REPORTAGE
Le delta du Niger ravagé par le venin du pétrole
Cette région, souillée par plus de 7 000 fuites entre 1970 et 2000, devrait bénéficier du plus vaste programme de dépollution jamais mis en œuvre.
Par Joan Tilouine (région de l'Ogoni, Nigeria, envoyé spécial)
LE MONDE Le 24.07.2017 à 06h43 • Mis à jour le 24.07.2017 à 12h38
Stanley a songé à prendre les armes et peut-être l’a-t-il déjà fait. Ce quadragénaire courtaud et souriant dit disposer d’un petit stock de kalachnikovs caché quelque part. Il ne s’en vante pas mais c’est comme ça, dans les criques du delta du Niger. Les jeunes ont plus facilement accès aux fusils et aux bandes armées qu’à l’école et à un emploi. Stanley a opté pour une autre voie, celle qui permet de gagner pas mal d’argent sans risquer sa vie. « Ce pétrole, ce n’est pas celui des multinationales étrangères, c’est le nôtre. Donc je suis devenu pétrolier », explique-t-il en conduisant sa moto de nuit, sur un chemin de terre bordé d’herbes hautes quelque part dans la région de l’Ogoni, un territoire de 1 000 km2, à une heure de route de Port-Harcourt, la capitale de l’Etat pétrolier de Rivers, dans le sud du Nigeria.
Cet ancien pêcheur démarre sa journée lorsque le soleil se couche. Le ciel se voile d’une épaisse fumée toxique à l’approche de son lieu de travail d’où jaillit une puissante flamme insensible à la pluie. Au milieu d’un champ, le petit « pétrolier » a installé l’une de ses raffineries artisanales. A partir de pétrole brut qu’il achète à des pirates et autres bandits spécialisés dans le perçage des pipelines, il produit 30 000 litres d’essence par nuit qu’il écoule dans la région, mais aussi au Bénin et au Cameroun voisins.
C’est illégal, extrêmement polluant, et traqué par l’armée nigériane, qui mène des opérations aériennes et navales contre les innombrables « Stanley » de la région. Mais peu lui chaut puisqu’il graisse la patte de soldats positionnés dans les environs. « Avant, j’étais un pêcheur pauvre. Maintenant, j’ai une femme, des enfants scolarisés, une voiture, une soixantaine d’employés et je suis millionnaire [en naira, la monnaie nigériane], s’amuse-t-il. Je sais que je pollue une terre déjà tuée par les groupes pétroliers. On peut m’accuser de tuer un mort. »
« Tout est toxique »
L’Etat fédéral tire 90 % de ses revenus à l’exportation du pétrole concentré sur ce territoire deltaïque presque aussi grand que la Belgique. Si le Nigeria est devenu en 2014 la première puissance économique d’Afrique avant de céder sa place à l’Afrique du Sud deux ans plus tard, c’est en grande partie grâce à cet or noir qui a irrigué les caisses de l’Etat depuis sa découverte en 1956 dans la région. Mais le delta du Niger n’en a pas profité. Le dédale de rivières, de criques et de bras de mer bordés de mangroves et de forêts est traversé par près de 3 000 km de pipelines corrodés ou siphonnés par des bandits qui diffusent ce venin dans la nature. Cette région d’agriculteurs et de pêcheurs est devenue l’une des plus polluées de la planète.
Sur la petite île de Nwemu, on peut imaginer à quoi aurait ressemblé aujourd’hui la vie de Stanley s’il n’avait opté pour l’économie parallèle. Même les palmiers semblent tristes sur ce morceau de terre toxique. Les oiseaux ne chantent plus et les poissons se meurent dans les eaux saumâtres tapies de nappes de pétrole. Une grande partie de la mangrove, la plus vaste d’Afrique, est ici recouverte d’un vernis noir. « La nature a arrêté de vivre et on doit pêcher loin », résume Peter Gbobarra en rangeant ses filets. Comme lui, une trentaine de pêcheurs ont échoué sur ce bout de terre il y a cinq ans, après avoir été expulsés du Cameroun voisin où ils profitaient illégalement d’une mer riche en poissons. « L’eau de pluie qu’on boit, ce qu’on respire, ce qu’on pêche, ce qu’on cultive, tout est toxique », désespèrent ces miséreux qui sortent de l’eau, le corps et les vêtements souillés de pétrole.
A en croire le gouvernement fédéral, la région a connu plus de 7 000 fuites de pétrole entre 1970 et 2000. Des millions de mètres cubes de déchets toxiques ont été déversés, auxquels s’ajoute la pollution de l’air par le torchage de gaz. L’eau de certains puits est contaminée par de très hauts niveaux de benzène, une partie des terres est ravagée et la nappe phréatique contient parfois d’épaisses strates de pétrole raffiné, selon une étude scientifique publiée en 2011 par le Programme des Nations unies pour l’environnement.
Depuis des décennies, des mouvements de contestation se font et se défont contre les pétroliers et l’Etat complice. Ces dernières années, certains se sont tournés vers la justice en Europe pour arracher des dédommagements. Les âmes damnées de l’île de Nwemu n’ont pas pu bénéficier des compensations versées en 2015 par le géant pétrolier anglo-néerlandais Shell au village de Bodo, sur l’autre rive de ce bras du fleuve Niger.
En 2008 et 2009, deux marées noires avaient aggravé le désastre écologique. Un vieil oléoduc mal entretenu par la multinationale Shell, principal producteur de pétrole au Nigeria (entre 132 000 et 141 000 barils par jour), fuit alors pendant trois mois. Plus de 4 000 barils se répandent dans la région, selon le géant pétrolier, qui pointe la responsabilité des saboteurs de pipeline. Plus de 100 000, selon des observateurs indépendants.
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