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DU
DÉSORDRE… EN PERSPECTIVE !
Des averses exceptionnelles en cette saison sèche
lavent Dakar des miasmes de la nuit. En ce jour de janvier, la capitale sénégalaise, semblable à un mastodonte sacré, brille de mille feux. Ici, presque tout le monde vit au rythme de la
prochaine élection présidentielle, prévue pour se dérouler quelques semaines plus tard.
Pourtant, de nombreux signes laissent présager
une période d’inquiétude et de grand désordre dans les affaires du pays. L’orage peut éclater à tout moment. Le pire peut arriver ! La faute à un homme, Abdoulaye Wade, et à son clan. Arrivé
au pouvoir en mars 2000 à la faveur d’une élection crédible, ce dernier peine à s’éterniser dans les allées de la République. D’où sa détermination, manifeste, à corrompre, à plus de 86 ans, son
propre itinéraire politique, au nom d’obscurs desseins,
hypothéquant ainsi le destin collectif des Sénégalais. Alors que la
majorité de ses compatriotes lui enjoint de renoncer à un troisième mandat qu’il s’est mis en tête de briguer en dépit du bon sens, Gorgui – surnom donné par ses partisans – encouragé par une équipe d’irresponsables davantage préoccupés à garnir leurs poches
trouées que par le maintien de la paix sociale dans leur pays, rédige, sous le regard de l’opinion, l’ultime chapitre d’un règne perverti. Le 17 décembre
dernier, il a été investi par la formation politique dont il est toujours le secrétaire général, le Parti démocratique sénégalais (PDS), pour porter ses couleurs lors de l’élection
présidentielle de cette année.
Insensible à la vague de contestation qui
secoue le pays depuis des mois, l’exhortant à ne pas briguer un troisième mandat, Abdoulaye Wade a décidé de livrer son dernier combat, mais cette fois-ci, à l’encontre de la majorité de ses
concitoyens. Le combat de trop. À partir de ce moment-là, et chaque jour saura dès lors le prouver, seul va compter, pour lui, le prolongement de son bail à la tête du Sénégal. Foulant ainsi
allégrement aux pieds les supposés convictions et engagements qui naguère lui avaient valu l’adhésion de tous ceux qui, comme mon pauvre père, ont trouvé en lui l’inventeur d’une nouvelle page
constructive de l’Histoire d’une Afrique post indépendance qui a trop souvent donné l’image d’un bateau ivre, en perdition. Tous ceux-là, y compris
moi, ont longtemps eu la naïveté d’y croire : néanmoins, le grand bond qualitatif du Sénégal n’a pas eu lieu. Pis, l’épilogue dicté par le seul agenda politique de Wade qui s’écrit
actuellement sous nos yeux de naïfs, mais de naïfs éclairés – il ne manquait plus que ça ! – ignore même les fondements du plus précieux patrimoine commun du Sénégal : sa démocratie,
construite bien avant les vents du multipartisme qui ont soufflé dans la plupart des pays du continent noir au début des années 90.
De leurs balcons, les piètres stratèges
du règne agonisant d’Abdoulaye Wade, observent le rejet massif exprimé aussi bien par les politiques traditionnels que par les mouvements spontanés de la jeunesse, de même que par les
organisations de la société civile, sans rien comprendre. Comble de désinvolture, ils ont préféré opposer à cette montée de mécontentement, le mépris et l’indifférence, signes distinctifs des
pouvoirs autistes n’ayant aucun autre choix que de se recroqueviller sur leurs fébriles certitudes. Ils ont fermé les portes au dialogue et à la concertation, de sorte que la fronde politique
traditionnelle s’est transformée en fronde sociale, plus explosive qu’une bombe atomique. C’est peu de dire que depuis son accession à l’indépendance, le Sénégal n’avait jamais connu un tel degré
de crispation, et l’architecture polémologique actuelle de la scène politique fait craindre tous les débordements et une crise majeure. En opposant, en dépit du simple bon sens, et avec une rare
arrogance, la primauté de son agenda à la revendication populaire, dans un pays où l’attachement aux libertés collectives relèvent de la culture nationale, l’opposant autoproclamé
« panafricaniste » de naguère, s’est transmué, inexorablement, aux yeux de l’opinion en une banale incarnation du pouvoir personnel, de la gestion privative de l’espace national,
pathologiquement convaincu que sa destinée se confond avec celle de la collectivité qui lui a accordé un bail temporaire dont il a méthodiquement détourné les clauses essentielles.
