Lu pour vous
Dossier du Figaro
Wagner contre Sisyphe par Philippe Gelie
Editorial Le Figaro du 14 octobre 2021
On a en tête ces vieux films de barbouzes où des Occidentaux accablés de chaleur complotent avec des militaires africains sous des ventilateurs poussifs. La vérité d’aujourd’hui ne paraît pas si éloignée de ces clichés quand des mercenaires russes affidés à Poutine pointent leur nez au Mali pour y prendre des parts de marché aux premiers échos de tensions avec la France. Pour les soldats de fortune du groupe Wagner, c’est un nouveau filon à exploiter, à l’instar d’une dizaine d’autres sur le continent africain. Pour Moscou, qui tire les ficelles, c’est un moyen furtif et économique d’avancer ses pions sur ce terrain que l’URSS disputait déjà aux Européens. Pour les contingents français déployés au Sahel depuis 2013 contre Daech et al-Qaida, c’est avant tout une mission de Sisyphe où il n’y a rien à gagner, fors l’honneur, et où cinquante-sept des leurs ont perdu la vie. La France a trop de soucis au Mali pour ne pas voir d’un mauvais œil l’arrivée de ces mercenaires accusés d’exactions presque partout où ils sont passés, de l’Ukraine à la Syrie, de la Libye à la République centrafricaine. Alors que Paris cherche à redimensionner l’opération Barkhane en réduisant de moitié sa présence d’ici à 2023, il y a de quoi s’impatienter de l’inertie des dirigeants de Bamako, plus occupés à enchaîner les putschs militaires qu’à restaurer la présence de l’État dans les territoires abandonnés aux djihadistes. Pour avoir épinglé leur légitimité « démocratiquement nulle », Emmanuel Macron s’est encore fait des amis - la marque de sa diplomatie ces temps-ci. Mais la France a raison de dire que la présence de Wagner serait « incompatible » avec celle de nos soldats. La France a assez de soucis au Mali sans les mercenaires russes Imagine-t-on ceux-ci subir un jour les ordres d’un Russe qui se dirait dépositaire de l’autorité de la junte ? Peut-on croire qu’un millier de Rambo viendraient plus facilement à bout de cette guerre du désert ? Une armée cherche la victoire, un groupe privé veut une rente. À raison de 10 millions d’euros par mois, il ne manquerait plus que Wagner soit indirectement payé par l’aide occidentale, qui porte le Mali à bout de bras. Le choix est posé : eux ou nous. ■
Après la Libye, le Soudan ou la Centrafrique, l’armée privée du groupe russe Wagnera des visées sur le Mali. La France, qui lutte depuis 2013 contreles djihadistes à travers l’opération Barkhane, tente de s’opposer à cette ingérence de Moscou
Vladimir Poutine pousse ses pions sur l’échiquier africain Moscou s’appuie sur les mercenaires du groupe Wagner pour défendre ses intérêts, en Syrie, en Libye, en Centrafrique et ailleurs en Afrique
Alain Barluet @abarluet correspondant à moscou
APRÈS la Syrie, la Libye et la République centrafricaine (RCA), Moscou assume désormais sans complexe sa stratégie d’influence en Afrique. Prochain objectif : le Mali. Le 26 septembre, en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, Sergueï Lavrov a confirmé que Bamako avait approché des « sociétés militaires privées » (SMP) russes pour former son armée et tenter d’accroître sa sécurité, menacée tous les jours par le djihadisme et l’instabilité. À New York, le chef de la diplomatie russe a certes affirmé que Moscou n’était en rien impliqué et n’a pas cité le groupe des mercenaires de Wagner – mais cette omission n’a trompé personne. On aura surtout retenu que, pour la première fois aussi nettement, le ministre russe a reconnu le rôle de ces soldats de fortune, qui seraient parrainés par Il y a Prigogine, un sulfureux homme d’affaires proche de Vladimir Poutine. Une « armée de l’ombre », même si elle est de moins en moins secrète, sur laquelle le pouvoir russe compte pour défendre ses intérêts, en Syrie, en Libye, en Centrafrique et ailleurs, sans qu’il soit officiellement mouillé dans ses opérations - “L’histoire des liens russes avec les pays africains est longue. (...) Il est grand temps que la Russie vienne au Mali ” Alexandre Douguine, théoricien géopolitique russe et parfois ses exactions. En 2018, alors que Wagner s’implantait en RCA, sous couvert de protection du chef de l’État et d’activités minières, trois journalistes russes qui enquêtaient sur le groupe sont assassinés. Par des bandits, affirme Moscou. Mais les mercenaires sont fortement soupçonnés.
