http://www.parismatch.com/
Elle adorait son métier et voulait témoigner pour ceux qui souffrent. Elle a été tuée en Centrafrique
Place des Ternes, à Paris, Camille descend de son deux-roues et tente d’enlever son casque. La mentonnière est coincée, elle ne parvient pas à l’ouvrir. A quelques pas, une femme fait la manche, assise sur le trottoir. Elle observe Camille, puis se met à rire. Leurs regards se croisent, Camille éclate de rire à son tour. Un échange fugitif. Camille, elle, le considère comme « captivant » et elle l’écrit. Elle a envie de savoir qui est cette mendiante, quelles sont ses origines, comment elle a pu se retrouver là. Cette femme, avec laquelle elle s’est sentie « connectée », pourrait être un sujet de reportage… Camille avait le don de voir ceux que les autres ignorent. Elle voulait éviter les chemins balisés. Elle n’a pas transigé et s’est installée en juillet 2012 dans le dernier-né des pays du monde, le Soudan du Sud, créé en 2011. Dans la lettre de motivation envoyée au studio Hans Lucas, auquel elle souhaite appartenir, elle écrit : « M’installer à Djouba correspond à un idéal professionnel et personnel : permettre une meilleure compréhension de fond d’une petite partie du monde, couvrir ces zones délaissées et rapporter de nouvelles images de régions ignorées, voire oubliées. »
Quand elle y débarque, la jeune femme a déjà quitté le cocon familial depuis plusieurs années pour vivre à l’étranger. Originaire d’Angers, Camille a grandi dans un foyer soudé, aimant. Sa mère, Maryvonne, DRH, et son père, Guy, paysagiste, respectent ses choix. Leur fille s’efforce de les rassurer sans leur mentir. Après le lycée Saint-Martin d’Angers, Camille part pour l’Angleterre où elle intègre l’université de Southampton, puis l’école danoise des médias et du journalisme. La photo devient son langage. « Elle faisait déjà de superbes images, dit Lorenzo Virgili, cofondateur de Hans Lucas. Camille avait la bonne distance et déclenchait au bon moment. Elle était humble et persévérante. Elle avait une conviction, des principes, mais n’était pas aveuglée par les préjugés. » A Gudele, un quartier situé à une vingtaine de minutes du centre de Djouba, Camille vit à la dure. Elle partage une maison sans électricité avec une jeune photographe roumaine, Andreea Campeanu. Quand elle n’est pas en reportage, Camille assiste à des réunions, prend des contacts et s’installe au Logali, un restaurant où elle peut se connecter sur Internet. Camille s’est acheté une moto. Andreea est souvent sa passagère. Elles se soutiennent, participent à des soirées, dansent, rentrent tard et passent les checkpoints en riant.
Camille est bouleversée par le destin des populations des monts Nuba, qui vivent recluses dans leurs montagnes bombardées par Khartoum, la capitale du Nord. Elle les rejoint à pied, attrape la malaria et fait un séjour dans un hôpital en zone de guerre. Son ami Jonathan Pedneault, 24 ans, forme les correspondants d’une radio locale. Il se moque d’elle avec affection, prétendant qu’elle ne parviendra jamais à placer ses « photos de petits Noirs affamés ». Camille lui répond qu’elle s’en moque, que « l’important, c’est de témoigner dans l’espoir qu’on s’intéresse un jour à eux ». Finalement, elle vendra ses photos.
