Lu pour vous
http://businessafricamag.com 19 avril 2019
Stéphane BRABANT, Avocat associé & Co-Chairman du Groupe Afrique, HERBERT SMITH FREEHILLS
En collaboration avec Me Sylvain SOUOP, Avocat d’Affaires – Souop Law & Finance – Membre du Conseil de l’Ordre – Yaoundé, Cameroun
Stéphane Brabant a une expérience confirmée comme avocat en matière d’investissements et de structurations de projets, notamment dans les domaines de l’énergie, des ressources naturelles (pétrole, gaz, mines, électricité, eau), et des infrastructures (ports, aéroports, chemins de fer), ainsi qu’à l’occasion de gestions de crises et contentieux (médiation, arbitrages, contentieux devant les tribunaux), avec une expertise particulière dans les marchés émergents, et plus particulièrement en Afrique. Au cours de ces dernières années Stéphane a développé une expertise particulière en matière de respect des droits de l’homme par les entreprises. Il a notamment agi comme l’un des experts juridiques auprès du Professeur John Ruggie, représentant spécial de l’ONU pour la question des droits de l’homme, des sociétés transnationales et autres entreprises. Il est membre du conseil consultatif du projet de entreprises et droits de l’homme du centre des droits de l’homme de l’American Bar Association, et ancien Co-Chairman du Comité RSE de l’International Bar Association. Stéphane est désigné par Chambers Global comme avocat de premier plan au niveau mondial pour l’activité Business & Human Rights et il est également le seul avocat désigné comme « Senior Statesman » par Chambers Global pour l’activité Africa-Wide Projects & Energy.
En votre qualité d’avocat, donc de praticien du Droit notamment en Afrique, quel regard portez-vous sur la pratique du Droit sur le continent ?
Il faut se placer dans le contexte africain. Il y a eu, au moment de la décolonisation, une volonté de la part des premiers chefs d’Etat de vouloir construire des Etats-nations, ce qui, compte tenu notamment de la diversité des ethnies, avait motivé des pouvoirs forts. Dans certains pays ces pouvoirs ont malheureusement été parfois dévoyés et le droit n’a pas toujours été respecté.
Aujourd’hui, on constate que dans certains pays africains, il existe encore un exercice du pouvoir qui ne respecte pas l’Etat de droit, ou « l’état de droit » mais je ne distinguerai pas dans cet interview par souci de simplicité et je me réfèrerai à la notion voisine de « rule of law » anglophone qui renvoie globalement à l’ensemble des règles de droit opposables à tous dans une société donnée. L’État de droit est « le plus grand défi de la civilisation africaine du 21ème siècle» souligne Franklin Nyamsi.
Quelles en sont, selon vous, les principales raisons ?
Il manque dans certains pays un contrôle objectif et transparent des activités de l’exécutif et du judiciaire. Certains de ces manquements relèvent-ils d’une solidarité entre certains groupes de personnes ? D’une corruption systémique ? De l’appui de certains pouvoirs sur les militaires ou sur un corset sécuritaire dissuasif pour gouverner ? De l’influence de puissances ou intérêts étrangers ? En tous les cas différents facteurs empêchent parfois les institutions de pouvoir toujours jouer pleinement et efficacement leur rôle.
Cependant, de nombreux pays ont pris des mesures et il y a de plus en plus de contre-exemples, mais cela nécessitera du temps et une forte volonté politique pour renverser certaines pratiques. Il faut comme partout dans le monde que cela commence par le haut qui pourra ainsi légitimement imposer les principes de bonne gouvernance à tous et qui s’irradieront dans le privé aussi malheureusement souvent « contaminé ».
Dans les causes on peut aussi penser, avec certains intellectuels africains, à la nécessité d’une meilleure cohérence entre l’organisation institutionnelle de certains pays africains et les réalités du contexte culturel.
N’y a-t-il pas également le fait de l’homme ?
Le fait pour un dirigeant politique d’aller au-delà du pouvoir qu’on lui a attribué est presque « humain » mais, pour la survie des peuples qui l’ont élu, cette dérive doit être sanctionnée. Montesquieu écrivait dans l’Esprit des Lois que » c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! La vertu même a besoin de limites ».
Le problème précisément est que lorsqu’il n’y a pas d’Etat de droit il n’y a pas, par définition, d’évaluation, de recevabilité et de responsabilité (notion d’ « accountability« ) et pas plus de sanction. Dans certains pays d’Afrique, les investisseurs y compris étrangers doivent toujours faire face à une absence ou faiblesse de l’Etat de droit – et donc de gouvernance – et dès lors, soit ils choisissent de ne finalement pas investir ou de se retirer, soit ils préfèrent limiter le mieux possible les risques en ayant recours à des mécanismes contractuels de protection toujours plus coûteux et complexes.
Sur ce point, le développement de l’arbitrage ne signifie-t-il pas également la faillite du système judiciaire des Etats ?