« Si je comprends bien, la France veut réduire significativement ses forces militaires qui devaient combattre les terroristes à Kidal dans le nord du pays », commentait M. Lavrov à New York, il y a quelques semaines. Les Français « n’y sont pas arrivés et les terroristes continuent de régner dans la région », indiquait-il, égratignant au passage l’opération militaire française Barkhane qui combat les djihadistes depuis 2014. Cette posture russe sans faux semblants coïncide avec l’amorce d’un retrait militaire français – une réorganisation partielle et progressive, insiste Paris, qui dément vouloir quitter militairement le Sahel. Moscou n’en a pas moins interprété cette annonce comme un signal pour pousser ses pions au Sahel. Les pays européens ont jugé inacceptable une implication du groupe Wagner au Mali. Pour la France, il s’agit même d’une ligne rouge, susceptible de remettre en cause son engagement militaire et les relations avec son ancienne colonie.
La France veut tout faire pour empêcher l’alliance avec Wagner Le pouvoir russe et ses mercenaires menacent l’ensemble du pré carré français en Afrique.
Isabelle lasserre @ilasserre
DÉCLARÉ « incompatible » avec le partenariat français, le projet d’alliance entre le gouvernement malien et la société russe Wagner, proche du Kremlin, mobilise depuis plusieurs semaines toutes les énergies de la diplomatie française. Paris essaie d’abord de faire pression sur les autorités russes. Christophe Bigot, le Monsieur Afrique du Quai d’Orsay, s’est rendu à Moscou le mois dernier. Emmanuel Bonne, le conseiller diplomatique du président, y était cette semaine. Des contacts ont aussi été établis avec les services de renseignements, notamment militaires (le GRU).
La France demande aux Russes de renoncer ou à défaut, au moins de ralentir leur projet d’alliance avec le gouvernement de transition malien, issu d’un double putsch. Pour l’instant sans véritable succès. À Moscou, les canaux officiels prétendent n’avoir aucune influence sur Wagner. Quant aux canaux officieux, ils préparent le déploiement des mercenaires pour combler le vide laissé par l’allégement de la force militaire française Barkhane, décidé l’été dernier par Emmanuel Macron.
Les pressions de la France, qui a décidé « de tout faire » pour empêcher ce partenariat, s’exercent également vis-à-vis du Mali. Elles se font en coopération avec l’Union européenne. Et avec les pays de la région, qui voient la menace djihadiste s’étendre dans toute la zone et redoutent un effondrement du Mali. Mais pour l’instant, la junte a refusé d’abandonner son projet de rapprochement avec Wagner. Les relations entre Paris et Bamako sont au plus bas. Le premier ministre Choguel Kokalla Maïga a récemment accusé la France d’« abandon en plein vol ».
À Bamako, on considère que le redéploiement de la force Barkhane, qui s’accompagne d’une réduction du nombre de soldats français dans le pays, crée un vide sécuritaire dangereux pour le pays. Alors que les défaillances et la corruption de l’État malien sont indirectement à l’origine des échecs de l’intervention… Si le vide est comblé par des mercenaires russes, le pacte qui lie le Mali à la France pourrait être rompu. « Ce sera un choix de défiance. La France est présente là-bas à l’invitation du Mali. Si la confiance est rompue, il sera difficile de continuer à coopérer » affirme une source proche du dossier.
