
- Libération
Le président tchadien vient d’instaurer une loi qui baillonne les journalistes.
«On ne peut plus rien critiquer ou commenter.» Jean-Claude Nékim, rédacteur en chef du journal N’Djamena Bi-Hebdo, a étudié de bout en bout «l’ordonnance n° 5» du 20 février instaurant un nouveau régime de la presse au Tchad. Il l’a même comparée point par point avec l’ancienne loi. «Ça va être très difficile de travailler dans ces conditions, soupire-t-il. L’offense au chef de l’Etat, par exemple, va limiter considérablement la couverture de l’actualité politique puisque le président de la République concentre tous les pouvoirs, il intervient à tous les niveaux. Si on ne peut avoir une lecture critique de son action, on perd notre rôle de veille.»
Le rétablissement de l’autorisation administrative, la collaboration avec l’ennemi, l’incitation à la haine tribale, les atteintes à la sûreté intérieure comme extérieure, autant de dispositions jugées «liberticides» par la presse et les radios privées. «Tous ces nouveaux délits de presse n’ont pas de contour très défini. On ne sait plus si l’on peut parler d’ethnie, de clan, du chef de l’Etat ou des rebelles. On risque de tous entrer dans la logique de l’autocensure», déplore l’un de ses confrères, Daniel Dipombé, journaliste à l’hebdomadaire privé le Temps.
«Dissuasion». Du côté du gouvernement, on minimise. «Il n’y a pas beaucoup de différence avec l’ancienne loi, à part la création de nouvelles infractions», explique le ministre tchadien de la Communication, Hourmadji Moussa Doumgor. Avant de concéder : «C’est pour permettre de faire de la dissuasion, créer une peur du gendarme.» L’ordonnance n° 5 a été adoptée en catimini par le gouvernement tchadien à la faveur de l’état d’urgence instauré après l’attaque rebelle sur la capitale des 2 et 3 février.
«Ils avaient tenté de passer ce même texte de loi auparavant devant l’Assemblée, mais il avait été rejeté. Ils ont juste attendu leur heure», rappelle Jean-Claude Nékim. Le véritable «tournant», selon les journalistes tchadiens, date du mois de décembre, avec l’arrestation du directeur de publication Nadjikimo Bénoudjita et la fermeture de son journal Notre Temps. Ce journaliste avait taxé le président Idriss Déby de «criminel de guerre», soulevant sa responsabilité notamment dans les massacres commis sous le régime de son prédécesseur Hissène Habré, qui devrait être bientôt jugé au Sénégal.
«Casser la plume». Le président tchadien rentrait alors de l’est du pays, où il avait participé à de violents combats contre la rébellion. Et, à l’occasion de l’Aïd el Kebir, avait critiqué l’excès de démocratie et de liberté. «Trop de liberté tue la liberté. Trop de liberté, nous tombons dans le désordre. Trop de démocratie détruit la société», avait-il alors déclaré. Le ministre de l’Intérieur, Ahmat Bachir, a promis, dans la foulée, de «casser la plume» de «celui qui écrirait n’importe quoi». Une radio privée, FM Liberté, a été à son tour fermée et ses dirigeants un temps emprisonnés.
«La liberté de la presse était l’un des points forts du régime de Déby depuis son accession au pouvoir en 1990. Il n’avait que faire de ce qui se disait dans des journaux publiés pour l’essentiel dans la capitale et à quelques milliers d’exemplaires, commente un diplomate en poste dans la région. Cela permettait à la France de dire aux autres pays de la communauté internationale : Déby n’est peut-être pas le mieux, mais c’est le "moins pire".»
Caricature. Depuis la fin de l’état d’urgence, journaux et radios privées, organisations professionnelles de la presse et associations de défense des droits de l’homme se sont réunis au sein de la «Coalition pour la liberté de la presse au Tchad»,dont le but est l’abrogation de l’ordonnance n° 5. Sa première réalisation est le Journal des journaux, une édition spéciale conçue par les équipes de six médias tchadiens. En une, titrée «Ordonnance n° 5 : la mise à mort de la presse», une caricature montre le président Déby brandissant une arme estampillée «ordonnance 05» contre les cinq journaux privés du pays.
«Outre son caractère liberticide, cette loi est inconstitutionnelle», martèle Jean-Claude Nékim. Un avis partagé par le président de l’Assemblée nationale, Nassour Guélendouksia Ouaïdou. «C’est une loi qu’on avait rejetée au niveau de l’Assemblée. Or, l’état d’urgence ne suspend pas la Constitution, l’Assemblée n’était pas dissoute, l’article 87 parle de mesures exceptionnelles et ne donne pas le droit au gouvernement de légiférer sur tout», explique-t-il.
SONIA ROLLEY