Un régime persuadé que les ruses du passé peuvent
encore prospérer
« Faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais » est désormais la rengaine en vogue de ce grand donneur de leçons devant l’Éternel. Prompts à
vitupérer les turpitudes des autres chefs d’État qui s’accrochent à leurs fauteuils et à infliger à la terre entière des leçons de probité, comme ses diatribes contre l’ex-président ivoirien
Laurent Gbagbo que nous avons encore en mémoire, Abdoulaye Wade a rechigné, et rechigne encore de manière ostentatoire, avec un culot qui n’a d’égal que son ego démesuré, à balayer devant sa
propre porte : corruption, vanité, vénalité, cupidité, mépris des humbles et obscurantisme ont élu domicile chez les Wade. Tout cela les pousse à opposer un mépris souverain à l’opinion
sénégalaise qui conteste la troisième candidature du vieux renard en se fondant sur la loi fondamentale. La réponse du PDS, son parti, aux revendications des Sénégalais, est aussi simpliste que
dangereuse : circulez, il n’y a rien à voir ! Abdoulaye Wade et les siens pensent à tort que tout le bruit que font leurs compatriotes pourrait s’éteindre, juste au moyen d’un
arrangement politicien, dans un pays où le pouvoir, de plus en plus en plus déconnecté de la réalité, se dit convaincu que tout s’achète. Ils croient dur comme fer que la volonté de ses
adversaires d’en découdre pourrait s’évanouir, dès lors qu’ils seraient invités à se joindre aux convives du festin présidentiel… Réflexe d’un autre âge.Bien dommage que ses leçons sur la démocratie et la voix du peuple ne fonctionnent qu’à
sens unique.
Un troisième mandat de Wade est-il souhaitable ou
souhaité ?
Faute d’un séisme d’une importante
magnitude sur l’on ne sait quelle échelle, le Conseil constitutionnel sénégalais validera, sans conteste, la troisième candidature d’Abdoulaye Wade. Et ce d’autant plus que la fronde qui l’oppose
à ses adversaires a tôt fait de virer à la farce et à l’extravagance. Car le président sénégalais qu’on pourrait désormais, du fait de ses agissements, confondre avec son fantasque homologue et
voisin qui terrorise la Gambie, n’a pas hésité le moins du monde à aller chercher aux quatre coins du globe sauf au Sénégal, à grands frais, une
armada de juristes, oh pardon… de mercenaires du droit pour venir expliquer à ses concitoyens la « recevabilité » de sa candidature de la honte. Si l’on n’atteignait pas là le comble de l’affliction, le degré zéro de la politique, s’il ne s’agissait pas
de l’avenir de millions d’individus, l’énormité du procédé prêterait plutôt à sourire. Parmi ces juristes invités à dire le droit en lieu et place des
institutions sénégalaises habilitées, Charles Zorgbibe, juriste et historien français spécialiste des relations internationales, Michel de Guilenchmidt, haut fonctionnaire français, avocat
au Barreau de Paris, Bernard Chantebout, professeur émérite de droit public à l’Université Paris V, Didier Maus, expert en droit constitutionnel, Jean-Yves de Cara, docteur d’État en droit
public, Thurbert Baker, ancien Procureur général démocrate de l’État de Géorgie et président de l’Association des procureurs aux États-Unis, Dominique Chagnollaud docteur d’État en sciences
politiques, et l’inévitable Christine Dessouches désignée secrétaire de séance, amie de toujours de Wade, et retraitée de l’Agence de coopération culturelle et technique en France. « Que du beau monde… », comme dirait l’autre.
D’un calme plus qu’olympien, ces
mercenaires du droit, dont l’expertise se confond allègrement avec leurs haïssables intentions mercantiles, sont venus dire en substance au bon peuple sénégalais, ouvrez les guillemets :
qu’en limitant le nombre de mandats lors de la révision de la Constitution qu’il avait lui-même initiée (limitation qui n’existait pas avant son entrée en fonction), et en annonçant sur tous les
toits à coups de trompettes et de tambours, comme c’est souvent le cas avec lui, leur président ne s’est pas tiré himself deux, voire même trois
balles dans le pied, et surtout donné les verges pour se faire fouetter. À les en croire, le Conseil constitutionnel devait l’autoriser à concourir en février prochain. La nouvelle loi
constitutionnelle instaurant le quinquennat, ont-ils assuré, n’étant pas rétroactive, seul son mandat 2007-2012 devait être pris en
compte.