Pas forcément. L’arbitrage international est un mécanisme différent qui permet aussi par le choix des arbitres de débattre des arguments liés aux activités de la société et sur les litiges sur un terrain plus international parfois mieux adapté aux investissements internationaux.
Il est toutefois vrai que plus le système judiciaire interne est fragile, plus on a tendance à aller vers l’arbitrage. Dans ce sens, pour renforcer la sécurité juridique et judiciaire des affaires, certains Etats, à l’instar des 17 pays membres de l’Ohada, encouragent le recours à l’arbitrage pour régler les différends contractuels. Mais les arbitrages ne peuvent pas tout régler et nombre des litiges sont de la compétence exclusive des tribunaux locaux comme en droit pénal ou en droit du travail et l’exigence de l’Etat de droit demeure donc une exigence forte pour les investisseurs à la recherche de stabilité et sécurité juridique.
Dans les projets miniers, pétroliers ou d’infrastructures qui nécessitent des investissements lourds et sur le long terme, l’investisseur aura plus de préférence pour l’arbitrage en cas de litige avec les États. Il convient d’ajouter que ce mécanisme de règlement des différends est d’ailleurs aussi une exigence des banques.
Au final, le plus important est de créer la confiance dans le système étatique et, pour cela, seule la volonté politique compte qui souvent existe en parole mais malheureusement moins dans les actes. Tout le monde finit par être déçu et notamment les investisseurs, les entrepreneurs et les populations.
Les voies de la médiation organisée et volontaire restent en outre à être explorées et c’est le lieu de se féliciter de ce que le droit Ohada vient d’adopter une législation spécifique sur la médiation (entrée en vigueur en 2018).
Quelle peut être cette solution que le politique devra trouver ? réformer les textes ? mieux former le personnel de l’administration judiciaire ?
Au contraire de ce qui est dit par certains, le droit applicable en Afrique est le plus souvent bien construit même si l’accès à certains textes peut parfois s’avérer difficile, mais c’est franchement de moins en moins le cas. Ce n’est donc pas tant le droit ni, bien entendu, la qualité notamment technique des personnes qu’il faut remettre en cause même si comme partout ailleurs tout est toujours perfectible (on note par exemple dans certains pays en Afrique des contrôles fiscaux qui aboutissent à des montants extravagants et confiscatoires). C’est malheureusement plutôt le phénomène de corruption qui dans certaines juridictions empêche une bonne justice.
Là aussi il faut avant tout une volonté politique et aussi envisager en parallèle et comme suggéré par certains un meilleur statut pour les magistrats et probablement aussi pour d’autres corps de fonctionnaires à l’instar de ce qui a été fait dans d’autres pays.
Aussi, de façon générale et comme partout dans le monde, il faut simplement sensibiliser dès l’école puis de façon répétée sur les méfaits de la corruption et la nécessité pour tous d’avoir le sens civique.
J’admets également que ce sens civique pourrait aussi être mieux respecté par certains investisseurs si les contrats sont plus équilibrés, en s’interdisant les contournements fiscaux, en respectant mieux les droits de chaque participant aux projets et notamment les populations locales etc. En outre et au-delà de la sensibilisation, la sanction des actes de corruption doit être plus énergique à travers une législation claire et applicable à tous.
On sent ici ou là notamment chez certains entrepreneurs africains et des politiques, un vent nouveau prometteur pour l’avenir et chargé d’espoirs légitimes pour tous. Comme le martèle aussi souvent l’Université des Connaissances Africaines, l’Etat de droit lentement épouse les courbes des dynamiques endogènes africaines grâce à l’innovation sociale sur le terrain. Cette dynamique entrepreneuriale, dont les effets se font sentir depuis quelques années (dans l’investissement local, l’investissement dans l’immobilier, le développement des services financiers et la microfinance) amène les exécutifs dans une démarche de co-construction, avec les acteurs économiques, à améliorer le climat des affaires. Ce climat, les Etats Africains l’ont bien compris, crée un cercle vertueux de développement qui ne s’arrêterait plus et aboutirait à l’émergence de tout le continent profitant ainsi à tous. Il faut noter que cette vertu est un long processus d’apprentissage multidimensionnel, et que ses bienfaits se disséminent sur le long terme en enrichissant beaucoup plus l’ensemble des citoyens que chacun par des « arrangements courtermistes» individuels.
Parlons maintenant des remous qui ont suscité, auprès d’opérateurs miniers étrangers, la réforme du code minier en République Démocratique du Congo, quel est votre sentiment sur la question ?
Je ne vais pas rentrer dans les détails du dossier qui est en cours et aussi parce que je suis avocat avec des obligations déontologiques. Je peux simplement dire que je veux croire que l’Etat congolais et les investisseurs étrangers du secteur pourront trouver un terrain d’entente dans l’intérêt de tout le monde. Il est vrai que l’on est dans une période où des réflexions et propositions constructives sont faites pour assurer un équilibre dans les contrats miniers tout en préservant l’indispensable sécurité juridique dont ont besoin les investisseurs.
