Lu pour vous
https://www.famillechretienne.fr 04/01/2019 | Numéro 2138 | Par Antoine-Marie Izoard
Nous avons suivi l’archevêque de Bangui dans l’une de ses visites pastorales, haute en couleur et en émotion, dans le sud-ouest de la Centrafrique. Le cardinal le plus jeune du monde n’hésite pas à secouer les populations d’un pays exsangue après la terrible guerre civile de 2013, et toujours déchiré par le conflit entre groupes armés.
Voilà des heures qu’il roule sur les pistes de terre ocre dans la brousse et soudain, au loin, des motocyclistes hurlent de joie en voyant débouler le véhicule tout-terrain qui soulève la poussière. Des bras s’agitent et les klaxons s’époumonent. Venus en éclaireurs, les hommes perchés sur leurs deux-roues repartent à vive allure vers le village de Boganangone avertir la population qui attend sous un soleil brûlant l’arrivée du cardinal Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui. À l’invitation des autres évêques de République centrafricaine, le plus jeune cardinal du monde – il n’a que 51 ans – effectue depuis deux ans une tournée des neuf diocèses du pays. Au cœur de ce mois de décembre, il sillonne au volant de son 4x4 le diocèse de Mbaïki, accompagné de l’évêque du lieu, Mgr Guerrino Perin, un Italien.
Avec ses maisons de brique en terre cuite, Boganangone est situé à neuf heures de route à l’ouest de Bangui, la capitale, dont sept heures de pistes chaotiques à travers la forêt équatoriale. Le cardinal y est attendu comme le Messie. Et pourtant, il ne vient pas avec des paroles mielleuses. Au fil de cette visite de huit jours, de ville en village, de paroisse en chapelle dans cette province qui se relève trop lentement de la terrible guerre civile de 2013, il prêche plusieurs fois par jour avec ardeur et assène avec force quelques vérités fondamentales dans un pays où l’État n’est plus qu’un rêve, où la violence est endémique.
À l’entrée du village de brousse, des branches de palmier décorées de fleurs jaunes sont plantées en signe de bienvenue. Une femme est à genoux, les bras levés vers le ciel en signe d’action de grâce. « Gloire à Dieu ! », crie une autre. Et des dizaines d’enfants se ruent vers le 4x4 blanc en hurlant, branches de palmier à la main. À peine descendu de voiture, le cardinal est assailli par la foule, entouré par quelques scouts à l’uniforme défraîchi. Ici, pas ou peu de forces de l’ordre. Et sur son passage, au soleil couchant, les femmes posent à terre des pagnes pour lui faire une route. Dès qu’il est passé, elles récupèrent le tissu coloré, véritable relique.
Dans la chapelle de la mission fondée en 1945 par les missionnaires comboniens venus d’Italie, l’archevêque de Bangui se lance dans un enseignement sans concession avec les coutumes ancestrales. « Avant, lance-t-il d’une voix forte, on invoquait les dieux animistes, mais aujourd’hui, vous avez reçu la parole de Dieu ! » Puis il dénonce avec la même ardeur la mauvaise condition des femmes. « Il faut que les jeunes filles puissent poursuivre leurs études et ne tombent pas enceintes à 12 ou 14 ans. Je veux voir un jour des filles de Boganangone ministres à Bangui ! » Dans la chapelle au toit de tôle, les cris stridents des femmes fusent. Et le cardinal de fustiger les enseignants corrompus qui échangent les bonnes notes contre les charmes des jeunes filles, ou de l’argent.
De l’or et des diamants
Au bout d’une heure vient le temps des questions. Une femme drapée dans un voile blanc interpelle le prélat. La représentante de la petite communauté musulmane de la ville assure que tout était calme avant le conflit, faussement considéré comme une simple guerre de religion. Elle pointe alors les « profiteurs », qu’ils soient de la coalition rebelle Séléka (à majorité musulmane) ou des milices anti-balaka (à majorité animiste et chrétienne). Ces groupes armés combattent d’abord pour s’accaparer les ressources minières du pays et renforcer leur influence territoriale.
Alors que tous ont en tête le récent massacre d’Alindao, dans un camp de réfugiés chrétiens et animistes abrité par l’évêché, le cardinal Nzapalainga exhorte à « accepter la différence » dans cette ville où une partie de la population a protégé les musulmans alors que d’autres mettaient à sac la petite mosquée. « Pourquoi un pays au sous-sol des plus riches est-il l’un des plus pauvres du monde ? », demande-t-il plus tard avant de fustiger les puissances extérieures qui exploitent la Centrafrique : « L’or et les diamants qui sortent du pays par pure convoitise ne profitent pas au pays. » Pire encore, ils financent les groupes rebelles.