Pas étonnant
que l’opposition sénégalaise ait rejeté les « conclusions » de ces acteurs du crépuscule, en dénonçant « une farce, un cirque, une
aberration… ». Hélène Tine, la remarquable porte-parole de l’Alliance des forces du progrès (AFP, parti de l’opposant Moustapha Niasse), a,
quant à elle, estimé que ce séminaire était « une manière pour Wade de trouver une onction, une justification à son obsession à vouloir briguer un troisième mandat ». Pour sa
part, le Parti socialiste a mis l’accent sur le gaspillage des deniers publics, en considérant les conclusions des juristes invités comme « une séance de restitution d’une réflexion
commandée à des juristes nourris et logés sur les fonds du contribuable ». Vive réaction des opposants réunis au sein du Mouvement Tekki qui ont tôt fait d’appeler, plus que jamais, à
« la mobilisation citoyenne pour s’opposer à cette candidature inconstitutionnelle ». Ce mouvement a relevé
que « pendant deux jours, aux frais du contribuable sénégalais, des millions de francs Cfa ont été dépensés par le régime des Wade, un homme englué dans le mimétisme colonial,
malgré son panafricanisme de façade, et ce, pour que treize juristes et avocats d’affaires interprètent la Constitution de 2001 en faveur de sa candidature à l’élection présidentielle de février
2012 ». Le patron du PDS espérait-il réellement, par cette pathétique pantalonnade, parvenir à « influencer le Conseil
constitutionnel qui devra trancher fin janvier sur la validité des candidatures » ? Tout laisse à le penser !
Va-t-il à ces élections à contrecœur ?
Au cours d’une interview donnée début
janvier 2012 aux chaînes de l’audiovisuel public français, Radio France Internationale et France 24, à la question : « Si vous êtes réélu, comme vous l’espérez, vous allez gouverner différemment, et si oui comment ? », le président Wade a déclaré ceci : « Différemment non, parce que ma façon de gouverner a donné d’excellents
résultats que tout le monde constate, tous ceux qui sont de bonne foi. Mais j’élargirai le gouvernement, j’élargirai la majorité. Pourquoi ? Parce que ces élections qui viennent, constituent
un turning point dans l’Histoire du Sénégal. Puisque tous les hommes politiques âgés, comme moi – ou
l’opposition, parce que nous sommes de la même génération – tous ces gens de ma génération, vont être remplacés par les jeunes générations, dans leur même parti. Alors, qu’est-ce que je vais
faire ? Je vais préparer la même génération dans mon parti, à disputer le pouvoir je ne sais pas quand, mais ces élections vont se dérouler entre des Sénégalais de la même génération, du pouvoir
et de l’opposition. Les dinosaures comme eux et moi, nous serons en dehors du système politique. Il se trouve que ma mission aujourd’hui, c’est de préparer une alternance
générationnelle3 ».
En lisant entre les lignes, il est clair
que le président sénégalais a voulu signaler deux choses : la première, il est très peu probable que le Conseil constitutionnel, présidé par l’un de ses proches, Cheick Tidiane Diakhaté,
invalide sa candidature. Et la deuxième affirmation : il ne s’était pas préparé à faire trois mandats, qu’il a pris la décision en dernier ressort et à contrecœur parce que, dans son propre
camp, il n’existait aucune option valable en dehors de lui. En français : face à l’incapacité de son dauphin putatif, Karim, qui n’est pas en position de gagner parce que rejeté par les
Sénégalais, il se présente pour lui céder la place juste après les élections. Terrible aveu d’échec. Il faut le dire, et le dire avec une certaine gravité,
qu’au-delà de cet aveu d’échec, nul projet, pas la moindre trace d’un programme de gouvernement. Mise à part la promesse de préparer « l’alternance générationnelle » qui est plutôt une grossière tentative de dévolution monarchique du pouvoir de l’État. On pourrait également s’étonner
d’entendre Abdoulaye Wade promettre sans rire « d’élargir le gouvernement et la majorité », alors même que les Sénégalais sont suspendus à la décision du Conseil constitutionnel qui devra se prononcer, le 18 janvier prochain, sur la
validité de sa candidature. Vit-il encore dans le même pays que les Sénégalais ? À force de toucher le fond, le vieux Wade finira bien par
trouver de… bonnes idées.