ENQUÊTE
Par Thomas Hofnung Le Monde.fr Le 24.02.2016 à 11h23 • Mis à jour le 24.02.2016 à 13h03
Trois anciens ministres de Jacques Chirac ont agi délibérément pour soustraire à la justice des mercenaires biélorusses soupçonnés d’être responsables de la mort de neuf soldats français et d’un humanitaire américain, en novembre 2004, dans le bombardement d’un camp de l’armée française à Bouaké, en Côte d’Ivoire. C’est à cette conclusion qu’est parvenue la juge d’instruction, Sabine Kheris, chargée de l’enquête depuis 2012.
Dans une ordonnance rendue le 2 février, dont des extraits ont été cités le 23 février par Le Canard enchaîné et le site Médiapart, la magistrate demande le renvoi devant la Cour de justice de la République (CJR) de Dominique de Villepin (à l’époque ministre de l’intérieur), de Michèle Alliot-Marie (défense) et de Michel Barnier (affaires étrangères), tous trois accusés d’avoir entravé l’action de la justice française. Ces hauts responsables politiques risquent jusqu’à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende.
« Il est apparu tout au long du dossier que tout avait été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement », résume la juge dans cette ordonnance que Le Monde Afrique a pu consulter en intégralité. Elle rappelle que les pilotes avaient été dûment « repérés, filmés, identifiés, surveillés… » avant le raid meurtrier par les services de renseignement français, qui n’ignoraient rien de leurs agissements.
En novembre 2004, après plus de deux ans de crise, le régime de Laurent Gbagbo avait décidé de passer à l’offensive contre les rebelles qui contrôlaient la moitié nord du pays, recrutant des équipages biélorusses pour mener des raids sur les positions ennemies. Déployée en tant que force d’interposition et chargée par l’Organisation des Nations unies de faire respecter le cessez-le-feu, l’armée française reçut l’ordre de Paris de ne pas bouger.
Des milliers de Français évacués du pays
Mais ce 6 novembre 2004, ce sont les Français qui sont visés à Bouaké, vers 13 h 30, par l’un des deux Soukhoï SU-25 pilotés par des mercenaires biélorusses assistés de copilotes ivoiriens. Convaincu du caractère délibéré de ce bombardement Paris riposte aussitôt en détruisant l’ensemble de la flotte militaire de l’armée de Laurent Gbagbo. Fous de rage, les partisans du président ivoirien s’attaquent en représailles aux ressortissants français à Abidjan, pendant que militaires français et ivoiriens s’affrontent les armes à la main. Au total, plusieurs milliers de Français sont évacués en catastrophe du pays.
Riposte militaire immédiate, mais inertie judiciaire totale. Curieusement, alors que le président Chirac rendit un hommage solennel aux soldats français tués dans la cour d’honneur des Invalides, en présence des plus hauts responsables de l’Etat, les autorités firent tout ce qui était en leur pouvoir pour ne pas avoir à traduire en justice les principaux suspects dans cette affaire. Pourquoi ?
Si la quasi-guerre à laquelle se livrèrent le camp Gbagbo et les militaires français durant plusieurs jours peut être invoquée pour expliquer la fuite au milieu du chaos des pilotes et techniciens biélorusses – une quinzaine de personnes au total –, cet argument ne tient plus dès lors que les autorités du Togo interceptent à la frontière de leur pays huit Biélorusses voyageant dans un minibus en provenance de Côte d’Ivoire, via le Ghana, dix jours après le bombardement de Bouaké. Convaincus que cet aréopage est impliqué d’une manière ou d’une autre dans les événements sanglants de Côte d’Ivoire, les Togolais photocopient les pièces d’identité des suspects et les communiquent aux autorités françaises, par le truchement des représentants des services de coopération policière (intérieur) et la DGSE (défense) présents à Lomé.
« Une concertation à un haut niveau de l’Etat »
Mais quelques heures plus tard, à la grande stupéfaction des autorités togolaises, la réponse de Paris tombe : « La décision de ne rien faire concernant les pilotes arrêtés au Togo a été prise à l’identique par le ministère de l’intérieur, le ministère de la défense et le ministère des affaires étrangères », note aujourd’hui la juge Kheris, qui ajoute : « Ce qui permet de penser à l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’Etat et non au fait que des services subalternes ou techniques aient géré la situation. » Les mercenaires sont finalement relâchés, et s’évanouissent aussitôt dans la nature. Malgré des mandats d’arrêt finalement délivrés quelques mois plus tard par la justice française, ils courent toujours.