Camille file en Centrafrique dès septembre 2013. Dans cette ancienne colonie française, chrétienne à 80 %, les affrontements se multiplient entre les milices. Les civils des deux camps sont massacrés. Médecins sans frontières l’héberge, avant qu’elle ne prenne ses quartiers à l’Institut Pasteur. Frédéric Gerschel, grand reporter au « Parisien », arrive en Centrafrique à la fin octobre et fait équipe avec elle. Il est impressionné par sa niaque, son sang-froid et la qualité de ses contacts. « C’était une journaliste complète », explique-t-il. Il aime « ses espèces d’éclats de rire en permanence, son côté bon public qu’un rien amuse ». Quand elle apprend que le père de Frédéric collectionne les papillons, elle déniche une boîte d’espèces rares et l’offre à Frédéric le soir de son anniversaire, le 9 novembre. William Daniels, photojournaliste, débarque à Bangui à la fin du même mois. C’est son deuxième séjour. Camille lui propose de partager un appartement abandonné par des expatriés. Dès les premiers heurts, début décembre, ils rallient ensemble un petit hôtel moins isolé. La France envoie des troupes sous mandat de l’Onu. C’est l’opération Sangaris. Camille présente à William une famille dont une des femmes a été tuée par l’explosion d’une grenade. Les photos de William prises pendant les funérailles sont récompensées par le prix le plus prestigieux de la profession, le World Press. William constate à son tour que Camille était « connue dans Bangui ». « Elle rayonnait, dit-il. Elle était hyper réactive, avec un sens du contact inestimable. Ce métier est difficile, mais elle le faisait comme si elle en avait toutes les clés. »
CAMILLE AVAIT LE DON DE VOIR LA DÉTRESSE QUI FAIT BAISSER LES YEUX DES AUTRES
En avril dernier, Camille fait un séjour d’une semaine à New York. Les rédacteurs en chef photo de grands journaux lui réservent un accueil favorable et elle se réjouit de son rendez-vous avec Jean-François Leroy, le directeur de Visa pour l’image, le festival international de photojournalisme, qui lui a promis une projection de ses clichés. Puis elle retourne à Bangui. Camille veut se rendre dans les mines de diamant pour photographier les milices chrétiennes anti-balaka, qui exploitent les mineurs. Son ami Jonathan a décroché un contrat de formation pour une ONG basée à Bangui. Il doit partir en tournée d’un mois dans l’ouest du pays, contrôlé par les anti-balaka. Il propose à Camille de l’accompagner. Elle accepte. Dans son sac à dos, Camille trimballe une biographie de Robert Capa. Il leur faut deux jours pour parvenir à Nola, le 25 avril, à environ 200 kilomètres de Bangui. Cinq jours plus tard, ils sont à Berberati. Camille est en contact avec Hassan Fawaz, un homme d’affaires libanais, négociant en diamants, rencontré une semaine auparavant. Ce dernier héberge Camille et Jonathan. De nombreux anti-balaka fréquentent la maison de Hassan Fawaz, un bâtiment sécurisé. Camille a sa propre chambre ; Jonathan et deux autres Libanais partagent celle de leur hôte. Des anti-balaka proposent à Camille de l’emmener sur le terrain pendant une journée. Parmi eux, il y a Junior, 27 ans, un ancien soldat. Les ex-Seleka ont égorgé sa mère et ses quatre sœurs. Junior explique à Camille que tuer des musulmans pour se venger lui fait du bien. Il lui raconte comment il a assassiné un bébé en le jetant contre un mur. Elle continue de l’interroger et apprend que Junior avait tué la mère de l’enfant, il ne voulait pas qu’il reste orphelin. « La force de Camille, dit Jonathan, c’était de mettre cette violence dans son contexte. Elle était simple, gentille, à l’écoute… »
Un soir, dans la maison où ils ont pris leurs quartiers, les deux journalistes rencontrent le « colonel Rock », un anti-balaka qui opère dans la région de Bouar. Il connaît bien Hassan. Camille commence à suivre le colonel et son groupe le samedi 3 mai. Elle se rend avec lui et ses hommes à Nao. Elle emporte un des téléphones satellites de Hassan. La mission se passe bien, et Camille compte repartir en patrouille avec eux pendant cinq jours. Son retour est prévu pour le lundi 12 mai. Jonathan rentre à Bangui deux jours avant cette date. Il tente de l’appeler, mais le téléphone satellite de Camille ne répond pas. Celui de Hassan non plus. Une amie commune, Katarina, reçoit un appel de Camille, le samedi soir, vers 20 heures. « Camille avait des informations à transmettre par message texte, explique Jonathan. Nous avons attendu ce message, mais il n’est jamais arrivé. »
Le lundi, Jonathan parvient enfin à joindre Hassan, qui le rassure : selon lui, tout va bien. Mais le lendemain, vers 13 heures, Hassan le rappelle. « Il était paniqué. Il m’a dit qu’il y avait eu une embuscade, qu’ils étaient tous morts, que Camille était parmi les victimes. Je n’y croyais pas. » Très vite, il en a la confirmation : le petit frère du colonel a survécu et aurait réussi à récupérer les corps, qui doivent être amenés à Galo. Jonathan appelle son correspondant sur place. Il interroge le porte-parole de la force Sangaris, qui affirme n’être au courant de rien. Quelques heures plus tard, sur des clichés qui lui parviennent, Jonathan identifiera le corps de sa consœur.
