27 Février 2011 Par La rédaction de Mediapart
Arrivé au pouvoir en 1969 à la faveur d'un coup d'Etat, il est un des plus vieux dictateurs de la planète. Pourquoi?
L'historien François Dumasy, spécialiste de la Libye et maître de conférences à l'Institut politique d'Aix-en-Provence, explique les structures «floues» d'institutions à la botte
de Kadhafi et les multiples compromis passés avec les grandes tribus pour marginaliser l'armée. Ressemblances et différences d'avec les révolutions égyptienne et tunisienne: un entretien
réalisé par Joseph Confavreux.
En 1977, Kadhafi abolit la
constitution : comment fonctionne alors l'Etat libyen et les structures de son pouvoir ?
En 1977, Kadhafi déclare la « révolution du peuple » et change le nom du pays en Jamahiriya arabe libyenne, un
néologisme signifiant la « République des masses » parce qu'elle se veut fondée sur des assemblées de base. Le schéma est bipolaire. D'un côté, on trouve un semblant d'administration dévolu au
peuple : ce sont les comités populaires, formés sur des bases essentiellement géographiques (quartiers, villages...), des sortes de soviets censés exprimer directement l'avis du peuple, et
auxquels les citoyens sont tenus de participer.
L'émanation nationale de ces comités populaires est le Congrès général du peuple (CGP) qui est, théoriquement, l'organe
législatif du pays. Mais, de l'autre côté, ces comités populaires sont contrôlés par d'autres comités, dits révolutionnaires, qui regroupent des personnes censées préserver l'idéal
révolutionnaire du régime. Ces comités révolutionnaires forment les troupes rapprochées de Kadhafi au niveau politique.
Cette structure dichotomique horizontale entre un pouvoir politique, censément révolutionnaire, et un pouvoir
représentatif, censément populaire, est, en outre, concurrencée par de nombreuses structures verticales qui convergent vers Kadhafi.
Le principal organe législatif, le Congrès général du peuple libyen n'a que très peu d'attributions : la défense, les
affaires étrangères, l'intérieur et l'économie lui échappent. Kadhafi a en réalité multiplié les structures qui ne dépendent que de lui, dont les attributions sont floues mais les pouvoirs
importants. Le plus important est un comité qui regroupe les chefs du coup d'Etat de 1969 et ses principaux conseillers politiques, dont le périmètre d'action est variable mais
puissant.
On trouve aussi l'Institut du
“Livre vert” ou un organe regroupant des gardiens de l'esprit de la révolution libyenne...
En abolissant la constitution, et donc l'Etat au sens classique, Kadhafi a assuré son pouvoir, puisqu'un nouveau comité
peut, à tout moment, être créé pour perpétuer un système fondé sur des allégeances personnelles et la redistribution d'une partie de la rentre pétrolière. Kadhafi joue de cette absence de
structures cohérentes et stables. Puisqu'il n'existe pas de règles fixes, tout dépend d'un prétendu esprit révolutionnaire, qu'il est le seul à incarner. Quand Kadhafi dit qu'il ne peut pas
démissionner parce qu'il n'a pas de rôle officiel, c'est structurellement exact. Il affirme être le guide et l'esprit de la révolution, ce qui lui donne un pouvoir d'autant plus fort qu'il est
informel et diffus.
On a vu, la semaine dernière, Kadhafi lire des extraits de son Livre vert : cet ouvrage sert-il en quelque sorte de code civil ou constitutionnel en Libye
?
Le Livre vert est aussi typique du système et du fonctionnement de Kadhafi. C'est un ensemble de maximes
politico-philosophiques et de remarques sur la société dont l'interprétation est variable, mais peut, in fine, légitimer toute autorité. Rien n'est régulé, tout est fondé sur des principes flous,
et chacun peut faire preuve d'un esprit plus révolutionnaire que l'autre dans l'interprétation du Livre vert pour s'attirer les bonnes grâces du guide suprême.
Kadhafi a écrit ce Livre vert en référence au Petit Livre rouge de Mao Zedong en voulant en faire
l'ouvrage de référence d'une troisième voie – la voie révolutionnaire – entre le capitalisme et le socialisme. On comprend mal Kadhafi si on oublie qu'il se pense pénétré d'une mission
prométhéenne, quasi messianique, pour guider les masses arabes vers un monde nouveau.