Arrive l’heure de la messe. Il y a autant de fidèles à l’intérieur de l’église qu’en dehors. Une dizaine d’enfants en tenue impeccable assurent le service de l’autel. La chute de tension des batteries qui alimentent le micro ne fait pas baisser la ferveur de la célébration à laquelle assistent, au premier rang, diverses autorités en grande tenue : le maire du village, le représentant de la gendarmerie dans son uniforme beige qui ressemble à s’y méprendre à celui des Français dans les années 1960, ou encore les religieuses de la mission locale. Durant l’homélie, le cardinal rappelle aux parents et aux enfants leurs responsabilités respectives, avec un nouveau couplet à l’intention des hommes afin qu’ils respectent leurs femmes et les aident aux travaux de la maison lorsqu’ils rentrent ensemble des champs. Après un dîner avec des responsables locaux devant une foule de badauds, l’archevêque de Bangui se couche enfin, dans un presbytère sans eau courante ni électricité.
Le bénitier, un seau rose
Le cardinal et sa délégation se mettent en branle au lever du jour. Aujourd’hui, cap plus au sud. Mais avant de quitter Boganangone, l’évêque local arpente un champ près du presbytère où il projette de bâtir une école maternelle que tiendront les religieuses comboniennes. En sortant du village, Mgr Perin veut montrer au cardinal un autre projet éducatif. Des jeunes en uniforme bleu ciel et blanc les accueillent en chantant devant trois anciens bâtiments du génie civil, aujourd’hui partiellement transformés en collège. Cent soixante garçons et filles (certains ont jusqu’à 20 ans) qui marchent parfois des heures pour rejoindre les lieux se partagent trois salles de classe spartiates. Deux bâtiments sont encore à l’état de ruines.
Le convoi reprend la route, s’arrêtant dans tous les villages de cases où se dressent des chapelles de la mission. Une horde d’enfants se rue sur les véhicules à leur arrivée dans le village de Bossoui. Certains ont coiffé des mitres jaune et blanc en papier. Même accueil à Bokoumba, dans la petite chapelle Saint-Charles-Louanga aux murs décrépis. Des enfants agitent des drapeaux de la visite remarquée que fit le pape François à Bangui en 2015 pour lancer le Jubilé de la Miséricorde. Le convoi doit franchir la Lobaye, un affluent du grand fleuve Oubangui. Sur une barge reliée à un câble et poussée à mains d’hommes avec de grandes perches en bois, les voitures passent sur l’autre rive. Sur l’embarcation, Mgr Perin ne manque pas une occasion d’entonner les chants de sa composition, repris en chœur par des jeunes enthousiastes. L’intrépide missionnaire italien arrivé en 1975 dans le pays est évêque de Mbaïki depuis vingt-trois ans ! Et tous connaissent ses chants composés en sango, la langue qui donne un semblant d’unité au pays.
Un autre chant fort symbolique accueille le 4x4 du cardinal sur l’autre rive : « Lorsque Jésus traverse la mer de Galilée, tout le monde regarde vers la Galilée. » Fidèles et autorités de la ville de Ngotto attendent depuis quatre heures l’arrivée du convoi, qui entre une nouvelle fois dans une ambiance de fête. Le cardinal effectue à pied plus d’un kilomètre, acclamé par la foule comme la veille. Aidé de deux enfants de chœur qui portent un seau en plastique rose en guise de bénitier, il asperge la foule. Quelques branches de palmier font office de goupillon et il ne ménage pas ses efforts. Chaque aspersion est saluée par des cris de joie. Les enfants de chœur finissent trempés des pieds à la tête. Député de la région, Maxime Bondjo voit cette visite comme « une bénédiction », espérant qu’elle « renforcera la cohésion sociale et encourage le retour des musulmans ».
