Le Monde.fr | 26.02.2014 à 14h20 • Mis à jour le 26.02.2014 à 14h34 |Propos recueillis par Hélène Sallon
Les violences en Centrafrique ont déplacé près d'un million de Centrafricains, sur une population totale de 4,6 millions d'habitants, provoquant une crise humanitaire sans précédent dans un pays parmi les plus pauvres du continent. A Bangui, 400 000 personnes, soit la moitié de la population de la ville, vit entassée dans des camps de fortune. Alors que l'opération militaire française Sangaris a été prolongée, le 25 février, pour permettre de juguler les violences et les exactions qui continuent dans le reste du pays, des milliers de personnes affluent toujours dans les camps de réfugiés installés dans les pays limitrophes, au Cameroun et auTchad notamment.
Dr Mégo Terzian, responsable des opérations d'urgence à Médecins sans frontières (MSF), revient sur la situation humanitaire observée par ses équipes sur le terrain.
Quelle est la situation sur le terrain actuellement ? Le calme est-il revenu à Bangui, la capitale ?
Mégo Terzian : A Bangui, la situation s'est améliorée. Il y a toujours des violences sporadiques, des tirs matin et soir et quelques blessés qui arrivent. Plusieurs milliers de personnes vivent toujours dans des camps spontanés organisés par les communautés et les milices dans des églises, des missions catholiques, etc. Le camp de M'Poko, près de l'aéroport, accueille 69 000 déplacés internes.
La situation humanitaire ne s'est donc pas améliorée. L'aide distribuée ainsi que les opérations de secours sont inadéquates et timides par rapport aux besoins. Pourtant à Bangui, le problème de l'acheminement de l'aide par avion ne se pose pas et il est possible de minimiser les risques sécuritaires.
Les violences continuent dans le reste du pays. Qu'observez-vous ?
Dans le nord-ouest du pays, près de la frontière avec le Cameroun, des villages entiers ont été abandonnés, brûlés. Les milices érigent des barrages et sèment la terreur. Des exactions quotidiennes sont commises par différentes communautés : la grande majorité contre les musulmans réfugiés mais les ex-Séléka commettent aussi des exactions contre la population, à Kabo par exemple. Il y a des jours où l'on reçoit beaucoup de blessés.
Un peu partout, le même scénario se reproduit avec des gens entassés dans des églises ou des mosquées, protégés par une poignée de soldats de la Misca [Mission internationale de soutien à la Centrafrique]. Les populations sont poussées à l'exode. On regroupe des gens pour organiser leur départ vers d'autres pays au lieu de cantonner les milices. Cet exode et ces exactions posent la question de l'efficacité des forces étrangères censées remettre de l'ordre dans le pays.
Selon les autorités centrafricaines, 400 000 personnes vivent dans la forêt depuis plusieurs semaines. Ils n'ont pas de nourriture, pas d'accès aux soins. Des cas de rougeole et de méningite ont été constatés par les équipes de MSF en cliniques mobiles. Déjà avant la crise, l'état sanitaire du pays était catastrophique. En 2011, la mortalité était très élevée, de l'ordre de sept morts pour 10 000 par jour. On avait lancé des alertes sur la catastrophe démographique qui se profilait. Avec les violences et les déplacements de populations, la moitié de la population centrafricaine va disparaître d'ici à quelques années si on ne fait rien. C'est très inquiétant.
Avez-vous accès à toutes les provinces ? Dans quelles conditions y travaillez-vous ?
Hors de Bangui, il y a peu d'humanitaires à l'exception de la Croix-Rouge centrafricaine et de MSF. A MSF, nous avons décidé de prendre des risques mais nous ne pouvons pas couvrir tous les besoins et accéder aux personnes réfugiées dans les forêts ni même à tous les villages. La prudence des ONG hors de Bangui est compréhensible. Des milices arrêtent les ambulances et les convois humanitaires pour transporter leurs troupes. Les populations cachées dans la forêt n'osent plus sortir quand les voitures humanitaires arrivent et dans les villages, les gens fuient à leur approche.
