
Luis Moreno Ocampo
LEMONDE.FR | 15.07.08 | 19h08 • Mis à jour le 15.07.08 | 19h15
Pour Roland Marchal, chargé de recherche au
CNRS, basé au CERI-Sciences Po Paris, la demande de mandat d'arrêt international visant le président soudanais, Omar Al-Bachir, n'est pas fondée légalement et risque de remettre en cause les
efforts de paix au Darfour.
Plusieurs pays ont fait part de leur inquiétude après la demande, lundi 14 juillet, d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) visant le
président soudanais, Omar Al-Bachir. Quelles conséquences cette demande peut-elle avoir sur le terrain ?
Le Darfour est le conflit qui mobilise le plus les opinions publiques occidentales. D'un strict point de vue humanitaire, la crise est contenue. Mais on peut noter une dégradation depuis l'échec
des accords d'Abuja en mai 2006. Elle est imputable au gouvernement et à l'autonomisation des milices créées par Khartoum qui volent aujourd'hui de leurs propres ailes. Mais aussi aux divisions
qui se sont produites au sein des groupes rebelles. Sur le plan politique, un nouveau médiateur vient d'être nommé. Il se serait sans doute bien passé de cette décision de la CPI pour entamer son
mandat...
Mais il y a d'autres problèmes au Soudan. Notamment la mise en œuvre des accords Nord-Sud signés en janvier 2005. Les deux parties en conflit, le gouvernement de Khartoum et le gouvernement au
Sud-Soudan, ont actuellement des désaccords importants, mais il y a des progrès sur d'autres dossiers. La demande de mandat d'arrêt du procureur de la CPI, M. Luis Moreno-Ocampo, peut remettre en
cause ces avancées qui sont difficiles, mais réelles.
Le procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, est allé trop loin en s'en prenant à un chef d'Etat en exercice ?
La CPI me semble faire beaucoup de politique et peu de droit. Quand on lit le réquisitoire prononcé par M. Luis Moreno-Ocampo devant le Conseil de sécurité de l'ONU
le 5 juin, la description qui est faite de la situation au Darfour est quand même assez hallucinée, et certaines comparaisons sont inacceptables. Dire aujourd'hui qu'il y a un génocide dans les
camps de réfugiés, c'est de la rhétorique militante. Quelle que soit la réalité et les sentiments qu'on puisse avoir à l'égard d'Omar Al-Bachir, on ne peut pas le comparer à Hitler. Ce sont des
erreurs infondées en termes d'analyse politique ou de terrain. Juridiquement, elles sont au mieux inutiles et au pire scandaleuses.
Ce qui n'enlève rien à la responsabilité de Khartoum : on peut considérer d'un point de vue politique qu'Omar Al-Bachir, en tant que responsable d'un Etat qui a commis de telles atrocités, doit
être puni, mais d'un point de vue juridique, c'est très léger. M. Luis Moreno-Ocampo est sans doute très populaire aujourd'hui dans certaines grandes capitales occidentales, y compris à Paris,
mais dans les pays du tiers-monde il est perçu comme l'un des outils de l'Occident pour faire valoir son point de vue en prétendant que c'est le point de vue international.
Le Conseil de sécurité de l'ONU peut-il geler la procédure de la CPI ?
Tout d'abord, un panel de juges de la Cour va se pencher sur les preuves fournies par le procureur et décider s'il y a lieu d'émettre un mandat d'arrêt international. Cela va prendre au moins un
mois et demi. Ensuite commenceront les choses sérieuses. Il semble qu'une disposition du traité de Rome permette au Conseil de sécurité de l'ONU de geler une procédure en cours.
Mais au-delà du mandat d'arrêt visant Omar Al-Bachir, il y a un problème majeur : si on regarde l'incrimination, on a l'impression que n'importe quel dirigeant politique soudanais peut être
demain visé par la CPI. Dans ce cas, ce n'est pas Omar Al-Bachir qui est visé comme personne, c'est un régime, et là on est dans une situation dont le flou juridique est évident. L'appareil
d'Etat est incriminé dans son ensemble : comment reconstruire la paix dans ces conditions ? Je crois qu'il faudrait réfléchir un peu et ne pas se laisser aller à des effets de manche politiques
qui nuisent à la crédibilité juridique de la cour.
Cette mise en accusation de Khartoum change-t-elle le rapport de force ?