Un tel choix aurait des conséquences sur le dispositif militaire français, notamment sur la force Takuba qui ne manquerait pas d’être désertée par les pays d’Europe centrale et orientale, très sensibles à la menace russe. « Le tournant russe de Bamako pourrait entraîner le recentrage de l’opération Barkhane sur le Niger, où les États-Unis disposent d’un important QG et fragiliser l’engagement de l’Union européenne et de ses États membres » écrit le spécialiste Jean Sylvestre Mongrenier dans un article pour le site Desk Russie.
L’arrivée de Wagner au Mali pourrait aussi entraîner des sanctions. Un instrument de prédation économique Pour convaincre les pays de la région, Paris rappelle que Wagner est d’abord un instrument de prédation économique qui pille les ressources locales avec la complicité de l’État russe, ne s’engage pas pour la stabilité et se livre à de nombreuses exactions. La France interroge aussi l’efficacité de la société de mercenaires, qui a par exemple échoué à lutter contre la filiale locale de Daech au Mozambique, qui devait être sa mission. « Le Mali est-il prêt à se couper du soutien international ? », interroge une source diplomatique.
Arrivés au pouvoir par effraction, les patrons de la junte malienne tenteront-ils de le garder avec l’aide de Wagner ? À ce stade, rien ne peut être exclu. Car au-delà d’un accord ponctuel entre deux pays, l’alliance entre Wagner et le Mali, si elle se concrétise, sert un projet géopolitique bien plus large. Depuis plusieurs années, la Russie consolide son influence en Afrique. Pressée par la communauté internationale de retirer ses forces de Libye, et notamment ses mercenaires, elle pourrait faire du Mali son nouveau point d’entrée au Sahel. De la Syrie à la Libye puis de la Libye au Mali : les mercenaires russes de Wagner se déplacent au fur et à mesure des fronts géopolitiques. Avec une grande souplesse et une forte capacité d’adaptation. Les Russes avaient déjà chassé la France de la République centrafricaine. Aujourd’hui ils menacent l’ensemble de son pré carré en Afrique.
Au fur et à mesure que la Russie, mais aussi la Chine, consolident leur emprise sur le continent africain, Paris voit son influence s’y réduire. C’est aussi l’une des conséquences de l’échec des printemps arabes. Dix ans après, une vague russe s’est jetée sur la région pour s’en emparer. Elle projette aujourd’hui des métastases partout, encouragée par les revers et les retraits américains, notamment le dernier, celui d’Afghanistan. ■
« Être présent « à bas bruit » par le truchement d’un opérateur privé dans les « zones grises » des pays en crise ou en sortie de crise dans lesquelles la France a des intérêts» Le généra Castres, ancien Chef des opérations extérieures de la France
Les mercenaires, nouveaux adversaires dans les guerres hybrides
Nicolas Barotte @NicolasBarotte
LES SOLDATS français s’entraînent aussi à devoir mener la guerre contre les mercenaires. Sur le terrain militaire de Satory, près de Versailles, l’armée de terre présentait début octobre, le scénario d’un conflit « hybride » : dans un pays fictif, allié de la France, des « mercenaires conseillent les forces rebelles » d’une province en crise au profit d’un État voisin… Leur statut est mal identifié. Mais les affrontements avec ces forces, physiques et immatérielles, seront le prélude à un engagement de « haute intensité » avec la puissance adverse qui les manipule… La guerre hybride est la préoccupation du nouveau chef d’état-major des armées, le général Burkhard. Il entend adapter les forces françaises à cette nouvelle forme de compétition portée par des « proxys » : des mercenaires, des milices ou sociétés privés de sécurité. Autant d’adversaires qui ne sont pas des armées étatiques ni des groupes armés identifiés. « Le marché diversifié, opaque et profitable des services de combat et d’appui au combat privés constitue une menace pour les droits humains, la protection des civils, la paix et la stabilité en