Les troupes étrangères ont plus ou moins sécurisé l'axe Bangui - Bouar - Cameroun mais il y a toujours des milices qui perturbent la circulation et attaquent les camions, comme ça a été le cas contre le Programme alimentaire mondial. Les chauffeurs qui transportent l'aide humanitaire ont désormais peur de faire le trajet. Les humanitaires sont pris à partie et accusés de travailler pour un camp plutôt qu'un autre.
Quels sont les besoins prioritaires pour les populations en Centrafrique ?
Les opérations de secours ne sont pas à la hauteur des besoins. Pour les déplacés de l'intérieur, les besoins prioritaires sont l'accès à l'eau potable et à l'aide alimentaire, ainsi qu'à des abris corrects, puis l'accès aux soins. Des personnes réfugiées au Tchad ont dit, à leur arrivée, n'avoir pas mangé depuis quatre jours.
Pour les personnes déplacées dans les forêts dans le nord-ouest et le nord-est du pays, l'accès aux soins est prioritaire. Avec les guerres qui ont traversé ces régions, ces populations savent trouver de la nourriture dans la nature. Mais, à défaut de soins, elles peuvent mourir de paludisme ou de diarrhées aiguës. Il y actuellement plus de morts indirects en Centrafrique que de morts par violences.
Quelle est la situation des personnes réfugiées dans les pays limitrophes ?
Au Cameroun, la prise en charge des réfugiés s'améliore mais au Tchad, où 40 000 personnes sont arrivées en une semaine à Goré, l'aide humanitaire n'est pas organisée du tout et ce, pour des raisons incompréhensibles. Il n'y a pas d'eau potable, ni de réseau d'assainissement, les réfugiés dorment à la belle étoile. A Sido et Bitoé, des camps temporaires érigés par les autorités tchadiennes, les gens sont totalement sans assistance et des informations nous parviennent selon lesquelles les agences de l'ONU fournissent de l'assistance en échange de l'engagement des réfugiés à retourner en RCA. C'est incroyable et inadmissible.
Quel est le bilan des victimes depuis le 5 décembre ?
C'est très compliqué de faire un bilan des morts car il n'y a plus de système sanitaire qui fonctionne, plus d'hôpitaux. Les morts ne sont donc pas recensés par les hôpitaux et même parfois les blessés refusent d'y aller de peur d'y être tués. Par ailleurs, beaucoup d'exactions ont lieu dans la forêt et peu de monde sait exactement ce qu'il s'y passe.
En décembre, un bilan avait été donné de 1 000 morts à Bangui mais nous ne pouvons le confirmer. On pense que ces chiffres sont sous-estimés. Nos équipes à Bangui ont dénombré 200 cadavres à l'hôpital communautaire entre le 5 et le 6 décembre. Il n'y a pas eu autant de morts en 24 heures depuis cet événement. Les équipes de la Croix-rouge centrafricaine ne peuvent pas non plus avoir une vision globale car elles ne sont pas libres de bouger dans tout le pays. A Bangui, elles n'ont que cinq ambulances.
Et pour les blessés ?
A Bangui, nous étions les seuls à pouvoir traiter des patients donc nous connaissons le nombre de blessés arrivés sur le seul hôpital fonctionnel de la ville, l'hôpital communautaire, ainsi qu'à l'hôpital Castor et au centre de santé du camp de M'Boko. Ces trois sites ont reçu entre le 5 décembre et fin janvier, 4 200 blessés. Les équipes basées à l'hôpital communautaire ont pratiqué 2 000 interventions, dont 1896 sur des victimes de violence, sur la même période. La mortalité hospitalière n'est pas très élevée, elle a été de 2 % sur les interventions médicales et chirurgicales.
Hélène Sallon