Lu pour vous
RÉCIT
Les nombreuses terreurs d’Omar el-Béchir
Par Célian Macé Libération — 11 avril 2019 à 20:56
Ce n’est finalement pas la Cour pénale internationale qui aura eu raison du dictateur soudanais, au pouvoir depuis 1989, mais son peuple. Retour sur près de trente ans de règne tyrannique et violent, notamment marqué par l’horreur du Darfour et l’indépendance du Sud.
Pendant trois décennies, ses partenaires comme ses adversaires l’ont sous-estimé. Pour la première fois, cette fois-ci, Omar el-Béchir a peut-être été surestimé : le dictateur de 75 ans a été balayé jeudi après quatre mois d’une révolte populaire et pacifique qui a touché toutes les villes du Soudan, puis cinq jours et cinq nuits de manifestations monstres au cœur de Khartoum. Ce n’est ni une rébellion armée - il a passé sa vie à les noyer dans le sang - ni un mandat d’arrêt international - il a toujours ouvertement méprisé celui émis par la Cour pénale internationale - qui met fin à son règne brutal, l’un des plus violents du continent africain, mais le peuple lui-même. Courageux, intelligent, obstiné, le mouvement de contestation a eu raison de cet homme impitoyable, accroché au pouvoir depuis le coup d’Etat qu’il mena, avec une bande d’officiers subalternes, en 1989.
Omar el-Béchir est né en 1944 au bord du Nil, à Hosh Bannaga, un village à 150 kilomètres au nord de Khartoum. Son père est un paysan pauvre, mais il appartient à la prestigieuse tribu arabe des Jaaliyyine. Omar a 12 ans quand l’indépendance du Soudan est proclamée, délivrant le pays à la fois du colonialisme britannique et de la tutelle égyptienne. Il entame sa carrière militaire à l’académie militaire du Caire, puis obtient son diplôme à Khartoum en 1966, avant de combattre aux côtés de l’armée égyptienne pendant la guerre israélo-arabe de 1973.
L’officier parachutiste revient au pays pour faire la guerre, cette fois contre son propre peuple : dans le sud du pays, où une insurrection contre la domination écrasante du Nord arabo-musulman a éclaté dès l’indépendance, avant de se rallumer en 1983, lorsque le président Nimeiry lance une campagne d’islamisation qui heurte cette région à majorité chrétienne. Le régime présente alors à ses troupes cette lutte contre les rebelles comme un «jihad», El-Béchir y apprend la sale guerre, les cruautés, les méthodes de terreur et les représailles contre les civils, considérés comme des complices des insurgés.
Le 30 juin 1989, il est quasiment inconnu quand une poignée d’officiers islamistes le poussent en avant au moment du putsch contre le Premier ministre Sadeq al-Mahdi, élu trois ans plus tôt. Le lieutenant général El-Béchir est placé à la tête du Conseil du commandement révolutionnaire pour le salut national, qui suspend tous les partis politiques, les syndicats, les agences gouvernementales et affiche sa volonté d’imposer la charia sur l’ensemble du territoire. Son principal atout est son image : d’origine modeste, mal à l’aise en public, fruste et discipliné. Mais derrière le paravent El-Béchir, un homme est bientôt identifié comme le véritable cerveau du coup d’Etat, celui qui tire les ficelles du nouveau régime : Hassan al-Tourabi, maître à penser de l’islamisme soudanais, figure intellectuelle influente du monde musulman. Son parti, le Front national islamique, était arrivé troisième lors des dernières élections.
Machiavélisme
Pendant une décennie, El-Béchir et Al-Tourabi vont être obsédés par la poursuite d’un triple objectif : transformer le Soudan en une république islamique ; mater les rébellions par la force plutôt que par la négociation ; réprimer tous les dissidents pour conserver le pouvoir. La défense de l’islam contre l’Occident est le thème de prédilection du duo, présenté comme une alliance entre «l’idéologue et l’homme du peuple». Dès 1990, El-Béchir fait exécuter 28 officiers soupçonnés d’avoir comploté contre lui. Trois ans plus tard, il dissout la junte militaire et s’autoproclame président. De son côté, le «cheikh» invite le jeune Oussama ben Laden à s’installer avec armes et bagages au Soudan, et rêve de faire du pays l’épicentre d’une internationale islamiste.
En 1993, les Etats-Unis découvrent la notion de jihad global avec le premier attentat du World Trade Center (six morts). Le Soudan est placé sur la liste des Etats soutenant le terrorisme, ouvrant la voie à des sanctions économiques à partir de 1997. «Nous ne vendrons jamais notre foi contre une poignée de dollars et quelques sacs de farine comme d’autres l’ont fait», rétorque El-Béchir, bravache. L’année suivante, Bill Clinton ira jusqu’à ordonner le bombardement d’une usine pharmaceutique (accusée de couvrir une production d’armes chimiques, sans que la preuve n’ait jamais été apportée) sur le sol soudanais, en réponse à la double attaque des ambassades américaines de Nairobi et Dar es-Salaam, qui fit plus de 200 morts.