Il n’y a pas si longtemps, Camille a été interviewée par une journaliste d’un site Internet qui lui a demandé ses conseils aux jeunes photographes. Elle a répondu : « Travaille dur, reste critique et exigeant avec toi-même. Et si tu n’es pas content de ce que tu as fait, recommence, encore et encore, mais n’abandonne jamais. »
CAMILLE LEPAGE
MEURTRE D’UNE PHOTOJOURNALISTE
http://www.parismatch.com/
Elle adorait son métier et voulait témoigner pour ceux qui souffrent. Elle a été tuée en Centrafrique
Place des Ternes, à Paris, Camille descend de son deux-roues et tente d’enlever son casque. La mentonnière est coincée, elle ne parvient pas à l’ouvrir. A quelques pas, une femme fait la manche, assise sur le trottoir. Elle observe Camille, puis se met à rire. Leurs regards se croisent, Camille éclate de rire à son tour. Un échange fugitif. Camille, elle, le considère comme « captivant » et elle l’écrit. Elle a envie de savoir qui est cette mendiante, quelles sont ses origines, comment elle a pu se retrouver là. Cette femme, avec laquelle elle s’est sentie « connectée », pourrait être un sujet de reportage… Camille avait le don de voir ceux que les autres ignorent. Elle voulait éviter les chemins balisés. Elle n’a pas transigé et s’est installée en juillet 2012 dans le dernier-né des pays du monde, le Soudan du Sud, créé en 2011. Dans la lettre de motivation envoyée au studio Hans Lucas, auquel elle souhaite appartenir, elle écrit : « M’installer à Djouba correspond à un idéal professionnel et personnel : permettre une meilleure compréhension de fond d’une petite partie du monde, couvrir ces zones délaissées et rapporter de nouvelles images de régions ignorées, voire oubliées. »
Quand elle y débarque, la jeune femme a déjà quitté le cocon familial depuis plusieurs années pour vivre à l’étranger. Originaire d’Angers, Camille a grandi dans un foyer soudé, aimant. Sa mère, Maryvonne, DRH, et son père, Guy, paysagiste, respectent ses choix. Leur fille s’efforce de les rassurer sans leur mentir. Après le lycée Saint-Martin d’Angers, Camille part pour l’Angleterre où elle intègre l’université de Southampton, puis l’école danoise des médias et du journalisme. La photo devient son langage. « Elle faisait déjà de superbes images, dit Lorenzo Virgili, cofondateur de Hans Lucas. Camille avait la bonne distance et déclenchait au bon moment. Elle était humble et persévérante. Elle avait une conviction, des principes, mais n’était pas aveuglée par les préjugés. » A Gudele, un quartier situé à une vingtaine de minutes du centre de Djouba, Camille vit à la dure. Elle partage une maison sans électricité avec une jeune photographe roumaine, Andreea Campeanu. Quand elle n’est pas en reportage, Camille assiste à des réunions, prend des contacts et s’installe au Logali, un restaurant où elle peut se connecter sur Internet. Camille s’est acheté une moto. Andreea est souvent sa passagère. Elles se soutiennent, participent à des soirées, dansent, rentrent tard et passent les checkpoints en riant.
Camille est bouleversée par le destin des populations des monts Nuba, qui vivent recluses dans leurs montagnes bombardées par Khartoum, la capitale du Nord. Elle les rejoint à pied, attrape la malaria et fait un séjour dans un hôpital en zone de guerre. Son ami Jonathan Pedneault, 24 ans, forme les correspondants d’une radio locale. Il se moque d’elle avec affection, prétendant qu’elle ne parviendra jamais à placer ses « photos de petits Noirs affamés ». Camille lui répond qu’elle s’en moque, que « l’important, c’est de témoigner dans l’espoir qu’on s’intéresse un jour à eux ». Finalement, elle vendra ses photos.
