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8 septembre 2022 4 08 /09 /septembre /2022 21:43
Le sentiment anti-français en Afrique
Le sentiment anti-français en Afrique
Le sentiment anti-français en Afrique

 

Lu pour vous

 

https://www.areion24.news/   Christian Bouquet

Le sentiment est un objet d’étude difficile à mesurer car il relève davantage de la passion que de la raison. L’analyse scientifique d’un sentiment anti-français ne peut donc être qu’approximative et facilement biaisée, notamment au niveau des « sondages » sur lesquels certains articles se fondent pour développer le sujet. C’est pourquoi les observateurs se contentent souvent de rapporter des faits, c’est-à-dire des manifestations, des slogans ou des déclarations accréditant effectivement l’idée selon laquelle l’image de la France se dégraderait dans l’opinion des Africains.

Cette généralisation impose une exploration plus fine, à la fois dans l’espace et dans le temps, parce que, d’une part, les opinions hostiles à la France en Afrique sont inégales selon les pays et, d’autre part, elles remontent parfois à des périodes bien antérieures à l’actualité récente.

Ce qui est visible : les manifestations

On évitera une recension exhaustive de tous les incidents graves ayant mis en cause la présence française dans l’un des pays d’Afrique de l’Ouest, et on ne retiendra que quelques situations emblématiques où l’animosité a été vive. Chacune relève de facteurs particuliers, différents les uns des autres.
Dans l’ancienne Afrique occidentale française, l’un des premiers foyers de contestation idéologique fut la Haute-Volta (aujourd’hui Burkina Faso) à partir de 1983. Les concepts d’anticolonialisme et d’anti-impérialisme furent popularisés par Thomas Sankara, qui s’en était imprégné lors de son séjour d’études à l’académie militaire d’Antsirabe (Madagascar) en 1972, lorsque la Grande Île allait basculer dans le camp soviétique. Après avoir pris le pouvoir le 4 août 1983 à Ouagadougou, il entreprit des réformes de fond qui révolutionnèrent le pays, notamment en remplaçant l’autorité coutumière des chefs traditionnels par les Comités de défense de la république (CDR), composés essentiellement de jeunes gens. Cette jeunesse allait rapidement quadriller le pays par d’innombrables check-points où les contrôles étaient peu amènes avec les étrangers, notamment les Français. Les échanges du 17 novembre 1986 entre François Mitterrand et Thomas Sankara soulignèrent un sérieux « coup de froid » dans les relations franco-africaines (1), mais les violences physiques à l’encontre des ressortissants français furent globalement évitées.

Moins de vingt ans plus tard, c’est en Côte d’Ivoire ¾ pays natal de la « Françafrique » ¾ qu’ont éclaté des manifestations anti-françaises particulièrement violentes et répétitives. Elles ont débuté avant l’arrivée au pouvoir du leader socialiste et nationaliste Laurent Gbagbo : en juillet 2000, les « jeunes patriotes » de la FESCI (Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire) et de Charles Blé Goudé avaient apporté leur soutien au général putschiste Robert Guéï en assiégeant l’ambassade de France (2). Les mêmes manifestants avaient ensuite chahuté le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, le 3 janvier 2003 (3), puis avaient de nouveau pris la France pour cible après les accords de Linas-Marcoussis fin janvier 2003, avec quelques violences et des banderoles étonnantes (« USA is better »). Les années 2003-2004 ont été marquées par un déchaînement anti-français paroxystique, avec le fameux slogan de Charles Blé Goudé ¾ « À chaque Ivoirien son Français » ¾, et surtout l’assassinat du journaliste correspondant de RFI Jean Hélène, victime d’une campagne qui visait explicitement les Français, puisque certains médias avaient publié les noms, adresses, immatriculations d’un grand nombre d’entre eux. En Côte d’Ivoire, le sentiment anti-français ¾ qui allait prévaloir jusqu’à la chute de Laurent Gbagbo en avril 2011 ¾ avait donc donné lieu à des voies de fait et de nombreuses atteintes physiques aux personnes et aux biens.

