Lu pour vous
https://mondafrique.com/ By Nicolas Beau 19 mai 2020
L’ancien interprète du juge Jean Louis Brugière et proche de Patrick Balkany, Fabien Singaye, dont les réseaux sont puissants en Centrafrique, était un fidèle de Félicien Kabuga, un des organisateurs du génocide contre les Tutsi qui vient d’être arrêté en France le 16 mai 2020. Portrait
L’arrestation à Asnières-sur-Seine, en ce samedi 16 mai 2020, de Félicien Kabuga a provoqué un coup de tonnerre dans le monde médiatique et une divine surprise dans les milieux ayant encore à connaître du génocide rwandais de 1994. Les familles des suppliciés éprouvent un immense soulagement avec la fin de la cavale de l’un des principaux protagonistes de la tragédie qui a fait près d’un million de morts.
En revanche, certaines personnalités également compromises avant, pendant et après le génocide, comme le rwandais Fabien Singaye, pourraient bien perdre le sommeil avec l’arrestation du vieillard de 84 ans, à la santé chancelante.
Fabien Singaye, le gendre
Fabien Singaye est un Hutu, à la vive intelligence, qui sait se rendre indispensable auprès des autocrates enfermés dans leur certitude mortifère. Son ascension dans son pays doit beaucoup à la famille de l’ancien président rwandais, Juvénal Habyarimana et à son premier cercle dont Félicien Kabuga. Marié à l’une des filles de ce dernier, Fabien Singaye n’a jamais caché sa fidélité à l’ancien régime et a toujours eu l’esprit de famille. Il serait surprenant que ses relations aient été interrompues lors de la cavale de son beau-père.
Lors de ses pérégrinations en RDC, en Suisse, en Allemagne, au Kenya, en Belgique et dernièrement en France, Félicien Kabuga pouvait probablement compter sur son gendre et son exceptionnel carnet d’adresses. Toutefois, il n’est pas interdit de penser, qu’au crépuscule de sa vie et qu’en guise de repentance, Félicien Kabuga ravive sa mémoire sur les artisans de sa longue cavale.
Des réseaux puissants en Centrafrique
Diplomate à l’ambassade du Rwanda à Genève, au début des années 1990, il était en quelque sorte l’oeil du président Hayabirama sur les communautés rwandaises en Europe. Genève est aussi une place bancaire prisée par les prédateurs des ressources minières d’Afrique centrale et attractives pour les « flibustiers » mondialisés qui peuvent se parer de passeports diplomatiques de pays qui en font commerce. La République centrafricaine est de ceux-là.
Après la chute du régime hutu de Juvénal Habyarimana, Fabien Singaye s’intéressa tout naturellement au régime de François Bozize peu regardant dans la distribution de passeports diplomatiques. Grâce à son entregent et ses relations personnelles comme avec Paul Barril, familier des crises en Centrafrique et au Rwanda, le magnat belgo-congolais George Forrest, jadis incontournable pour tout ce qui touchait aux mines d’Afrique centrale, Patrick Balkany, plus ou moins représentant personnel du président Sarkozy en Afrique, et ses anciens collègues diplomates de Genève, Fabien Singaye devint vite le conseiller spécial du président Bozizé, muni d’un passeport diplomatique centrafricain.
Fabien Singaye, l’interprète du juge Brugière
Il n’est pas exclu que son beau-père ait pu aussi profiter des largesses du président Bozizé et du gouvernement du premier ministre Faustin-Archange Touadera. Ce dernier, une fois élu président, multiplie les voyages à Bruxelles où il y rencontre avec assiduité Dimitri Mozer, consul honoraire de Centrafrique depuis Bozizé et Fabien Singaye qui a vu son passeport diplomatique être renouvelé en 2017.
A Bangui, on évoque le rôle de Fabien Singaye dans le rapprochement avec la Russie et sa grande proximité avec le président Touadera qui apprécierait ses talents d’analyste politique, de négociateur et de commerçant. Il est vrai que Fabien Singaye avait joué un rôle important dans la vente d’Uramine à Areva, avec Patrick Balkany et George Forrest. On se rappelle aussi que Fabien Singaye a été l’interprète à charge du juge Jean-Louis Bruguière, chargé d’instruire l’attentat du 6 avril 1994 et de ses suites.
Il serait très surprenant, que du côté de la Centrafrique on ait été ignorant de la situation de Félicien Kabuga, retrouvé à 3 km de Levallois-Perret, fief des Balkany, amis de Fabien Singaye qui leur avait, il y a quelques années, sollicité un logement pour s’y installer. Si telle était la situation, Paul Kagame pourrait se poser un peu plus de questions sur son soutien au régime actuel à Bangui.
Dans un droit de réponse au journal Jeune Afrique, Fabien Singaye affirmait être « un homme transparent »
https://www.jeuneafrique.com/203536/archives-thematique/fabien-singaye-je-suis-un-homme-transparent/
L'incroyable enquête qui a permis d'arrêter Félicien Kabuga, accusé d'avoir financé le génocide au Rwanda
Ouest-France avec Reuters le 19/05/2020 à 07h01 Publié le 18/05/2020 à 23h57
Malgré un mandat d’arrêt international et une « notice rouge » d’Interpol, le financier du génocide au Rwanda a échappé durant 25 ans à la justice. Profitant du confinement pour « creuser le dossier Kabuga », une équipe d’enquêteurs a remonté sa piste, jusqu’à Asnières-sur-Seine, grâce aux traces laissées par ses enfants.
Une équipe d’enquêteurs internationaux et français a patiemment remonté les traces, notamment numériques, laissées par les enfants de l’homme d’affaires rwandais Félicien Kabuga pour mettre fin aux 25 années de cavale de celui qui est accusé par la justice internationale d’être le principal financier du génocide de 1994.