Ben Laden a pourtant déjà quitté le pays pour sa prochaine destination, l’Afghanistan. Entre-temps, El-Béchir a été élu président sans qu’aucun parti d’opposition ne se présente au scrutin. Ses relations avec Al-Tourabi se sont détériorées. En privé, l’intellectuel ne cache pas son mépris pour le militaire balourd qu’il traite d’idiot et accuse de gâcher son projet panislamique. Le contrôle du Congrès national (NCP), parti unique qui a remplacé le Front national islamique, va devenir l’objet d’une lutte implacable entre le cheikh et le général-président. En 1999, Omar el-Béchir décrète l’état d’urgence, dissout le Parlement présidé par son rival et le fait arrêter. Al-Tourabi a beau dénoncer un «coup d’Etat»et accuser le Président d’avoir «trahi les valeurs islamiques», il est trop tard : El-Béchir a neutralisé son vieux mentor, qui a sous-estimé le machiavélisme de son disciple.
Le radical Al-Tourabi, et ses relations douteuses, étaient devenus encombrants pour le Président, qui a patiemment écarté ou débauché ses plus proches conseillers. Il dispose d’une nouvelle arme, redoutablement efficace : les pétrodollars. L’exploitation de l’or noir, dont des réserves immenses ont été découvertes dans le sud du pays, lui assure un confortable revenu à partir des années 2000 et de sa réélection. De quoi financer cette interminable guerre contre les sudistes et nourrir une nouvelle classe d’affairistes dont la fortune est conditionnée à leur loyauté absolue. La manne est globalement répartie entre les trois grandes tribus arabes qui constituent le socle de son pouvoir : les Jaaliyyine (la sienne), les Danagla et les Chayqiyya. Dans les grands centres urbains du Nord, les projets de développement se multiplient et une petite bourgeoisie émerge.
«Génocide»
L’onde de choc du 11 septembre 2001 et la «guerre contre la terreur» proclamée par George W. Bush auraient pu faire vaciller son régime militaro-islamiste. Mais le Soudan évite les foudres américaines qui s’abattent sur «l’axe du mal» après l’attentat : El-Béchir est prêt à tous les compromis pour sauver son trône. Le pourfendeur de l’Amérique devient soudainement un collaborateur zélé de la CIA. Le militaire reprend le dessus sur l’islamiste. Cette mission discrète est confiée au fidèle Salah Abdallah Gosh, le chef des services de renseignement, longtemps numéro 2 du régime. Le Président consent également à entamer des négociations «de soldat à soldat» avec le leader de la guérilla sudiste, John Garang. Elles aboutiront à un accord de paix signé en 2005, prévoyant la tenue d’un référendum d’autodétermination. Après vingt et un ans de combats, 2 millions de morts et 4 millions de déplacés, la guerre civile dans le Sud prend fin.
Mais le Soudan d’Omar el-Béchir ne connaît pas le mot «paix». En 2003, une autre insurrection a éclaté, dans la province occidentale du Darfour, marginalisée, comme toutes les régions périphériques. Là-bas, la répression sera une nouvelle fois sans pitié. El-Béchir applique les mêmes méthodes cruelles qu’au Sud, avec d’autant plus de férocité que les rebelles, musulmans négro-africains, sont désignés comme une menace existentielle pour les Arabes du Nord au pouvoir. De 2004 à 2007, le Président s’appuie sur des milices tribales, comme les tristement célèbres Jenjawids, pour tuer, piller, brûler, violer les villages darfouris dans une vaste opération de nettoyage ethnique. Il promeut ouvertement leur leader, Moussa Hilal, chef de la petite tribu arabe des Mahamids, qui entre au gouvernement en janvier 2008. A l’intérieur de l’appareil de sécurité, El-Béchir renforce le redouté Niss (les services de renseignement) au détriment de l’armée régulière.
La communauté internationale déploie la Minuad, une mission conjointe des Nations unies et de l’Union africaine, pour tenter de stopper les massacres. Depuis les Etats-Unis, des campagnes médiatiques (notamment celle du collectif Save Darfur, et sa tête d’affiche George Clooney) alertent l’opinion sur l’ampleur des atrocités commises au Soudan. En 2009, sur requête du procureur Luis Moreno Ocampo, la Cour pénale internationale (CPI) émet un mandat d’arrêt contre Omar el-Béchir pour «crimes de guerre» et «crimes contre l’humanité». Un an plus tard, un second mandat est émis, cette fois pour «génocide». La qualification fait débat mais le terme, avec sa connotation historique, a un retentissement mondial. El-Béchir est désormais «l’homme le plus recherché du monde», titrent les journaux anglo-saxons.