Auditionnés durant l’instruction ouverte au début de 2005 à Paris pour « assassinats et tentative d’assassinats », Dominique de Villepin a plaidé l’ignorance, tandis que Michèle Alliot-Marie se défaussait sur ses conseillers. L’ex-ministre de l’intérieur, pourtant très au fait des affaires ivoiriennes depuis son passage au Quai d’Orsay (2002-2004), affirme alors ne pas avoir été prévenu par ses services, qui auraient jugé l’affaire togolaise mineure. Son ex-collègue de la défense explique, quant à elle, avoir été dissuadée par son cabinet de saisir la justice en l’absence de « base légale ». Entendu dans le cadre de l’instruction, l’un de ses anciens conseillers juridiques, David Sénat, a assuré depuis n’avoir même pas été consulté à ce sujet.
Visiblement excédée par ces lignes de défense peu crédibles, la juge Kheris rappelle dans son ordonnance du 2 février que « Mme Alliot-Marie est docteur en droit et titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat » et que « M. Villepin est avocat, licencié en droit et énarque ». « Il était possible de dénoncer les faits en urgence au procureur de la République ou de l’aviser de la présence de ces pilotes au Togo, ajoute la magistrate. Un magistrat instructeur aurait été saisi en urgence et aurait délivré des mandats d’arrêt internationaux qui auraient permis d’appréhender en toute légalité ces pilotes. »
Et de conclure son ordonnance en ces termes lapidaires : « Les plus hautes autorités du ministère de l’intérieur, de la défense et des affaires étrangères avaient été prévenues de l’implication de certains des Biélorusses arrêtés au Togo dans l’assassinat de militaires français » et « en donnant l’ordre de ne rien faire, en ne prévenant pas le procureur de la République, elles savaient que ces pilotes seraient remis en liberté et échapperaient à la justice. »
Pourquoi ? Si la volonté délibérée de ne pas faire justice est désormais établie, le mystère reste entier sur les raisons qui ont motivé une décision qui hante les familles des victimes. Me Jean Balan, l’avocat de plusieurs de ces familles, évoque une « manipulation franco-française » qui aurait mal tourné. Selon lui, l’équipage ivoiro-biélorusse du Soukhoï, manipulé par Paris, devait bombarder un bâtiment vide du camp français à Bouaké, fournissant ainsi le prétexte tant attendu par la France pour châtier le président Gbagbo et en finir avec une crise qui n’avait que trop durer. Un scénario qui, pour l’heure, reste à étayer dans le dossier d’instruction.
Autre hypothèse plausible : Paris a voulu éviter un procès qui aurait mis en lumière les turpitudes de sa gestion de la crise dans son ex-colonie. Enlisée en Côte d’Ivoire, vilipendée par toutes les parties au conflit, la France a sciemment laissé le président Gbagbo violer le cessez-le-feu dont elle était pourtant la garante, aux côtés d’une force de l’ONU sur place. Une inertie en forme de pari : soit l’offensive de Gbagbo était couronnée de succès, et le sort des rebelles en était jeté ; soit le président ivoirien perdait la partie et probablement le pouvoir à Abidjan, au profit par exemple d’un haut responsable militaire ivoirien très proche de la France.
Sous les yeux de leurs camarades
En outre, un éventuel procès des mercenaires biélorusses à Paris aurait révélé au grand jour le rôle trouble d’un marchand d’armes français alors installé au Togo, Robert Montoya. C’est cet ancien gendarme de l’Elysée (sous François Mitterrand) qui, via le Togo, a acheminé en Côte d’Ivoire les avions et équipages des Soukhoï depuis la Biélorussie. Les services français pouvaient-ils ignorer ses agissements ? Difficile à avaler.
En définitive, les plus hautes autorités de l’Etat français ont peut-être voulu s’épargner cette cruelle vérité : neuf soldats français ont été tués et 38 autres blessés (dont certains très grièvement), sous les yeux de leurs camarades restés l’arme au pied, par un avion fourni par un intermédiaire français, avec l’assentiment tacite de Paris. Mais plus de onze ans après les faits, la justice française entend bien demander des comptes aux plus hauts responsables politiques aux commandes à l’époque.
Thomas Hofnung
A la Une: va-t-on connaître la vérité sur le bombardement de Bouaké ?