général », écrit l’ONU dans un rapport de juillet 2020. Si le droit international interdit formellement le recours au mercenariat dans les conflits, les vides et flous juridiques sont si nombreux que les mercenaires pullulent là où les États sont en faillite. « Ces intermédiaires sont utilisés pour peser à distance sur des conflits armés, cependant que leurs commanditaires, y compris des États, nient leur implication et cherchent à se dérober face à leurs responsabilités », lit-on. Dans les zones de crise, les armées étatiques ou les organisations nternationales ne sont pas les seules à intervenir. Des acteurs privés peuvent agir. Même la Chine s’y met pour sécuriser les points d’ancrage de ses « nouvelles routes de la soie » (BRI). « Les sociétés de sécurité privées chinoises soutiendront les calculs de l’Armée populaire de libération », lit-on dans une note de l’institut NBR sur la sécurisation de la BRI. L’Occident n’est pas absent non plus du sujet même si l’activité – discrète - de sociétés comme Academi (ex-BlackWater), GardaWorld, DAG, ou encore des françaises Amarante et Geos, est encadrée et limitée par exemple à la sécurisation d’emprises ou l’évacuation de personnels de zones de guerre. Mais Erik Prince, le fondateur de BlackWater, a été accusé en février d’avoir cherché à violer l’embargo contre la livraison d’armes en Libye dans le cadre d’une opération privée baptisée « Projet Opus ». L’exemple de la Centrafrique Depuis plusieurs années, la Libye est le théâtre de jeu des mercenaires du monde entier. Le dernier rapport de l’Inspecteur général du Pentagone, publié en novembre, en dénombrait « au moins 10 000 » dont 2 000 du groupe russe Wagner. En France, l’hypothèse de contacts entre Wagner et la junte militaire au pouvoir au Mali est une source de préoccupation au ministère des Armées, où l’on garde en tête l’exemple de la Centrafrique. En RCA, la France avait laissé le groupe prendre pied. « On a sous-estimé la situation et on n’a pas jugé utile de réagir. C’était une erreur », dit-on aujourd’hui au sein de l’état-major. Celui-ci assure n’avoir pour l’instant décelé aucune présence de mercenaires russes au Mali. La cohabitation entre l’armée française et les hommes de Wagner aux côtés des soldats maliens n’est pas acceptable pour Paris, qui a laissé planer l’hypothèse d’un départ accéléré. En attendant, l’armée cherche une parade contre ce type d’adversaire protéiforme. « La problématique de Wagner et des sociétés privées de sécurité n’est qu’un aspect du sujet. La question, ce sont les zones grises », explique le général Castres, ancien chef des opérations extérieures de la France, là où le droit est absent, où se développent les conflits hybrides. « Les pays occidentaux ne sont pas organisés pour y agir. La logique binaire du tout ou rien conduit souvent à laisser le champ libre à nos compétiteurs », regrette-t-il. « Dans ce nouveau far west des relations internationales, l’action directe, régalienne et revendiquée des États occidentaux est souvent disproportionnée en termes de coûts réputationnels, financiers, politiques et diplomatiques au regard des bénéfices escomptés », poursuit-il. « Et l’action “clandestine” des services ad hoc est insuffisamment globale et signifiante », observe l’officier. Pour pallier cette lacune, le général Castres prône – en suscitant parfois des irritations - la création d’une structure privée nouvelle. « Il s’agit pour notre pays de pouvoir être présent “à bas bruit” par le truchement d’un opérateur privé dans les “zones grises” des pays en crise ou en sortie de crise dans lesquelles la France a des intérêts. » Cette structure, dont le périmètre et les relations avec l’État seraient à préciser, ne conduirait pas des actions militaires mais serait capable d’assumer des missions de sécurité, de formation, de développement… Un format souple capable d’aller et venir au même rythme que ses concurrents. Un « proxy » français pour des compétitions hybrides. ■