Au Darfour, les rebelles ont l'impression avec cette demande de mandat d'arrêt qu'ils ont gagné une grande bataille : ils vont vouloir en gagner d'autres. Ces groupes vont se dire que c'est le
moment ou jamais de modifier en leur faveur le rapport de force militaire.
Cela peut provoquer des représailles de grande ampleur de la part du régime de Khartoum qui peut se dire qu'il n'a plus grand-chose à perdre. Et on repartira dans une escalade militaire comme
celle qu'on avait connue il y a deux ans. Ce sera le prix payé par la population du Darfour pour voir la morale universelle s'appliquer dans leur pays.
La Chine, les Etats-Unis et l'ONU ont fait part de leur vive inquiétude...
Les Nations unies ont peur pour leurs personnels sur le terrain. La Chine, elle, constate, qu'il est évidemment très désagréable de voir son nom associé à un génocide, d'autant plus à quelques
semaines du début des Jeux olympiques.
Les Américains, eux, n'ont jamais été très enthousiastes vis-à-vis de la CPI, dont ils n'ont pas voté la création. L'administration Bush a beaucoup œuvré contre cette juridiction et s'était même
abstenue, avec la Chine, lors du vote [au conseil de sécurité de l'ONU] de la résolution permettant la saisie de la CPI sur le Darfour. Dans leur idée, il s'agissait simplement d'envoyer un
message fort à Khartoum pour obtenir une résolution rapide du conflit. Jamais ils n'avaient imaginé que la CPI irait aussi loin.
Un deuxième aspect, particulièrement important pour les Américains, concerne la lutte contre le terrorisme. On sait depuis septembre 2001, que le gouvernement soudanais a œuvré de façon concertée
avec Washington sur cette question. Au point d'ailleurs que l'interlocuteur principal des Américains, le chef des services de sécurité, maître d'œuvre de la politique du régime soudanais au
Darfour, a été invité à Langley, au siège de la CIA. On peut se poser la question suivante : dans quelle mesure le gouvernement soudanais va-t-il estimer devoir poursuivre sa coopération avec les
Etats-Unis ?
Propos reccueillis par Soren Seelow
Omar Al-Bachir, le symbole d'un régime sanglant et autoritaire
LE MONDE | 14.07.08 | 13h11 • Mis à jour le 14.07.08 | 15h28
NAIROBI, CORRESPONDANT
En deux décennies au pouvoir, il semblait en mesure de résister à tout. Avec sa mise en cause, lundi 14 juillet, par la Cour pénale internationale (CPI) pour les
crimes commis au Darfour, voilà le président soudanais, Omar Al-Bachir, confronté à l'épreuve la plus difficile d'une existence sortie du rang. Quel chemin parcouru depuis sa naissance en 1944
dans une famille de paysans pauvres du nord de Khartoum ! En guise de capital, Omar Al-Bachir ne possède alors que son appartenance à l'une des trois tribus qui monopolisent le pouvoir au Soudan
depuis l'indépendance. Il est entré tôt dans l'armée, y a gravi les échelons sans éclat, a complété sa formation de parachutiste en Egypte, prenant part à la guerre contre Israël en 1973, avant
de combattre sans gloire, de retour au Soudan, la rébellion sudiste. Vers la fin des années 1980, ce n'est qu'un officier supérieur anonyme, à peine remarquable par sa piété.
Puis vient un matin, avant l'aube, le 30 juin 1989. Le régime parlementaire soudanais, à bout de souffle, s'effondre lorsque des unités de l'armée prennent
l'aéroport, le palais présidentiel et bloquent les rues de Khartoum. Un groupe de quinze officiers vient de prendre le pouvoir, avec le soutien décisif de cellules islamistes. A la tête de la
junte, on découvre Omar Al-Bachir, arrivé quelques jours plus tôt dans la capitale avec 175 hommes. Pourquoi lui? "Il avait l'avantage d'être un militaire, alors que l'armée était jugée
hostile aux islamistes, mais surtout d'être considéré comme un homme très limité intellectuellement, et par conséquent inoffensif pour ceux qui tiraient les ficelles du coup d'Etat", se
souvient Gérard Prunier, spécialiste du Soudan (auteur de Darfour, The Ambiguous Genocide, Cornell University Press).