Début mars 2021, à Dakar, le ressentiment (est-ce le bon mot ?) anti-français a pris une autre tournure : ce sont les intérêts économiques français qui ont été visés, et souvent saccagés et pillés. La chaîne Auchan a été la cible des jeunes émeutiers, au motif que les supermarchés regorgeaient de produits alimentaires pendant que les Sénégalais avaient faim. Les groupes Eiffage et Orange ont été accusés de pratiquer des tarifs prohibitifs, et la multinationale géante Total a été soupçonnée d’avoir obtenu des marchés de manière douteuse (4). Le lien entre les objectifs frappés et la situation sociopolitique nationale venait de l’affaire Ousmane Sonko, opposant politique incarcéré pour des soupçons d’agression sexuelle. La France était pointée du doigt pour des raisons qui rappelaient les décennies antérieures, au temps où la voix de l’Élysée passait pour murmurer à l’oreille des présidents africains.

Mais les signes les plus éloquents et les mieux exploités médiatiquement ont été les manifestations, parfois violentes, qui ont éclaté au Sahel depuis novembre 2021 contre la présence française de Barkhane : blocages de convois militaires à Kaya (Burkina Faso) le 18 novembre 2021, à Téra (Niger) le 27 novembre 2021, et à Ansongo (Mali) le 20 janvier 2022. À chaque fois, des centaines (des milliers ?) de manifestants, criant « À bas Barkhane, à bas la France » et parfois « Vive la coopération Mali-Russie », ont surgi dans des zones rurales habituellement à l’abri des soubresauts politiques des capitales. Ces heurts violents, qui ont fait plusieurs victimes, comme à Téra, illustrent des capacités d’organisation et une puissance de conviction qu’il serait imprudent de ne relier qu’à des manipulations étrangères.

De la raison à la passion

Une relecture attentive de ces événements laisse transparaître, même de manière ténue, un soubassement idéologique relativement cohérent : la critique marxiste du néocolonialisme est clairement exprimée, du moins par les élites, au Burkina Faso de Thomas Sankara ; le nationalisme, parfois teinté de panafricanisme, émerge à fleur de peau en Côte d’Ivoire sous Laurent Gbagbo ; la dénonciation des intérêts français éclate au Sénégal ; la condamnation des ingérences militaires françaises est exacerbée au Sahel.

Mais la montée des tensions est probablement le fruit d’une accumulation de déceptions et de frustrations, que les spécialistes de la question (5) font démarrer à la fin des années 1950, lorsque fut décidée par le général de Gaulle la cristallisation des pensions des anciens combattants. Même si l’application de la loi fut différée de quelques années pour les ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne, l’impression de rupture d’égalité et l’humiliation furent vivement ressenties par la génération née dans les années 1920. Plus tard, en 1986, il y eut l’instauration des visas obligatoires pour se rendre en France, décidée par Jacques Chirac, sans réciprocité dans un premier temps. Puis les visas furent de plus en plus difficiles à décrocher, et les élites africaines commencèrent à éprouver une sorte de désamour à l’endroit de l’ancienne métropole (6), alimenté par les polémiques récurrentes sur le franc CFA. Enfin, les interventions militaires françaises, notamment en Côte d’Ivoire à partir de 2002, ou en Libye en 2011, puis au Mali et en Centrafrique en 2013, renforcèrent l’idée que les ingérences dans les affaires intérieures africaines se poursuivaient malgré les affirmations sur l’abandon de la « Françafrique ».

Comment des opinions, ou des prises de position, peuvent-elles quitter le champ de la rationalité politique pour se transformer en « sentiments », en « ressentiment » ou en « désamour » ? Les réponses ¾ car il y en a plusieurs ¾ sont à chercher dans les vecteurs des messages transmis.

Au Burkina Faso dans les années 1980, la rhétorique anticolonialiste de Thomas Sankara passait par les médias d’État (radio, télévision et presse écrite), étroitement contrôlés par le pouvoir en place et sans contre-pouvoirs critiques.