Camille file en Centrafrique dès septembre 2013. Dans cette ancienne colonie française, chrétienne à 80 %, les affrontements se multiplient entre les milices. Les civils des deux camps sont massacrés. Médecins sans frontières l’héberge, avant qu’elle ne prenne ses quartiers à l’Institut Pasteur. Frédéric Gerschel, grand reporter au « Parisien », arrive en Centrafrique à la fin octobre et fait équipe avec elle. Il est impressionné par sa niaque, son sang-froid et la qualité de ses contacts. « C’était une journaliste complète », explique-t-il. Il aime « ses espèces d’éclats de rire en permanence, son côté bon public qu’un rien amuse ». Quand elle apprend que le père de Frédéric collectionne les papillons, elle déniche une boîte d’espèces rares et l’offre à Frédéric le soir de son anniversaire, le 9 novembre. William Daniels, photojournaliste, débarque à Bangui à la fin du même mois. C’est son deuxième séjour. Camille lui propose de partager un appartement abandonné par des expatriés. Dès les premiers heurts, début décembre, ils rallient ensemble un petit hôtel moins isolé. La France envoie des troupes sous mandat de l’Onu. C’est l’opération Sangaris. Camille présente à William une famille dont une des femmes a été tuée par l’explosion d’une grenade. Les photos de William prises pendant les funérailles sont récompensées par le prix le plus prestigieux de la profession, le World Press. William constate à son tour que Camille était « connue dans Bangui ». « Elle rayonnait, dit-il. Elle était hyper réactive, avec un sens du contact inestimable. Ce métier est difficile, mais elle le faisait comme si elle en avait toutes les clés. »
CAMILLE AVAIT LE DON DE VOIR LA DÉTRESSE QUI FAIT BAISSER LES YEUX DES AUTRES
En avril dernier, Camille fait un séjour d’une semaine à New York. Les rédacteurs en chef photo de grands journaux lui réservent un accueil favorable et elle se réjouit de son rendez-vous avec Jean-François Leroy, le directeur de Visa pour l’image, le festival international de photojournalisme, qui lui a promis une projection de ses clichés. Puis elle retourne à Bangui. Camille veut se rendre dans les mines de diamant pour photographier les milices chrétiennes anti-balaka, qui exploitent les mineurs. Son ami Jonathan a décroché un contrat de formation pour une ONG basée à Bangui. Il doit partir en tournée d’un mois dans l’ouest du pays, contrôlé par les anti-balaka. Il propose à Camille de l’accompagner. Elle accepte. Dans son sac à dos, Camille trimballe une biographie de Robert Capa. Il leur faut deux jours pour parvenir à Nola, le 25 avril, à environ 200 kilomètres de Bangui. Cinq jours plus tard, ils sont à Berberati. Camille est en contact avec Hassan Fawaz, un homme d’affaires libanais, négociant en diamants, rencontré une semaine auparavant. Ce dernier héberge Camille et Jonathan. De nombreux anti-balaka fréquentent la maison de Hassan Fawaz, un bâtiment sécurisé. Camille a sa propre chambre ; Jonathan et deux autres Libanais partagent celle de leur hôte. Des anti-balaka proposent à Camille de l’emmener sur le terrain pendant une journée. Parmi eux, il y a Junior, 27 ans, un ancien soldat. Les ex-Seleka ont égorgé sa mère et ses quatre sœurs. Junior explique à Camille que tuer des musulmans pour se venger lui fait du bien. Il lui raconte comment il a assassiné un bébé en le jetant contre un mur. Elle continue de l’interroger et apprend que Junior avait tué la mère de l’enfant, il ne voulait pas qu’il reste orphelin. « La force de Camille, dit Jonathan, c’était de mettre cette violence dans son contexte. Elle était simple, gentille, à l’écoute… »
Un soir, dans la maison où ils ont pris leurs quartiers, les deux journalistes rencontrent le « colonel Rock », un anti-balaka qui opère dans la région de Bouar. Il connaît bien Hassan. Camille commence à suivre le colonel et son groupe le samedi 3 mai. Elle se rend avec lui et ses hommes à Nao. Elle emporte un des téléphones satellites de Hassan. La mission se passe bien, et Camille compte repartir en patrouille avec eux pendant cinq jours. Son retour est prévu pour le lundi 12 mai. Jonathan rentre à Bangui deux jours avant cette date. Il tente de l’appeler, mais le téléphone satellite de Camille ne répond pas. Celui de Hassan non plus. Une amie commune, Katarina, reçoit un appel de Camille, le samedi soir, vers 20 heures. « Camille avait des informations à transmettre par message texte, explique Jonathan. Nous avons attendu ce message, mais il n’est jamais arrivé. »
Le lundi, Jonathan parvient enfin à joindre Hassan, qui le rassure : selon lui, tout va bien. Mais le lendemain, vers 13 heures, Hassan le rappelle. « Il était paniqué. Il m’a dit qu’il y avait eu une embuscade, qu’ils étaient tous morts, que Camille était parmi les victimes. Je n’y croyais pas. » Très vite, il en a la confirmation : le petit frère du colonel a survécu et aurait réussi à récupérer les corps, qui doivent être amenés à Galo. Jonathan appelle son correspondant sur place. Il interroge le porte-parole de la force Sangaris, qui affirme n’être au courant de rien. Quelques heures plus tard, sur des clichés qui lui parviennent, Jonathan identifiera le corps de sa consœur.
Il n’y a pas si longtemps, Camille a été interviewée par une journaliste d’un site Internet qui lui a demandé ses conseils aux jeunes photographes. Elle a répondu : « Travaille dur, reste critique et exigeant avec toi-même. Et si tu n’es pas content de ce que tu as fait, recommence, encore et encore, mais n’abandonne jamais. »