En réalité, El-Béchir peut toujours se déplacer dans les pays non signataires du traité de Rome et qui n’ont aucune obligation légale de l’arrêter. Soit la quasi-totalité des pays arabes. Le président-paria se fera d’ailleurs un plaisir d’y parader, en défi au monde occidental. Paradoxalement, les poursuites de la CPI vont le galvaniser. Le discret El-Béchir, qui n’avait jamais été un adepte des meetings, apparaît sur toutes les scènes du pays, en abaya blanche et en turban. Il fait tourbillonner sa canne de commandement, danse à la face de ses contempteurs. «Je leur dis à tous, juges et procureurs, que je les foule au pied, lance-t-il. Tout ce qui vient de la communauté internationale, je le mets dans un verre et je le bois.» Les villes du Soudan se recouvrent d’affiches qui proclament : «Nous irons jusqu’à la mort pour sauver notre président.» El-Béchir expulse les grandes ONG du Soudan et se pose en martyr du néocolonialisme, avec un certain succès auprès de ses pairs arabes et africains.
Il se réconcilie même avec son vieil ennemi, le président tchadien, Idriss Déby. Les deux dictateurs entretenaient sur leurs territoires respectifs des rébellions hostiles à leurs voisins : ils se mettent d’accord pour les expulser mutuellement. En juillet 2010, El-Béchir se permet même une visite à N’Djamena, foulant pour la première fois le sol d’un pays où il est susceptible d’être arrêté et narguant la CPI au passage. Il est réélu la même année, dans une nouvelle mascarade électorale boycottée par la quasi-totalité de l’opposition.
Mais le temps de réaliser la promesse du référendum d’autodétermination est arrivé. En janvier 2011, El-Béchir est à Juba, la grande ville du Sud. «Je célébrerai votre décision, même si vous choisissez la sécession, jure-t-il, dans un discours retransmis en direct. Personnellement, je serai triste si le Soudan se sépare. Mais en même temps, je serai heureux si nous avons la paix.» Cinq jours plus tard, 98,83 % des Soudanais du Sud votent en faveur de l’indépendance.
Déclin
Le Soudan, ancien plus vaste pays d’Afrique, est amputé du jour au lendemain de plus d’un quart de son territoire et de 80 % de ses recettes pétrolières. Les années 2010 seront celles d’un lent déclin économique, contrastant avec le boom des années 2000. La levée des sanctions américaines, en 2017, n’apporte pas la bouffée d’oxygène espérée à un pays qui étouffe. El-Béchir n’a plus de projet à offrir, son islamisme ne fait plus recette et l’argent du pétrole s’est tari. Il reste au vieux militaire la guerre, qu’il mène sans relâche contre des guérillas des «régions périphériques», le Kordofan du Sud, le Nil Bleu, et bien sûr le Darfour.
En 2013, un soulèvement populaire dans plusieurs villes du pays, consécutif à la hausse des prix du carburant et des denrées de base, est immédiatement broyé par les forces du régime. Plus de 170 protestataires sont tués en quelques jours, un millier sont blessés et plus de 3 000 arrêtés. El-Béchir pense que la punition servira de leçon aux futurs contestataires. Pourtant, six ans plus tard, la jeunesse soudanaise est à nouveau dressée face à lui. Ces centaines de milliers de garçons et de filles rassemblés depuis samedi à Khartoum n’ont connu que lui à la tête du pays, et ont hurlé leur aversion pour celui qui est resté jusqu’au bout un chef de guerre plus qu’un président. Leur nausée collective a pris fin ce jeudi.
SOUDAN, POUR ABDUL WAHID AL NOUR "LE DÉPART D'OMAR EL BÉCHIR N'EST QU'UN DÉBUT"
par MICHEL DELAPIERRE 12/04/2019
http://www.economiematin.fr/news-soudan-mouvement-liberation-abdul-wahid-al-nur-manifestations-mls
Abdul Wahid al Nur est né en 1968 dans l’Ouest du Darfour. Diplômé en droit de l’Université de Khartoum en 1995, il a exercé comme avocat avant de se consacrer entièrement à son activité politique à la tête du MLS, principal groupe d’opposition du Soudan. Musulman modéré, il vit en exil à Paris depuis plusieurs années. Interview exclusive.
Quel role a joué le MLS dans l’insurrection actuelle au Soudan?
