Lu pour vous
PORTRAIT
Sergueï Lavrov, diplomate permanent de Vladimir Poutine
https://www.lemonde.fr/ Par Isabelle Mandraud Publié le 23 janvier 2020 à 02h19 - Mis à jour le 23 janvier 2020 à 12h02
En fonction depuis seize ans, le ministre russe des affaires étrangères rempile. Pilier de la politique extérieure de Vladimir Poutine, il fait partie du nouveau gouvernement mis en place par le chef du Kremlin.
La nuit est déjà bien avancée lorsque l’avion de Sergueï Lavrov se pose à Tachkent. Parti quelques heures plus tôt de New Delhi, en Inde, le chef de la diplomatie russe atterrit dans la capitale d’Ouzbékistan, lesté d’une information majeure : la démission inattendue – même pour lui – de tout le gouvernement de Dmitri Medvedev, et le remplacement de ce dernier par un quasi-inconnu, Mikhaïl Michoustine. Une gabardine bleue nuit sur les épaules, le col de chemise ouvert, Sergueï Lavrov, qui n’est plus, à cet instant, que ministre des affaires étrangères « par intérim », ne laisse rien paraître. Il peut être serein. Il rempile.
Tachkent n’a été qu’une escale de plus dans une carrière longue de seize ans, qui se poursuit. Quatre jours après l’annonce, mercredi 15 janvier, des réformes constitutionnelles voulues par Vladimir Poutine, « l’intérimaire » était encore au côté du président russe, lorsque ce dernier s’est entretenu en aparté avec Emmanuel Macron, à la conférence de Berlin sur la Libye. Encore quarante-huit heures et le voici redevenu, mardi 21 janvier, ministre de plein droit, le plus expérimenté, le plus ancien de l’équipe au pouvoir. Un diplomate permanent qui a déjà « épuisé » six secrétaires d’Etat américains, autant de ministres français ou bien encore sept homologues allemands.
A bientôt 70 ans – il est né le 21 mars 1950 –, Sergueï Viktorovitch Lavrov est un pilier de la politique extérieure russe, l’inusable voix du Kremlin sur la scène internationale. Un messager reçu par tous les grands du monde, qu’il s’agisse du roi saoudien Salman ou des présidents chinois, Xi Jinping, et américain, Donald Trump. Nommé par Vladimir Poutine en mars 2004, il a porté sur tous les fronts la vision présidentielle d’un nouvel ordre mondial « multipolaire », croisé le fer avec les Occidentaux sur tous les sujets, de la guerre éclair avec la Géorgie, en 2008, à l’annexion de la Crimée, en 2014, en passant par l’ingérence russe dans les affaires d’autrui (lors de l’élection présidentielle aux Etats-Unis, en France, et sur le Brexit, au Royaume-Uni), sans oublier la Syrie, le Venezuela, l’Iran… Il a aussi couvert ses diplomates, qui n’ont jamais autant été expulsés de pays étrangers que ces dernières années.
« C’est un vrai soldat, sans aucun état d’âme, quel que soit le sujet abordé », témoigne Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France à Moscou de 2013 à 2017. « Il terrorise tout le monde en négociant de façon brutale, poursuit-il, et, en même temps, il est plus chaleureux qu’il n’en a l’air. » Le diplomate français garde ainsi en mémoire deux séquences révélatrices du personnage. La première date de janvier 2015. Ce jour-là, devant un cercle d’ambassadeurs européens réunis à Moscou, le ministre russe, de retour de Paris après la marche de quarante-quatre chefs d’Etat et de gouvernement, organisée en hommage aux victimes des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, déclare : « Voilà ce qui arrive quand on oublie ses racines chrétiennes ! » Puis il lâche d’un ton sec comme une rafale de kalachnikov : « Taisez-vous ! » au représentant français, interloqué, qui tentait de prendre la parole. A contrario, en juillet 2016, Sergueï Lavrov n’aura pas de mots assez chaleureux après l’attentat de Nice, lorsqu’il ira, avec le secrétaire d’état américain, John Kerry, signer le registre de condoléances ouvert à l’ambassade de France.