Les premiers temps, il est impossible de déterminer quelles mains tiennent le pouvoir. Derrière la junte militaire, un parti, le Front national islamique (NIF), tire
les ficelles. Hassan Al-Tourabi, le cerveau de la coalition islamiste à l'œuvre, tient à avancer masqué. Après le putsch, le "cheikh" Turabi est arrêté pour sauver les apparences. A sa
sortie de prison, il s'installe dans son rôle d'éminence grise, au milieu d'âpres luttes entre factions, qui s'arrachent des pans du pouvoir.
D'entrée, Omar Al-Bachir, l'homme de paille, prétend jouer à l'homme de fer. Quelques jours après le coup d'Etat, il prend la parole dans un meeting, Coran dans une
main, Kalachnikov dans l'autre : "Toute personne qui trahit la patrie ne bénéficie pas du droit de vivre." Principe aussitôt mis en application. En avril 1990, 28 officiers sont
exécutés. D'autres suivront, alors que se multiplient purges, arrestations, chambres de tortures secrètes, amputations, flagellations. Au Sud Soudan, la sale guerre contre la rébellion sudiste
s'amplifie, avec l'organisation de forces paramilitaires, les Forces de défense populaires, et des milices recrutées au sein des tribus arabes, qui vont laisser un sillon de feu et d'abomination
dans les villages.
A Khartoum, Hassan Al-Turabi, maître de l'ombre, tisse des paradoxes soyeux, émaille ses discours de délicates allusions au Coran ou aux hadith (dits du Prophète),
et met sur pied une internationale islamiste qui ratisse large. S'installent au Soudan une multitude de mouvements à vocation islamo-révolutionnaire, certains résolus à emprunter la voie
terroriste. L'un est dirigé par un certain Oussama Ben Laden, qui ouvre des camps d'entraînement, des entreprises, et se fait escroquer par le régime soudanais. Il sera discrètement chassé en
1996 à la demande des Etats-Unis lorsque le Soudan tente de se débarrasser de son étiquette d'Etat voyou.
Celui-ci, justement, attend son heure pour se débarrasser du président Bachir, que Khartoum appelle pour s'en moquer "l'homme terrible", et qu'une
pichenette du "cheikh" semble pouvoir renvoyer à son destin obscur. Lorsque Turabi croit venu le moment de s'emparer le pouvoir, en 1999, il tombe de haut. Proclamation de l'état
d'urgence, chars dans les rues, arrestation du "cheikh", Omar Al-Bachir frappe. Turabi écarté, Bachir n'est pas pour autant le maître du pouvoir. Ses ex-fidèles, des étoiles de la
galaxie islamiste soudanaise, ont appuyé la mise à mort politique du "cheikh". Ils entament aussitôt une lutte sourde entre factions, autour du point aveugle constitué par le président
Bachir.
Les temps ont changé. L'argent du pétrole coule à flots. Khartoum se hérisse de grues. Le Soudan plonge dans l'une des contradictions dont le pays est familier. D'un
côté, prévaut encore, officiellement, une ligne islamiste dure, anti-occidentale. De l'autre, on essaie de renouer des liens avec les Etats-Unis. En faisant la paix avec le Sud, le pouvoir de
Khartoum espère la réhabilitation. C'est alors qu'éclate dans la région du Darfour, à l'ouest, une nouvelle rébellion. On applique les recettes expérimentées au Sud pendant plus de vingt
ans.
Des milices sont recrutées pour écraser la population. Ils se font connaître sous le nom de janjawids. Du gouvernement qui n'est souvent qu'un paravent aux
conseillers spéciaux qui contrôlent tout, en passant par le pouvoir parallèle des services de sécurité, tout un système s'engage dans la répression au Darfour. Bachir mène-t-il le ballet des
atrocités ou se contente-t-il de l'encourager? Le procureur de la CPI penche pour la première hypothèse. "Il a été l'homme qui a symbolisé le régime. Il va payer pour le régime", conclut
Gérard Prunier.
Jean-Philippe Rémy
Khartoum rejette la demande d'inculpation de la CPI
Quelques heures après l'annonce du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno-Ocampo, qui a demandé l'arrestation d'Omar Al-Bachir pour
"génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre au Darfour", le Soudan a fait savoir, lundi, qu'il rejetait cette demande d'inculpation.
"Maintenant nous sommes contre la CPI et nous rejetons toute décision de la CPI", a affirmé un porte-parole du
gouvernement soudanais."Si la CPI transmet l'affaire à l'ONU, alors nous aurons une nouvelle réaction", a-t-il ajouté, sans plus de précisions.