Arrêté samedi 16 mai à l’aube dans un appartement d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), où il se cachait sous une fausse identité et avec un passeport « d’un pays africain », Félicien Kabuga, 84 ans, était l’un des derniers génocidaires présumés encore en liberté.
Une partie du sort judiciaire du fondateur de la radio-télévision des Mille-Collines, dont les diatribes appelèrent sans relâche les miliciens hutus Interahamwe à massacrer 800 000 Tutsis et Hutus modérés, s’est jouée pendant les longues journées de confinement dues au COVID-19, a déclaré le chef de l’Office de lutte contre les crimes contre l’Humanité (OCLCH) de la Gendarmerie nationale.
« Pendant le confinement, beaucoup de procédures ont été suspendues et on a eu le temps de creuser le dossier Kabuga », raconte le colonel Eric Emeraux.
« On s’est rendu compte que les traces des enfants qui protégeaient leur père convergeaient vers Asnières-sur-Seine. On a aussi découvert qu’il y avait un appartement loué par un des enfants à Asnières. »
« On a mis en place une surveillance, des écoutes… et une fois qu’on a eu des bonnes raisons de penser qu’il y avait quelqu’un d’autre dans l’appartement, on a décidé d’ouvrir la porte », poursuit le gendarme. « Mais on n’était pas sûr de ce qu’on allait trouver. Je n’en ai pas dormi la nuit précédente. »
Derrière la porte, enfoncée à l’aide d’un vérin samedi à l’aube, et par laquelle se sont engouffrés 16 policiers d’élite du Peloton d’intervention de la garde républicaine, se trouvait bien l’un des hommes les plus recherchés au monde.
« L’effet d’une bombe »
« Ça a été une immense surprise. Ça m’a fait l’effet d’une bombe », témoigne Alain Gauthier, qui avec son épouse d’origine rwandaise, Dafroza, a consacré sa vie à traquer les génocidaires exilés en France, déposant des plaintes contre 25 d’entre eux, dont Agathe Habyarimana, la veuve du président rwandais tué dans un attentat en 1994.
« Tout le monde semblait avoir un peu oublié Kabuga. On avait l’impression qu’on ne le recherchait plus vraiment. On l’avait dit à tellement d’endroits différents », ajoute-t-il en évoquant un périple qui a mené au fil des ans l’homme d’affaires dans de multiples pays européens et africains.
Selon le colonel Emeraux, Félicien Kabuga a utilisé 28 noms d’emprunt différents pendant sa fuite, échappant plusieurs fois aux enquêteurs, malgré un mandat d’arrêt international, une « notice rouge » d’Interpol et une prime de cinq millions de dollars promise par les États-Unis pour sa capture.
La détermination d’un homme, l’actuel procureur du Mécanisme pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI), le Belge Serge Brammertz, a finalement eu raison des stratagèmes inventés par l’homme d’affaires pour se soustraire à la justice.
« Il y a un an, Serge Brammertz a souhaité créer une sorte de task-force pour relancer la traque des fugitifs rwandais », rappelle Eric Emeraux. « Nous avons mené des recherches pour savoir où étaient les enfants de Félicien Kabuga et il est apparu qu’il y en avait en France, en Belgique et au Royaume-Uni. »
Puis, il y a environ deux mois, dit le gendarme, juste avant que la pandémie de coronavirus ne mette l’Europe à l’arrêt, une réunion au siège de l’agence Europol a rassemblé les enquêteurs du MTPI, qui a succédé au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), et ceux des trois pays concernés pour un « échange d’informations et de renseignements » qui les conduira finalement à l’appartement situé au troisième étage d’un immeuble d’Asnières.
Complicité en France ?
Félicien Kabuga a été formellement identifié deux heures après son arrestation, grâce à la comparaison de son ADN avec un échantillon prélevé en 2007 par la police allemande, qui avait manqué de peu de l’arrêter suite à son hospitalisation pour une intervention chirurgicale près de Francfort.
Il sera présenté mardi au Parquet général de Paris, dont la chambre d’instruction devra fixer sous huit jours la procédure de remise au MTPI. Son avocat, Emmanuel Altit, qui a obtenu en janvier 2019 l’acquittement pour l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, poursuivi pour crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale (CPI), pourra faire appel de cette décision.
Reste aussi à déterminer comment Félicien Kabuga a pu se cacher près de Paris, sans doute pendant plusieurs années, selon des témoignages d’habitants cités dans la presse. « Il est difficile d’imaginer qu’il ait pu trouver refuge sur le territoire français sans bénéficier d’un certain nombre de complicités », souligne Patrick Baudouin, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH).
« Il est nécessaire que les autorités françaises ouvrent une enquête sur ces complicités dont Kabuga a pu bénéficier. On ne peut pas ignorer […] toute une série de critiques légitimes qui ont été portées contre les autorités françaises sur l’indulgence, pour ne pas dire plus, dont ont pu bénéficier d’anciens responsables rwandais », a-t-il déclaré à Reuters.
Alors que les relations entre Paris et le président rwandais Paul Kagamé se sont réchauffées depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée, le colonel Emeraux n’a pas exclu que d’autres génocidaires rwandais fassent l’objet de poursuites en France, 28 des 150 dossiers traités par l’OCLCH concernant des ressortissants de ce pays.
« Si les investigations du MTPI font apparaître des éléments permettant de relancer des dossiers, nous le ferons », assure-t-il, en réclamant néanmoins pour cela « davantage de moyens » que les 20 enquêteurs qui lui sont pour le moment affectés.