« M. Niet »
Il est comme ça, Sergueï Viktorovitch, un dur rompu aux affaires de la planète, qui commence toujours par scanner du regard ses interlocuteurs avant de se détendre et de raconter des blagues. Après plusieurs jours passés en sa compagnie, le magazine Esquire en langue russe en avait conclu, en avril 2017, qu’il est comme « un super-héros de blockbuster dans un costume parfaitement ajusté », une « arme absolue conçue dans le seul but de défendre les intérêts du gouvernement », capable de descendre d’un avion après dix heures de vol « aussi frais que s’il sortait d’un spa ».
« Vous allez voir, il va rester plus longtemps que Gromyko », plaisanta un jour Vladimir Poutine devant l’un de ses invités au Forum économique de Saint-Pétersbourg. En Russie, Andreï Gromyko demeure la référence absolue en matière de ministre des affaires étrangères, poste qu’il occupa pendant vingt-huit ans, quatre mois et dix-sept jours, entre février 1957 et juillet 1985. Sergueï Lavrov n’a pas encore égalé sa longévité, mais il a déjà hérité du surnom de son lointain prédécesseur soviétique, « M. Niet », au fil des vétos – quatorze à ce jour – brandis par la Russie au Conseil de sécurité des Nations-Unis sur la Syrie.
Né à Moscou d’une famille arménienne originaire de Tbilissi, en Georgie, diplômé de l’école d’excellence soviétique, puis russe, de la diplomatie, l’Institut d’Etat des relations internationales (Mgimo), Sergueï Lavrov a commencé sa carrière au Sri Lanka, en 1972 – en pratiquant la langue, le cinghalais, comme on le lui avait demandé. Puis il fut envoyé à plusieurs reprises au siège de l’ONU, à New York, terrain d’apprentissage américain incontournable, où il devint le représentant permanent de la Fédération de Russie pendant dix ans, de 1994 à 2004. Sa fille, Ekaterina Lavrova, y a grandi et étudié.
Lorsqu’il prend la direction du « MID » – l’acronyme, bien connu dans son pays, du ministère des affaires étrangères –, M. Lavrov hérite d’un empire. Depuis son bureau moscovite, dans l’imposant gratte-ciel stalinien de vingt-sept étages où siège le MID, place Smolenskaïa, il règne sur 12 000 employés, 4 500 diplomates et un réseau de 150 ambassades dans le monde, mobilisées comme des outils de propagande via leurs comptes Twitter. Sa mission : imposer la présence de la Russie dans le règlement de tous les conflits de la planète.
Le VRP du Kremlin
Il ne fait pas partie du clan de Saint-Pétersbourg de Vladimir Poutine. Il n’est pas non plus issu du KGB, comme le chef du Kremlin. Mais sa silhouette d’escogriffe – 1,88 m sous la toise –, sa présence continuelle sur la scène internationale et ses coups de gueule sont devenus si familiers aux Russes qu’il a fini par incarner, à leurs yeux, le VRP en chef du pouvoir. En costume trois pièces, la cigarette aux lèvres ou le visage rogue, il est le seul à figurer sur les tee-shirts en vogue dans les boutiques de souvenirs de Moscou, aux côtés de Poutine et du cosmonaute Youri Gagarine. « Nous sommes tellement habitués à lui, confirme Tatiana Stanovaya, analyste politique du Centre Carnegie Russie et fondatrice du site R.Politik. Depuis des années, il met en musique la ligne développée par Poutine, il fait le job, il sert l’Etat ou Poutine, sans peut-être faire de différence. Et, en même temps, confronté à la vague d’incompréhension de l’Occident, il est devenu, au fil du temps, plus émotionnel. »
Nombre d’observateurs en Russie, journalistes et ambassadeurs, se sont souvent interrogés à son sujet. Un diplomate aussi chevronné a-t-il fini par adhérer complètement à « la ligne Poutine » au point de croire lui-même au discours porté par Moscou sur la « glorification du nazisme » en Ukraine et en Europe, ou de déclarer qu’en 1989 l’Allemagne de l’Ouest avait « annexé » l’Allemagne de l’Est, au motif que celle-ci n’avait « pas organisé de référendum » ? Cette dernière sortie, en pleine conférence internationale sur la sécurité, à Munich, en 2015, avait déclenché l’hilarité de la salle, d’ordinaire plutôt compassée. « Vous pouvez rire de la position russe, le rire accroît l’espérance de vie », avait répondu Sergueï Lavrov, piqué au vif. L’épisode, dit-on, le marqua durablement.
