séléka », septembre 2013,
http://www.fidh.org/IMG/pdf/rapport_d_enque_te_rca_ld.pdf et http://www.jeuneafrique.com/Article/ DEPAFP20130504160002/actualite-afriquecentrafrique-bozize-vise-par-une-enquete-pour-violations-des-droits-de-lhomme.html 56 .
Voir la dépêche d’Anne Le Coz, Agence France Presse (AFP), http://centrafrique-presse.over-blog.com/2014/02/ centrafrique-des-militaires-antianti-balakabalaka-annoncent-une-scission-au-sein-de-la-milice.html et ainsi qu’a pu aussi le constater la mission qui était présente au moment de ces déclarations. 57. Idem. 66 / FIDH – Centrafrique : « ils doivent tous partir ou mourir » que toutes les alliances, même les plus improbables, sont possibles, les convergences idéologiques, ethniques et régionalistes demeurent des lignes de forces. Ainsi, la tendance Kokate peut parfaitement discuter avec le gouvernement de transition tout en demeurant proche, voire coordonnée, avec les autres tendances des anti-balaka. Enfin, la dernière tendance anti-balaka, la « tendance modérée », est représentée par Léopold Narcisse Bara, l’actuel ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Culture, rentré au gouvernement en janvier 2014 en tant que représentant des anti-balaka. D’une trentaine d’années, ce biologiste de nationalité française, élevé dans l’Hexagone, déclarait en janvier 2014 à Maria Malagardis, journaliste à Libération : « Je représente le courant pacifiste du Front de la résistance. » 58 « Sur les dix sites qui regroupent des anti-balaka, trois, dont celui de Boy-Rabe, ont refusé de désarmer. Ils sont en réalité manipulés par l’ancien président François Bozizé, qui n’a jamais renoncé à revenir au pouvoir » déclarait Leopold Bara à l’envoyée spéciale de Libération 59. Au regard de tous ces éléments, il apparaît que le mouvement anti-balaka est largement structuré par les cercles bozizistes. La relation entre ces cercles et François Bozizé lui-même et/ou sa famille demeurent à démontrer, mais toutes choses qu’une procédure judiciaire nationale ou de la Cour pénale internationale (CPI) serait à même de clarifier, notamment grâce aux moyens de renseignements et d’enquêtes. À n’en pas douter, les responsables revendiqués comme tels des anti-balaka, toutes tendances confondues, doivent s’expliquer devant la justice sur les crimes perpétrés par leurs éléments. La gravité des violations des droits humains constatées depuis des mois, les attaques systématiques contre les populations civiles et les stratégies à l’œuvre pour la commission de ces crimes, ne sauraient résulter d’actions spontanées et isolées, et à ce titre doivent faire l’objet d’enquêtes minutieuses devant établir les responsabilités pénales individuelles de leurs auteurs et responsables. À ce titre, tous les responsables des anti-balaka doivent non seulement être entendus par la justice mais être poursuivis au titre de leur responsabilité hiérarchique, du contrôle effectif qu’ils exercent sur leurs éléments et du fait qu’ils n’aient à aucun moment sanctionné les exactions perpétrées par leurs hommes. Cette œuvre de justice permettra en outre de contribuer au nécessaire processus de sélection (vetting) des Forces armées centrafricaines (FACA).
Centrafrique: chute d'un chef de milice et dirigeant du football africain
2018 AFP Mise à jour 13.12.2018 à 12:00
Malgré un lourd passif en Centrafrique à la tête des milices antibalaka, Patrice-Edouard Ngaissona, arrêté mercredi en France, avait réussi à se faire élire dans les instances dirigeantes du football africain, provoquant l'indignation des défenseurs des droits de l'homme.
M. Ngaïssona a été arrêté à la suite d'un mandat d'arrêt lancé contre lui par la Cour pénale internationale (CPI) pour sa responsabilité présumée dans des crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis dans l'ouest de la Centrafrique entre septembre 2013 et décembre 2014.
"Si ces allégations étaient vraies, je ne serais pas là aujourd'hui", avait-il déclaré au moment de son élection au comité exécutif de la Confédération africaine de football (CAF), début février à Casablanca au Maroc.
Igor Lamaka, porte-parole des antibalaka, allait même jusqu'à affirmer que "sa nomination prouve que ce n'est pas un criminel, pas un assassin, c'est un homme du fair play, un sportif de haut niveau".
Après cette élection, la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) avait estimé que "vu les crimes dont les antibalaka se sont rendus coupables, la place de leur ancien coordinateur est probablement moins dans une réunion de la CAF ou la tribune d'honneur d'un stade de football, que dans un tribunal".
Mercredi, la FIDH et d'autres organisations de défense des droits de l'homme ont salué l'arrestation d'un "acteur majeur de la crise centrafricaine".
Car son nom est régulièrement cité dans les rapports de l'ONU et dans les notes d'enquête de la justice centrafricaine comme l'une des têtes pensantes des milices antibalaka qui ont semé la terreur dans le pays.
Créées en 2013 après la prise de pouvoir par la force de la coalition musulmane de l'ex-Séléka, ces milices peu structurées ont pris les armes en prétendant défendre les intérêts des chrétiens, en représailles aux exactions des groupes armés musulmans.
- Chasse aux musulmans -
A la chute du président issu de la Séléka, Michel Djotodia, en 2014, les antibalaka se sont livrés à à une chasse aux musulmans dans Bangui et ses environs, faisant des centaines de morts.
Depuis, les milices antibalaka continuent de combattre dans une large partie du territoire, tantôt contre des groupes armés issus de l'ex-Séléka, tantôt contre d'autres milices antibalaka, pour le contrôle des territoires et ressources du pays.
"Il faut une reconnaissance de ce qu'ont fait les antibalaka", affirmait pourtant à l'AFP en 2014 M. Ngaissona qui se disait "porte-parole" de ces milices et qui, avant son arrestation, était encore leur "coordonnateur politique".
Il affirmait "ne pas vouloir mélanger politique et sport", mettant en avant son rôle de président depuis 2008 de la Fédération centrafricaine de football, lui qui a été éphémère ministre des Sports en 2013.
"C'est le fruit d'un travail bien fait depuis de années au sein de la jeunesse centrafricaine", selon Igor Lamaka, alors même que l'enrôlement de mineurs dans les groupes armés est une pratique répandue dans ce pays en conflit depuis 2012.
Plusieurs fois déjà, M. Ngaissona avait été dans le viseur de la justice: en 2014, une vaste opération de l'armée française pour l'appréhender dans son fief de Boy-Rabe, quartier du nord de Bangui, avait échoué.
Il a bien été incarcéré au début des années 2000 pour enrichissement illicite, mais semblait passer entre les mailles de tous les filets depuis.
A Bangui, ses détracteurs avaient lié son inexorable ascension - jusqu'à se présenter à l'élection présidentielle de 2015 - à ses liens avec l'ancien président François Bozizé (2002-2013), et ses connexions présumées avec l'actuel président Faustin-Archange Touadéra.
La candidature à la présidentielle de celui qui avait été député dans son fief de Bangui sur les listes du parti de M. Bozizé, sera néanmoins rejetée, ce qui provoqua barricades et échauffourées dans des quartiers de la capitale centrafricaine.
Par Amaury HAUCHARD
AFP
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