Le prélat intervient cette fois devant deux mille personnes, depuis le parvis de l’église de la Sainte-Famille, trop petite pour accueillir la foule, avant de célébrer la messe. Là non plus, il ne fait pas dans la dentelle et met en garde les jeunes devant l’appât du gain, l’argent facile avec la recherche de diamants ou d’or pour des dépenses futiles, « acheter » des filles, consommer des drogues comme le tramadol, un antidouleur qui fait planer à peu de frais. La recherche de la paix en famille et au village, la vie en couple, la défaillance de l’État, ceux qui profitent de la crise du pays… tout y passe. « J’ai toujours gardé ma liberté de parole », nous confie le cardinal, déjà sorti sauf de plusieurs accrochages avec des rebelles. « Je ne suis pas un opposant, mais lorsque la dignité du peuple est bafouée, je ne peux me taire, à mes risques et périls… » Si l’on chante et l’on rit dans son véhicule tout-terrain, la politique s’invite aussi dans les discussions. Le récent limogeage, par exemple, du ministre des Affaires étrangères, un catholique fervent. Écarté du pouvoir après avoir suivi les indications du cardinal qui, en réaction au massacre impuni d’Alindao, avait invité les catholiques à boycotter le défilé du 1er décembre marquant le 60e anniversaire de la proclamation de l’indépendance…
Si l’Église n’était pas là…
Derrière l’église de Ngotto, le groupe électrogène cale, mais une solution est vite trouvée et la messe peut commencer. Comme à chaque fois, la procession des offrandes est spectaculaire. Les fidèles arrivent en dansant devant l’autel les bras chargés de régimes de bananes, une bassine de manioc sur la tête, une chèvre vivante sur les épaules ou des poules entre les mains. Des offrandes seront laissées aux missions locales, d’autres seront rapatriées vers l’archevêché de Bangui, sur les bords du fleuve Oubangui où un vaste troupeau de chèvres attend déjà.
Après les prières, place au divertissement ! Près de l’église, un assistant du cardinal déplie un grand drap blanc et branche un projecteur pour une séance de cinéma en pleine brousse. Des centaines de gosses se pressent devant la toile magique – dans ces villages, il n’y a aucun écran de télévision. Des éclats de rire sonores emplissent la nuit, devant un film dont on entend à peine les dialogues : Les dieux sont tombés sur la tête.
À chaque visite ses surprises. Avant de quitter Ngotto, le cardinal fait un saut à la petite maternité locale où, la veille, le bébé qui y a vu le jour a été prénommé… Nzapalainga, en son honneur ! Puis la piste mène d’abord à Boda, une ville où tiennent boutique plusieurs collecteurs de diamants. Lors de la messe en l’église Saint-Michel, le cardinal ne manque pas d’appeler chacun à respecter les règles en matière de vente des ressources minières, alors que les diamants sont au cœur d’un large trafic. Dans l’église, tout ce que compte la paroisse de groupes actifs est présent : Âmes vaillantes, Groupe Sainte-Rita, Fraternité Saint-Vincent-de-Paul, Renouveau charismatique ou encore Légion de Marie.
En route vers l’évêché de Mbaïki, pour y déposer des chèvres et des poules offertes aux premiers jours de la visite, le convoi croise des jeunes sur des motos rutilantes, achetées grâce aux revenus de la recherche d’or et de diamants. À Bagandou où il fait étape le lendemain, le cardinal visite une structure sanitaire financée par un diocèse polonais. Partout où il passe, il fait le constat que sans l’Église et ses missionnaires, la population serait dépourvue d’aide sanitaire. Et de véhicule en cas d’extrême urgence. Les pygmées Aka sont particulièrement accueillis dans ces petits hôpitaux. Ils vivent de chasse, de cueillette et de pêche en forêt, et sont marginalisés par le reste de la population. Le cardinal visite l’un de leurs campements. Et les exhorte à « ne pas se laisser réduire en esclavage ».
Alors que la nuit tombe, deux véhicules s’embourbent sur la piste. Le convoi prend du retard mais arrive à Safa, une ancienne exploitation forestière tout près de la frontière avec le Congo-Brazzaville. Le lendemain, 3e dimanche de l’Avent sous le soleil, une messe de confirmation festive dure pas moins de trois heures et demie. Parmi les fidèles, certains ont fait jusqu’à vingt kilomètres à pied pour être présents et tous ont revêtu leurs plus beaux habits, les hommes leur costume, les femmes leur boubou coloré. Le cardinal bouscule alors une fois encore la foule qui approuve en criant ses appels à la probité des militaires, au sérieux des jeunes garçons et des jeunes filles, au pardon dans les familles.
Deux jours de piste encore et cette éreintante tournée dans la région de la Lobaye s’achève. Le cardinal doit encore visiter quelques diocèses centrafricains, et se rendra en février à Birao, non loin du Tchad et du Soudan, où la situation est autrement plus chaotique dans cette zone infestée de groupes rebelles. « Lorsque l’on prend la route de Jérusalem, tout peut arriver », affirme sans crainte le cardinal Dieudonné Nzapalainga.