Un tee-shirt avec les portraits de Sergueï Choïgou, le ministre russe de la défense, et de Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, dans une boutique à Moscou. Ivan Sekretarev / AP
Cet amateur de whisky plutôt que de vodka, supporteur inconditionnel du club de football du Spartak Moscou, poète et guitariste à ses heures, est aussi l’auteur de quelques formules fort peu diplomatiques. En 2015 encore, dans la salle du manoir de la rue Spiridonovka, à Moscou, où les invités de marque sont reçus et les conférences de presse organisées, il prononce, dans un profond soupir, un très audible : « Putain, débiles… » Alors que son homologue saoudien, Adel Al-Joubeir, discourait à ses côtés, difficile de savoir exactement à qui s’adressait le juron – reproduit derechef sur des tee-shirts souvenirs avec un pudique astérisque. Charmeur et plaisantin, comme lorsqu’il remet un panier de pommes de terre à John Kerry malgré les vives tensions avec l’administration Obama, Sergueï Lavrov peut basculer sans transition dans un registre moins agréable. Alors, personne n’est épargné – ni les journalistes étrangers, sur les visas desquels le MID exerce un contrôle de plus en plus étroit, ni les « collègues européens » qu’il n’hésite pas à rabrouer.
Des combats à mener
L’usure s’est parfois fait sentir. On le disait fatigué de guerroyer, lui répondait : « Je ne suis pas payé pour être optimiste. » Tout récemment, Maria Zakharova, la bouillonnante porte-parole du ministère des affaires étrangères, a entrepris de soigner l’image de son patron en conviant les journalistes russes et étrangers, à l’issue de la traditionnelle conférence-bilan de l’année écoulée, à une séance de selfies avec… l’effigie grandeur nature, en carton, du chef de la diplomatie, tout sourire et les mains dans les poches. Il lui reste tant de combats à mener… La « dédollarisation » des échanges – « s’en détacher, a affirmé Lavrov, est une réponse objective au caractère imprévisible de la politique économique des Etats-Unis » et sans doute une réplique aux sanctions contre la Russie – ; s’assurer de l’appui de nouveaux alliés, comme l’Inde ou le Brésil, « sous-représentés au Conseil de sécurité de l’ONU » en accusant les autres puissances de se cramponner à des « méthodes coloniales et néocoloniales » ; faire porter aux Occidentaux « qui posent des préalables » la responsabilité de la reconstruction de la Syrie ; désigner, sans fléchir, Washington comme « l’origine de la contamination » de toutes les manifestations en cours dans le monde.
L’usure tient aussi à la montée en puissance du ministre de la défense, Sergueï Choïgou, en fonction depuis 2012, et également reconduit dans le nouveau gouvernement. Depuis l’intervention militaire russe en Syrie, les diplomates n’ont cessé de perdre du terrain au profit des siloviki (membres de l’appareil sécuritaire et militaire), jusqu’à transformer le MID « en service de presse du Kremlin », selon Mme Stanovaya. « Les questions diplomatiques, militaires et sécuritaires, estime la politologue, sont désormais étroitement liées et ont fragilisé le ministère des affaires étrangères. Les “diplos” ont perdu l’initiative. » C’est flanqué de Valéri Guérassimov, le chef d’état-major russe, que Sergueï Lavrov avait ainsi été reçu, en juillet 2018, par Emmanuel Macron, à l’Elysée, pour évoquer la Syrie. Pire : la bataille mémorielle sur la seconde guerre mondiale, lancée par Vladimir Poutine contre la Pologne et préparée par le MID, a été reprise en main par la défense, qui a déclassifié ses « dossiers » sur la libération de Varsovie. Mais « M. Niet » n’a encore pas dit son dernier mot.