En réalité, le Livre vert est un ensemble de petits fascicules, portant sur la démocratie, la nature de l'Etat
ou la place des femmes dans la société. Le Livre vert rejette la démocratie occidentale, considérée comme imparfaite car permettant la domination de la majorité sur la minorité, pour une
démocratie directe et décentralisée. Kadhafi prône une société organisée autour de petites entités : familles, quartiers, tribus, et fondée sur l'intersolidarité de gens qui se
connaissent.
Le Livre vert est aussi influencé par des formes de socialisme européen : sur la place de la femme ou sur le
fait que l'Etat doit assurer à ses citoyens de quoi se loger et se nourrir. On y retrouve donc le paradoxe libyen : à la fois un rôle important de l'Etat dans la vie quotidienne (distribution de
nourritures, attribution de logements...) et une absence d'Etat, puisqu'il n'existe pas de structures étatiques ou institutionnelles fixes.
Le régime Kadhafi ne se réduit
pas à la seule personne du Colonel : quels sont les différents cercles de pouvoir que l'on peut repérer?
A travers ces emboîtements de comités, d'instituts, d'allégeances personnelles ou tribales, Kadhafi tire une partie de
son pouvoir de son rôle d'arbitre. Ceux qui tiennent le pays autour de Kadhafi sont déchirés entre eux. Depuis 2003, le conflit principal oppose conservateurs et libéraux. Ces derniers sont menés
par le fils aîné de Kadhafi, Saïf el Islam, et son mentor, Choukri Ghanem, premier ministre jusqu'en 2006 et président de la National Oil Corporation.
Saïf el Islam dirige la fondation Kadhafi, qui est censée s'occuper de développement et, ironiquement, de droits de
l'Homme. Mais c'est surtout un ministère des Affaires étrangères bis. C'est le fils aîné qu'on envoie pour négocier avec les chefs d'Etat étrangers, pour la libération des infirmières bulgares ou
les suites de l'attentat de Lockerbie.
En face, ceux qu'on appelle les conservateurs sont principalement issus des anciens du coup d'Etat de 1969 – l'Institut
du Livre vert est leur bastion – mais on y trouve aussi un autre fils de Kadhafi, Mootassem, qui était, depuis janvier 2007, à la tête du Conseil de sécurité nationale, un poste stratégique en
matière militaire, anti-terroriste et politique. Mais il est difficile de voir clair dans l'influence de ces deux camps.
D'une part, l'arbitrage de Kadhafi change vite. En septembre dernier, Mootassem a été placardisé, même s'il n'est pas
impossible que, vu son ancien poste, il se trouve aujourd'hui derrière la répression, tandis que Saïf el Islam est revenu sur le devant de la scène après un moment de creux.
D'autre part, l'opposition entre les deux camps est davantage économique que politique. Saïf el Islam veut l'ouverture
économique du régime, et la modernisation du pays n'est pensée que d'un point de vue économique. Le dernier rapport, début février, du FMI se félicite d'ailleurs du taux de croissance Libyen
(10,3% en 2010) et des efforts de libéralisation et de privatisation engagés sous l'impulsion de Saïf el Islam. Ce qui est en jeu, ce sont les revenus du pétrole, et les conservateurs refusent
qu'ils échappent aux cadres des comités révolutionnaires.
Cette crainte rencontre un écho dans le petit peuple, ou chez les jeunes massivement touchés par le chômage, qui ont
beaucoup à perdre de cette libéralisation et de la fin du système socialisant, incluant distribution de nourriture ou attribution de logement.
La comparaison avec l'Egypte, où l'orientation libérale de Gamal Moubarak faisait beaucoup de mécontents parmi les
pauvres, mais aussi parmi les bénéficiaires traditionnels de l'organisation économique du pays, notamment les généraux de l'armée, n'est pas absurde : un autocrate vieillissant qui attise les
conflits entre élites quand se profile la succession, un fils qui mécontente les dignitaires traditionnels en attirant une nouvelle classe d'affaires, une inquiétude de ceux qui vivent des
petites prestations sociales allouées par le régime...
Cette révolte libyenne est-elle,
comme en Tunisie ou en Egypte, à la fois une demande démocratique et sociale, ou le rôle des tribus perturbe-t-il cette lecture ?
On ne peut pas tout lire en termes de tribus, même si on ne comprend pas la Libye sans elles. Un quart des familles
libyennes vivent sans revenus réguliers, le taux de chômage est très élevé parmi les jeunes et il est impossible de dire si les derniers trains de réformes menées par Saïf el Islam n'ont pas
attisé la colère.