Aussi, les activités minières sont d’une extrême sensibilité d’autant que ce qui est extrait ne sera pas remplacé et qu’on ne peut investir de manière durable qu’avec l’acceptabilité des États et des communautés locales et ceci non pas seulement le jour de l’acquisition de droits miniers mais tout au long du projet.
C’est dans cette perspective que j’ai parfois préconisé pour les miniers de peut-être s’inspirer des contrats de partage de production pétroliers qui permettent d’à la fois faire varier automatiquement les revenus revenant à l’Etat et à la société (en fonction des cours et de la récupération des coûts) et de préserver une stabilité financière et fiscale.
Venons-en, à présent, à l’affaire Maurice Kamto, l’opposant camerounais, candidat malheureux aux élections présidentielles et qui est aujourd’hui emprisonné. Vous faites partie du collectif d’avocats constitué pour assurer sa défense. Pourquoi cet engagement ?
Je dois préciser que c’est Christian Penda Ekoka du mouvement AGIR qui m’a demandé de l’assister et c’est à titre personnel que j’agis. Nous avons ainsi avec mes confrères William Bourdon, le Bâtonnier Christian Bournazel-Carrière et Vincent Fillola constitué à Paris un collectif d’avocats qui agit surtout aux côtés de nos confrères au Cameroun dont le collectif est lui mené par Me Sylvain Souop. Nous voulons en outre agir le plus étroitement possible avec nos autres confrères à Paris saisis par le Professeur Kamto notamment Maitres Éric Dupond-Moretti et Antoine Vey. Pour ma part et d’une manière générale, je suis très attaché au principe de l’Etat de Droit, que cela soit en Europe, aux Etats Unis, en Afrique ou ailleurs.
Lorsqu’un pays ne respecte pas le droit relatif à la liberté de manifester, l’arrestation, la garde à vue, la mise en détention de citoyens ayant marché pacifiquement, l’assurance d’un procès équitable par une juridiction civile et non militaire comme c’est le cas au Cameroun pour Maurice Kamto, Christian Penda Ekoka et d’autres détenus, alors en tant qu’avocat travaillant avec l’Afrique depuis 30 ans, il était un devoir d’accepter de me constituer à titre personnel face, dans cette affaire, à des violations flagrantes de l’Etat de droit et des droits humains.
Il y a de mon point de vue un intérêt commun pour tout le monde et notamment les populations et les investisseurs à ce que l’Etat de droit soit respecté. Notre rôle en tant qu’avocat est de contribuer au respect du droit et en la matière, des principes de base concernant des droits humains auxquels le Cameroun a souscrit.
Vous intervenez je suppose sur l’angle du Droit et non celui de la politique ?
C’est justement parce qu’avec mes confrères nous respectons l’État de droit, que nous n’entendons pas placer notre défense sur le terrain politique mais uniquement sur le terrain du droit. Nous sommes avocats, seulement et totalement avocats. Il ne s’agit pas ici d’être les portes voix d’opposants politiques, mais les défenseurs de justiciables détenus arbitrairement et illégalement.
L’angle politique n’est donc certainement pas de ma/notre compétence et nous nous devons en tant qu’avocats étrangers ou locaux et avec mes confrères d’éviter aussi toute ingérence et nous en tenir à participer aux côtés de nos confrères camerounais aux recours devant les instances internationales que sont les Nations Unies et l’Union Africaine. Je veux souligner que ce qui m’intéresse en tant qu’avocat et notamment d’affaires, c’est le respect de l’Etat de droit dans l’intérêt de tous y compris des investisseurs.
L’exemple du Cameroun est-il valable pour d’autres pays africains ?
Pas qu’africains ! La nécessité du respect de l’Etat de droit s’applique partout y compris en Afrique où il demeure dans certains pays une préoccupation plus certaine qui participe malheureusement à créer et maintenir une incertitude et une insécurité juridique préoccupantes pour tous, qu’ils soient citoyens ou investisseurs étrangers. Je puis vous dire que je participe activement dans des associations d’entrepreneurs africains qui ont exactement les mêmes préoccupations que les investisseurs étrangers avec en plus une conscience aigüe de l’importance pour eux, leurs familles, leurs pays et le continent, d’assurer l’Etat de droit en Afrique. Ils savent qu’en y parvenant alors chaque village, chaque quartier, chaque ville, chaque région et chaque pays d’Afrique feront le continent où il fera pour tous si bon de vivre. Tout ceci tient pour beaucoup, même si pas uniquement et il peut y avoir d’autres facteurs parfois externes, dans le respect de l’Etat de droit. L’Afrique est incontestablement le continent de l’avenir aussi parce qu’il est celui d’une très belle jeunesse chargée d’espoirs.
Interview réalisée par A. Touré