Source: www. challenges.fr 3 mars 2011
Destitués, en voie de l'être ou contestés, les dirigeants du monde arabo-musulman ont accumulé les magots. Bien dissimulées, ces fortunes sont difficiles à récupérer après la chute des dirigeants.
De 20 à 50 milliards de dollars. C'est la fortune qu'aurait amassée en 42 ans à la tête de la Libye le colonel Kadhafi. Un pactole partagé avec ses sept fils et sa fille. L'estimation est difficile à vérifier. En effet, "Kadhafi ne fait pas de différence entre l'intérêt public et les siens, assure Ajmi Ridha, de l'ONG Arab Transparency Organisation. La Libye n'est pas un véritable Etat, la banque centrale n'est qu'une façade". Le clan se sert généreusement sur les ventes de pétrole et de gaz, dont la Libye est un gros exportateur via Tamoil, la compagnie nationale (sise aux Pays-Bas). Les fils Mohamed et Saïf al-Islam sont de toutes les affaires, énergie, distribution, télécoms. Et Kadhafi dispose d'un puissant fonds souverain, la Libyan Investment Authority, qui détient plus de 20 milliards de dollars de liquidités, des participations en Italie dans UniCredit, ENI et la Juventus de Turin.
Les informations sont plus précises concernant son ancien voisin, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali. Le reportage diffusé par la télévision de Tunis, le 19 février, a fait le tour de la planète. La toute nouvelle Commission nationale d'enquête sur la corruption inspectait le fastueux palais du président déchu et de son épouse, Leïla Trabelsi. Derrière une fausse bibliothèque étaient dissimulés deux énormes coffres bourrés de liasses de billets, dinars, euros et dollars en grosses coupures. D'autres coffres débordaient de colliers de perles, de rivières de diamant et de montres de haute joaillerie... Des images spectaculaires, qui montrent juste la partie émergée de l'immense fortune du clan Ben Ali-Trabelsi, cumulant des comptes en Suisse, en France et dans le Golfe, de belles adresses à Paris et des propriétés en Argentine et au Canada.
Main basse sur l'économie
Mais le gros du magot, amassé en 23 ans de règne et estimé à 5 milliards de dollars, provient surtout de la mise en coupe réglée de pans entiers de l'économie. La famille du dictateur a récupéré des participations à bas prix dans les entreprises, s'est invitée au capital des filiales de groupes étrangers. "Une stratégie de mafia, note Maud Perdriel-Vaissière, de l'association Sherpa, spécialisée dans la lutte contre les flux financiers illicites. Mais "l'avantage" est que 80 % des actifs sont immobilisés dans des entreprises tunisiennes. Les nouvelles autorités peuvent récupérer les biens acquis dans des conditions douteuses." Le gouvernement a d'ailleurs annoncé des saisies, ce qui pourrait aboutir à la nationalisation d'Orange Tunisie, détenu à 51% par Marouane Mabrouk, un gendre de l'ex-président.
D'autres dictateurs, tout aussi avides, sont plus malins. Prête-noms et hommes de paille, holdings offshore et banques discrètes dans des paradis fiscaux, ils usent de toute la panoplie du bon gestionnaire d'argent sale pour dissimuler leurs avoirs. Ainsi, ceux de Hosni Moubarak, chassé après trente ans au pouvoir en Egypte, se prêtent à tous les fantasmes. Des chiffres astronomiques, de 40 à 70 milliards de dollars, sont cités, mais les expertises sérieuses font état d'un patrimoine de 2 à 5 milliards. Moubarak aurait profité, dans les années 1980, de sa position dans l'armée pour toucher des commissions sur les contrats d'armement et ses fils, Alaa et Gamal, auraient fait leur pelote en achetant pour une bouchée de pain des terrains militaires revendus à prix d'or à des promoteurs. Mais les rumeurs sur des participations prises lors de l'implantation de sociétés étrangères (Vodafone, Hyundai, les restaurants Chili's) ont été démenties. Et impossible d'identifier des positions dans le capital de grandes entreprises égyptiennes. L'argent serait plutôt investi dans des fonds et dans le capital d'entreprises dans le Golfe et aux Etats-Unis. Les Moubarak détiendraient aussi des propriétés à Paris, Francfort, Madrid, Los Angeles, New York et Dubai. Pas évident de les localiser: ainsi, la magnifique demeure de Gamal dans le très chic quartier de Knightsbridge, à Londres, est-elle enregistrée au nom d'une compagnie du Panama...
"Ces autocrates arabes sont tous dotés d'un insatiable appétit de richesses, résume Maud Perdriel-Vaissière. Mais leur façon de s'enrichir dépend des ressources du pays. S'il n'y a pas de pétrole, il faut spéculer sur le foncier, s'arroger des participations ou prélever des commissions. Si l'or noir est là, il suffit de prélever sa part et de placer le cash. Ces dernières fortunes sont les plus liquides, donc les mieux cachées." Ainsi de celle, en Algérie, du président Abdelaziz Bouteflika, encore en poste malgré la contestation de la rue. Officiellement, il ne disposerait que de deux appartements à Alger. Mais, selon des opposants algériens, il aurait détourné avec les généraux une trentaine de milliards de dollars, placés du Liechtenstein au Brésil.