Par Frédéric Couteau RFI jeudi 25 février 2016
C’était le 6 novembre 2004, rappelle le site d’information Koaci.com, « deux avions Soukhoï de l’armée de l’air ivoirienne avaient pris pour cible le lycée Descartes de Bouaké où les troupes françaises de l'opération Licorne avaient installé leur base. Neuf soldats français avaient été tués. En représailles, l’armée française avait détruit toute la flotte ivoirienne stationnée à Yamoussoukro. Et en guise de protestation, les ivoiriens étaient descendus dans les rues s’attaquant aux biens des français. »
Onze ans après donc, la juge française Sabine Khéris, qui enquête sur ce fameux bombardement de Bouaké, a demandé hier le renvoi devant la Cour de justice de la République de trois anciens ministres de Jacques Chirac, soupçonnés d’entrave à l’enquête : Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier. « Ils sont soupçonnés, pointeKoaci.com, d’avoir sciemment laissé fuir les pilotes des Soukhoï, des mercenaires biélorusses. » Il pourrait s’agir, toujours selon le site, « d’une manipulation de militaires français par des agents de la DGSE, articulés par des politiciens de premier plan de l’époque, donc, en vue de planifier une action pour affaiblir le régime d’alors de Laurent Gbagbo voire le renverser au profit, déjà, d’Alassane Ouattara. »
Foultitude de questions…
Ce qui est pour le moins « suspect », relève Aujourd’hui au Burkina, c’est la « bienveillance » des autorités françaises de l’époque envers des mercenaires qui venaient de bombarder une base française. Des mercenaires arrêtés quelques jours plus tard au Togo, puis relâchés sur ordre de Paris. Et Aujourd’hui de s’interroger : « ces pilotes biélorusses auraient-ils exécuté des ordres venant des autorités françaises ? Ces exécutants ont-ils commis une méprise, en bombardant par ignorance ce camp ? Ou comme l’avancent certains, l’ont-ils fait en visant une réunion des chefs rebelles ? On le constate, pointe le quotidien burkinabé, il y a une foultitude de questions sur ce bombardement énigmatique. C’est justement après enquête, que la justice française veut que les trois ex-ministres soient entendus par la Cour de justice de la République pour éclairer sa lanterne, l’opinion française, et les familles des victimes. »
L’Observateur Paalga s’interroge également… « Pourquoi la France a-t-elle organisé la disparition des biélorusses dans la taïga de l’ex-république soviétique et pour quelles raisons ? La réponse semble évidente, estime le quotidien burkinabé : elle a quelque chose à cacher. Et l’hypothèse la plus plausible est qu’elle a dû retourner les mercenaires de Gbagbo. C’est-à-dire que par pur cynisme, le trio chiraquien aurait fait bombarder leurs propres compatriotes pour mieux charger 'l’enfant terrible de Mama' de tous les péchés pendables. »
Du coup, poursuit L’Observateur Paalga, « si l’attaque contre le camp français de Bouaké procède donc d’une répugnante orchestration, qui nous dit que les autres crimes dont on accable Laurent Gbagbo ne relèvent pas non plus de sombres machinations ? Nous voulons parler ici des répressions contre les manifestants pro-Ouattara devant la RTI, des femmes à Abobo et bien d’autres atrocités qui pèsent aujourd’hui contre 'l’impertinent Gbagbo'. Le tribunal de l’Histoire nous situera. »
Paris impliqué…
Le site d’information Ledjely.com affiche également son étonnement et sa consternation… «Aussi ahurissant et invraisemblable que cela soit, soupire le site guinéen, il est de plus en plus admis que la France n’est pas totalement étrangère à la mort de ses soldats lors du bombardement de la base de Bouaké (…). Pour l’heure, on ne sait pas quel rôle les autorités françaises y ont joué, mais il est désormais certain qu’elles y étaient impliquées au plus haut sommet. Sur ce point au moins, Laurent Gbagbo dit vrai. Le complot a été mis en évidence par l’attitude peu ordinaire des responsables français dans les jours et semaines qui ont suivi le bombardement. »
Alors, « indépendamment de la thèse qui l’emportera, conclut Ledjely.com,cette affaire révèle et conforte le visage hideux que peut avoir la Françafrique. Car il s’agit bien de cela. Pris dans des calculs géostratégiques mêlant intérêts nationaux et cupidité humaine, des responsables français, trahissant la promesse d’aider la Côte d’Ivoire à retrouver la paix et foulant aux pieds le sacro-saint principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays indépendant, se sont emmêlé les pinceaux. Ce qui s’est soldé par la mort tragique de neufs de leurs compatriotes. »