Notre mouvement est impliqué dans les manifestations depuis décembre dernier. Nous aidons au mieux de nos capacités sur le terrain et je coordonne depuis l’Europe.
Depuis 17 ans, nous nous battons pour que la situation change dans le pays, pas seulement au Darfour. Nous avons posé les fondations du mouvement, c’est-à-dire commencé d’abord par changer les mentalités afin que les gens aspirent à plus de liberté et in fine à la création d’un pays assurant une égalité des droits entre les citoyens et dans lequel la religion et l’État soient séparés.
Le clan d’Omar el-Béchir dépendait de la division des Soudanais pour maintenir son pouvoir, une division géographique, religieuse, ethnique, il jouait sur toutes sortes de divisions. Donc notre vision fut d’unir le peuple, c’est ce que nous avons appelé « l’éducation pour la libération » : vous êtes UN pays, UNE nation.
Nous nous sommes battus pour cela durant toutes ces années. Nous avons beaucoup souffert mais nous avons toujours refusé la moindre compromission avec ce gouvernement. Notre vision est en train de gagner car il y a aujourd’hui au Soudan une génération qui s’est libérée de ces anciennes divisions, une génération qui croit en l’égalité, sans discrimination. C’est une nouvelle génération qui manifeste dans la rue, elle refuse les compromissions, exactement comme nous. Ces jeunes ont la même mentalité.
Êtes-vous surpris par la chute de Omar el-Béchir ?
Non bien sûr ! Nous savions que cela arriverait un jour et nous nous battions pour que cela arrive le plus tôt possible. Ce qui a commencé le 19 décembre dernier ne peut plus être stoppé. Les gens n’en pouvaient plus et sont désormais prêts à se battre, à se sacrifier même si cela est nécessaire. L’insurrection a démarré de manière très spontanée et aucune organisation ne peut revendiquer le fait d’en avoir été le déclencheur unique. C’est le fruit d’un combat du peuple uni, hommes et femmes, de toutes les régions du Soudan. Le mouvement actuel est également principalement porté par des jeunes, comme en Algérie. Ces jeunes-là ne veulent plus de l’ancien système, ils veulent que tout change, pas seulement Béchir.
Que pensez-vous du coup d’État militaire qui a eu lieu hier (11 avril) et d’une transition menée par les militaires durant les deux prochaines années ?
Cela n’est pas acceptable et le peuple ne les laissera pas faire. Les gens n’abandonneront pas maintenant. Grâce à la rue, Bashir a été poussé vers la sortie, le peuple désire un changement profond, pas un habillage cosmétique. Des gens ne sont pas morts juste pour que les hommes de Bashir prennent le relais. Le peuple n’est plus dupe et nous allons continuer à occuper les rues jusqu’à ce qu’il y ait un vrai changement.
Comme vous avez pu le voir, les gens sont restés dans la rue toute la nuit malgré le couvre-feu.
Les militaires hauts gradés sont isolés du reste de la société, alors que les soldats du rang protègent la population car ils font partie de la même génération. Ils n’ont aucun intérêt à protéger le régime. Ce sont leurs sœurs, leurs mères et leurs frères qui manifestent : ils ne peuvent pas prendre le risque de leur tirer dessus.
Que souhaitez-vous désormais ?
Un gouvernement de transition dirigé par des civils, une coalition large représentant l’ensemble de la population soudanaise. Ce gouvernement sera chargé d’organiser des élections dans les meilleurs délais, d’établir une paix réelle sur l’ensemble du territoire et de reconstruire l’économie avec l’aide de partenaires internationaux.
N’êtes-vous pas inquiet d’éventuelles ingérences étrangères ?
Honnêtement, non. Bien sûr, nous sommes conscients de ce dont les Russes sont accusés de faire en République Centrafricaine ou à Madagascar mais la situation au Soudan est différente. Le Soudan est un pays complexe et un seul acteur, aussi puissant soit-il, ne serait pas en mesure d’influencer le processus en cours. D’autant que le peuple soudanais n’est pas naïf. Les gens rejettent toute forme de manipulation, ils sont unis. Nous accueillons l'aide de nos partenaires étrangers, qu’il s’agisse de l’Union Africaine, de l’Europe, de la Russie, de la Chine, des Etats-Unis, de la Turquie, du Qatar, de l’Arabie Saoudite etc…. mais nous gardons les idées claires et savons nous débrouiller.
Quelle est votre vision du futur ?
Une vision à court terme tout d’abord : nous allons continuer à nous battre jusqu’à la victoire et nous assurer que notre combat ne soit volé par personne.
Une vision de long terme ensuite : un Soudan séculaire, libéral et uni, pour permettre un développement au service des citoyens.