En Côte d’Ivoire, sous Laurent Gbagbo, les conditions étaient sensiblement les mêmes. Les médias d’État étaient soutenus par les discours enflammés des « Patriotes » de la FESCI qui tenaient chaque jour des meetings à la « Sorbonne », un quartier du Plateau d’Abidjan où il ne faisait pas bon se montrer quand on était français. Entre-temps étaient apparues des radios étrangères émettant en FM, diffusant souvent les arguments des oppositions, mais elles étaient fréquemment neutralisées : les signaux de RFI, de France 24, de TV5 et de la BBC ont été souvent coupés entre 2000 et 2011. On remarquera que le Mali d’Assimi Goïta a adopté les mêmes comportements en 2022.

Les réseaux sociaux n’en étaient alors qu’à leurs balbutiements, puisque Facebook date de 2004 et Twitter de 2006. En Côte d’Ivoire, ils ont donc progressivement remplacé les messages des imprécateurs de la Sorbonne, notamment quand l’argent a commencé à manquer pour alimenter les manifestations. En Afrique de l’Ouest (Sénégal, Sahel), ils sont montés en puissance et ont permis des mobilisations très larges car souvent démultipliées au-delà des capitales. Les événements de Kaya au Burkina Faso, de Téra au Niger et d’Ansongo au Mali ont montré que des rassemblements importants de militants pouvaient avoir lieu dans des zones rurales.

On le savait depuis l’émergence des « mouvements citoyens », en particulier le Balai citoyen, né au Burkina Faso en 2013. Mais, là encore, tous les mouvements citoyens n’avançaient pas selon les mêmes logiques : à Ouagadougou, le Balai citoyen a joué un rôle important dans le renversement de Blaise Compaoré, alors que deux ans plus tôt, le groupe sénégalais YAM (Y’en a marre) militait pour la participation aux élections avec son mot d’ordre « Ma carte mon arme ».

Si les réseaux sociaux sont désormais les principaux véhicules des mobilisations citoyennes, ils prêtent évidemment le flanc à la critique. D’abord, ils sont massivement infiltrés par des trolls originaires de l’étranger, et plus particulièrement de Russie (7). Ensuite, la brièveté des messages qu’ils diffusent interdit toute profondeur dans l’argumentation et dans la réflexion. Ainsi pourrait-on reprendre point par point la plupart des arguments retenus comme slogans dans les appels lancés par les réseaux sociaux, et les contester un à un, que ce soit sur le franc CFA ou sur la quête de ressources minières par les grandes puissances. Mais cela supposerait un format de réponse qui dépasse à la fois la taille autorisée et ce que peuvent supporter la plupart des activistes, car ils ont besoin de messages courts.

Peut-on mesurer le sentiment anti-français ?

Les manifestations décrites s’appuient à la fois sur le ressentiment (retour des souvenirs qui fâchent) (8) et sur le sentiment, qui est une perception dans l’instant. Prendre la mesure de tels objets d’étude est difficile. On connaît le traditionnel sondage annuel Gallup sur le leadership des principales grandes puissances, qui évalue surtout le soft power, mais qui étudie rarement le point de vue africain, notamment celui des jeunes. On ne dispose guère que des 112 pages du rapport African Youth Survey réalisé et publié en 2020 par l’institut américain PSB Research pour le compte de la fondation Ichikowitz (du nom du milliardaire sud-africain qui a fait fortune dans le commerce des armes). Les enquêteurs ont interrogé 4 200 jeunes âgés de 18 à 24 ans dans 14 pays africains. On découvre ainsi que l’image de la France est jugée négative par 58 % des jeunes Togolais, 60 % des Maliens et 68 % des Sénégalais.

Naturellement, c’est inquiétant. Mais Achille Mbembe, l’un de ceux qui ont longtemps pourfendu l’influence française, relativise la tendance (9) : « Ce sont des formes de construction d’un bouc émissaire qui permet de ne rien faire de son côté. » Et il poursuit : « Un certain nombre de choses qui sont reprochées à la France ne sont pas de sa responsabilité, mais de celle des gouvernements africains. » Encore faudrait-il que la passion ne l’emporte pas sur la raison.

 

 

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Published by Centrafrique-Presse.com