A l'origine, c'est donc une révolte générationnelle qui fonctionne de la même manière qu'en Tunisie ou en Egypte, avec
une mobilisation et une organisation faisant largement appel aux réseaux sociaux. D'ailleurs, à Tripoli, où la dimension tribale est moins importante dans un contexte d'urbanisation importante,
les foyers de contestation – là où la répression a été la plus violente – sont les périphéries remplies de jeunes urbains précarisés, déracinés, laissés-pour-compte de la rente pétrolière, et à
l'avenir bouché.
Mais, lorsque la colère a pris de l'ampleur, des tribus ont fait défection et, comme elles jouent depuis l'indépendance
un rôle pivot dans le fonctionnement politique du pays, cela change tout. Là encore, les positionnements ne sont pas simples. D'une part, les chefs de tribus qui ont fait sécession dans l'Est
espèrent, ainsi, garder la main sur leurs troupes et notamment les jeunes générations, tout en profitant de l'affaiblissement du pouvoir de Kadhafi qu'ils contestent, notamment dans l'Est, depuis
longtemps.
D'autre part, Kadhafi a fait des appels du pied aux chefs des tribus sur le mode : « Contrôlez vos jeunes et on va
discuter ». Mais cela n'a pas marché. Des tribus importantes comme celle des Warfalah se sont donc rebellées contre Kadhafi, mais cela ne règle pas tout. Une fois l'enthousiasme retombé, les
jeunes vont sans doute demander des comptes, y compris aux dignitaires qui ont accepté pendant des années, contre dividendes, le système Kadhafi.
La répression actuelle paraît
davantage menée par des mercenaires ou la garde rapprochée de Kadhafi que par les militaires. Quel rapport Kadhafi entretient-il avec l'armée ?
Depuis son arrivée au pouvoir, Kadhafi a marginalisé l'armée. Il n'était que capitaine lorsqu'il fait le coup d'Etat de
1969 et il n'a jamais eu de légitimité forte auprès des officiers supérieurs. Même si Nasser a été le modèle de Kadhafi, la Libye n'a pas suivi le trajet de l'Egypte, en donnant à l'armée un rôle
de ciment de l'unité nationale, et aux officiers supérieurs des postes stratégiques dans la conduite des affaires du pays.
Ensuite, il a continué à raisonner en chef de tribu, à la fois en armant ses propres partisans et en superposant une
partie de l'organisation tribale traditionnelle à l'organisation militaire. La place donnée à certains membres de la puissante tribu des Warfalah au sein du dispositif militaire en Cyrénaïque a
probablement facilité le ralliement des militaires à la rébellion dans la région de Benghazi.
La marginalisation de l'armée explique les défections et qu'on n'ait pas vu les militaires participer à la répression,
mais elle pose une autre question. En Libye, il n'y a pas eu de lutte d'indépendance qui aurait pu servir de creuset aux différentes composantes du pays. L'indépendance a été octroyée, entre 1946
et 1951, à des tribus qui ne partageaient pas de combat commun. Cela explique qu'il a été, pendant plus de quarante ans, plus efficace pour Kadhafi de s'appuyer sur ce système tribal que sur un
pouvoir national cimenté sur une armée forte, incarnant une nation difficile à trouver. L'armée ne sera sans doute pas en mesure d'assumer un rôle de continuité et d'unité nationale comme en
Tunisie ou Egypte, et une partition du pays n'est pas inenvisageable.
Kadhafi pourra-t-il s'accrocher encore longtemps au pouvoir ?
Kadhafi peut s'appuyer sur deux bras armés pour défendre son pouvoir. Il peut compter sur les brigades de sa garde
prétorienne, bien mieux équipées que l'armée régulière, et dirigées par des membres de sa propre famille, notamment certains de ses fils, même si une brigade qu'on pensait proche de Kadhafi a
déjà fait défection et rejoint la rébellion à Benghazi. Il peut aussi lancer contre les opposants les milices des comités révolutionnaires substantiellement armés, ainsi que de nombreux
mercenaires qui ont été aux premières loges de la sanglante répression des derniers jours.
En outre, Kadhafi, même s'il a perdu une grande partie des champs pétrolifères, dont la majorité se trouve en
Cyrénaïque, détient des réserves financières issues de la rente pétrolière qu'on estime à plus de 150 milliards de dollars. De quoi tenir de longs mois encore... Et même si son pouvoir semble
aujourd'hui de plus en plus retranché à Tripoli et alentours, cette ville possède environ 1,7 million d'habitants, ce qui représente pas loin du tiers de la population du pays.
Il est donc encore tôt pour dire que tout le pays a échappé au contrôle de Kadhafi et qu'il se trouverait retranché dans
un dernier bastion prêt à tomber.