Les émirats du Golfe sont aussi sous pression, de Bahreïn à Oman. Mais, grâce au pétrole, l'émir du Koweït, affolé, a pu distribuer à chacun de ses sujets 3.600 dollars. Et en Arabie saoudite, le roi Abdallah, jusqu'alors connu pour les frasques dispendieuses de sa vaste parentèle, a distribué en urgence 35 milliards de dollars d'aides...
Les pays sans ressources naturelles n'ont pas cette soupape, tel le Yémen, où la grogne monte contre les prévarications du régime d'Ali Abdallah Saleh. La contagion gagne même les monarchies les plus stables. Comme la Jordanie, où le roi Abdallah II est critiqué pour le luxe dont s'entoure la reine Rania. Ou le Maroc, où certains s'agacent de l'affairisme de leur roi, Mohammed VI, qui, via son holding Siger, est présent dans les mines, l'agro-industrie, les télécoms, la distribution, le textile. Il aurait réussi à quintupler son héritage en 11 ans, à plus de 2,5 milliards de dollars.
Réactivité suisse
Partout autour de la Méditerranée, la contestation gagne et, outre la soif de liberté, c'est le pillage des élites qui attise la révolte, dans des Etats où 10 à 40% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour. Un mal endémique: selon l'économiste américain Raymond Baker, entre 20 et 40 milliards de dollars par an, issus de la corruption, sont détournés des pays en développement pour être transférés sur des comptes dans les pays occidentaux. D'après l'association CCFD-Terre solidaire, qui a fait l'inventaire d'une trentaine de dictateurs, entre 105 et 180 milliards de dollars seraient mis à l'abri.
Que faire, face à ces prédations à grande échelle? Tant qu'ils s'accrochent à leur pouvoir, les kleptocrates peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Et, même quand ils sont chassés, ils sont sûrs de garder une bonne part du butin. "Il suffit d'un clic pour transférer des capitaux dans un paradis fiscal, se désole Daniel Lebègue, président de Transparence International France. Or les gouvernements dépositaires d'avoirs mettent du temps à démasquer qui possède quoi. Les forces sont inégales."
Soucieuse de restaurer son image, c'est la Suisse qui est la plus réactive. Ben Ali en fuite le 14 janvier, les avoirs
du clan ont été gelés le 19. Mieux, la Confédération helvétique a bloqué ceux de Moubarak et son entourage le 11 février, le jour même de sa démission, et ceux de Kadhafi et sa cour le 24
février. La France, comme l'Union européenne, a suivi le mouvement, avec retard.
Geler, c'est bien. Mais ces fonds ont-ils une chance de revenir dans le pays où ils ont été détournés? Rien n'est moins sûr. "En dépit des promesses répétées de guerre à la corruption, seulement
de 1 à 4% des avoirs détournés ont été restitués aux populations volées", écrit Jean Merckaert dans un rapport du CCFD. L'explication? Outre l'absence de volonté politique, la restitution tient
du parcours du combattant. La preuve: en octobre dernier, la Suisse a rendu aux héritiers de Mobutu Sese Seko -le Léopard de Kinshasa, qui a pillé le Zaïre entre 1965 et 1997- les 7,7 millions de
francs suisses gelés. Après douze ans de procédures...
Immobilisme français
Malgré ces désillusions, la Suisse reste, de loin, le leader mondial de la restitution des fonds volés. Voulant gommer son image de pays d'accueil de l'argent des tyrans, le pays a rendu 1,6 milliard de dollars, par exemple aux Philippines (Marcos), au Mexique (Salinas) ou à l'Angola (Dos Santos). La restitution la plus importante a eu lieu dans l'affaire Abacha, ce général nigérian qui a détourné entre 2 et 6 milliards de dollars. Grâce à la ténacité de son avocat genevois, Enrico Monfrini, l'Etat du Nigeria a récupéré 1,3 milliard de dollars dans les banques suisses. "Le bilan est positif, car les tribunaux ont suivi mes idées qui paraissaient encore saugrenues il y a une dizaine d'années, se félicite Monfrini. Mais dans les autres pays, au Luxembourg, au Royaume-Uni ou à Jersey, nous n'avons rien obtenu." Citant les lettres à Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy, restées sans réponse, il déplore que "Paris n'ait jamais répondu à nos nombreuses demandes".
Car la France est à la traîne. Sur le papier, elle joue les leaders de la lutte contre les dictateurs corrompus, s'est empressée de ratifier les conventions internationales contre la corruption. Dans les actes, l'immobilisme prime. "Elle est bonne dernière à l'heure de saisir et de rendre les biens mal acquis qu'elle abrite", accuse le CCFD. Ces vingt dernières années, elle n'a rien restitué, mis à part un yacht de Saddam Hussein à l'Irak. Elle bloque même des procédures: une demande d'entraide judiciaire du Nigeria sur les fonds d'Abacha a ainsi été refusée, car rédigée en anglais...
Enquêtes compliquées
La traque affichée des fortunes des autocrates du Maghreb et du Moyen-Orient laisse donc les experts sceptiques. "Le gel des avoirs est théorique, met en garde Enrico Monfrini. Mais il va falloir minutieusement enquêter pour retrouver ces fonds bien camouflés." Ces investigations dépendent aussi de la détermination des nouveaux dirigeants, souvent liés à l'ancien régime, voire qui ont eux-mêmes détourné des fonds. Une crainte pour la Tunisie et l'Egypte, où l'on a chassé les dictateurs... sans avoir encore forcément fait tomber la dictature.
par Thierry Fabre et Gaëlle Macke, respectivement rédacteur en chef adjoint et journaliste à Challenges.