L'ONU a relevé le niveau d'alerte pour son personnel travaillant au Darfour, notamment au sein de la force mixte ONU-Union africaine (Minuad) chargée du maintien de
la paix, et des ambassades occidentales ont recommandé à leurs ressortissants de limiter leurs déplacements au Soudan, craignant le déclenchement de violences. – (Avec AFP)
Khartoum dénonce les "mensonges" du procureur de la CPI
LE MONDE | 15.07.08 | 14h23 • Mis à jour le 15.07.08 | 14h23
LA HAYE CORRESPONDANCE
Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno Ocampo, a déposé devant
les juges, lundi 14 juillet, les preuves des allégations de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre au Darfour à l'encontre du président du Soudan, Omar Al-Bachir, contre lequel il
requiert l'émission d'un mandat d'arrêt. Les magistrats pourraient remettre leur décision dans deux à trois mois. Dans une allocution à la télévision, Omar Al-Bachir a estimé que "la Cour n'a
aucune compétence au Soudan" et qualifié de "mensongères" les accusations du procureur.
De son côté, le porte-parole du ministère des affaires étrangères, Ali Al-Sadiq, a tenu
des propos rassurants sur la coopération avec les Nations unies, objet d'inquiétudes à New York. "Nous ne savons pas quelle sera la réaction des Nations unies concernant le fait de traiter
avec un chef d'Etat considéré comme un criminel, a-t-il déclaré. Nous voulons indubitablement voir l'opération hybride (force conjointe de l'ONU et de l'Union africaine au Darfour,
Minuad) continuer et nous voulons voir des discussions politiques."
Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, a souligné dans un communiqué que la Cour est
"indépendante". Samedi, lors d'une conversation téléphonique avec le président soudanais, il s'était déclaré préoccupé par le lien établi par le Soudan entre la décision du procureur et
les opérations de maintien de la paix, a expliqué sa porte-parole. La Minuad a, quant à elle, annoncé son intention de retirer une partie de "ses personnels non essentiels". A la demande
du Soudan, la Ligue arabe a annoncé la tenue d'une réunion d'urgence samedi.
Au cours d'une conférence de presse organisée au siège de la Cour à La Haye, aux Pays-Bas,
le procureur a dénoncé "le génocide en cours au Darfour", perpétré contre les ethnies four, masalit et zaghawa, "planifié" par Omar Al-Bachir et exécuté "sans chambres à
gaz, sans balles, sans machettes" mais par "la famine, les viols et la peur". Pour le procureur, le mobile d'Omar Al-Bachir a pris forme dès le coup d'Etat de juin 1989 au terme
duquel il s'empare du pouvoir et "mène des luttes politiques et militaires tant à Khartoum qu'aux confins du Soudan contre des groupes qu'il considère comme des menaces pour son
autorité".
Les crimes reprochés par le procureur débutent en mars 2003, peu après l'échec des
négociations entre le gouvernement et les rebelles du Darfour. Le président Al-Bachir a émis des ordres d'attaques, conduites sur le même mode opératoire : encerclement et bombardement des villes
et villages, suivi d'attaques terrestres conjointes des forces armées et des milices janjawids au cours desquelles "les assaillants tuent hommes, femmes, enfants et personnes âgées. Ils
soumettent les femmes et les filles à des viols massifs. Ils pillent les villages et les réduisent en cendre".
Le procureur estime que les victimes qui n'ont pu rejoindre les camps de réfugiés, au
Tchad, subissent de nouvelles attaques dans les camps du Darfour. Pour le président soudanais, "peu importe qu'il y ait ou non des rebelles ou des objectifs militaires valables" car,
selon le procureur, "les cibles ne sont pas les forces rebelles". La nécessaire "lutte contre l'insurrection", opposée par Khartoum, ne serait qu'un "alibi". "Omar
Al-Bachir a organisé la misère, l'insécurité et le harcèlement des survivants."
Avec le concours d'Ahmed Harun, ministre délégué aux affaires humanitaires, et contre lequel la Cour a émis un mandat d'arrêt pour crimes contre l'humanité, en avril 2007, le personnel
humanitaire est expulsé, l'aide n'est pas distribuée, le déploiement des casques bleus est contrôlé. "Le génocide commis en imposant des conditions devant entraîner une destruction physique,
associé à une stratégie élaborée de désinformation, constitue une stratégie efficace permettant d'atteindre une destruction complète", écrit le procureur pour lequel les services de
renseignement soudanais ont été utilisés pour manipuler "l'opinion publique locale et internationale".
Stéphanie Maupas