RCA. "On assiste impuissant à l'exode forcé" des musulmans
http://tempsreel.nouvelobs.com/ 13-02-2014 à 11h39 Par Céline Lussato
"J'ai vu le dernier convoi se mettre en route à Bozoum. On assiste impuissant à cet exode forcé, c'est très dur." Delphine Chedorge, MSF, raconte.
Alors que la Centrafrique s'enfonce un peu plus dans le chaos, Delphine Chedorge, coordinatrice d'urgence à Médecins sans Frontières en poste à Bangui raconte la détresse de la population, la "violence intercommunautaire générale", la fuite des populations...
MSF a des terrains d'opération dans toute la RCA, vous êtes en quelque sorte les témoins privilégiés de la situation dans le pays. Que se passe-t-il ?
- Effectivement, nous sommes des témoins privilégiés des passages de groupes armés et des fuites de populations. On a mis en place dans la majeure partie du pays un maillage de structures de santé, car les personnels de santé ont dû fuir, pour soigner les victimes de maladies courantes ou gérer les afflux de blessés lors des pics de violence. On essaye d'être présents sur les routes pour faire les distributions aux populations évanouies en brousse dont les villages ont été brûlés et ils sont assez nombreux.
Avec l'opération Sangaris, on a l'impression d'un changement de rapports de force, les populations musulmanes semblent désormais plus visées par les exactions… qu'en est-il ?
- Il y a un véritable exode massif des populations musulmanes. Mais il faut faire attention à ne pas tomber dans un schéma simpliste. On parle d'actions des "anti-balakas" mais c'est un terme très vague qui ne recouvre pas la complexité de la situation. On est en fait aujourd'hui dans des violences intercommunautaires générales. On ne parle pas là d'exactions de groupes armés organisés mais bien plus d'une cassure profonde dans la société : les populations musulmanes sont ciblées mais les populations chrétiennes sont aussi victimes de pillages et de harcèlement. L'état de chaos qui prévaut aujourd'hui suite aux derniers coups d'Etat entraîne une circulation d'hommes en arme dans tout le pays, qui harcèlent toute la population. Oui, la population musulmane est la plus ciblée et a organisé son exode massif : on voit des camions venir chercher les gens dans toutes les villes du pays. J'ai vu le dernier convoi se mettre en route à Bozoum. On assiste impuissant à cet exode forcé, c'est très dur. C'est un phénomène exceptionnel, très triste. Nous perdons nos collègues, c'est déchirant. Un jour l'un nous dit avoir mis sa famille à l'abri, quelques jours après c'est lui qui n'est plus là. Nous assistons à une fracture du pays.
Beaucoup partent vers le Tchad mais certains partent aussi vers le Cameroun, la RDC ou le Congo-Brazza, en fonction des villes où ils se trouvent. Et puis certains pays comme le Sénégal ont organisé le rapatriement de leurs ressortissants.
A quel type de maladies et de blessures avez-vous affaire ?
- Ce qu'on voit surtout dans nos centres médicaux, ce sont des blessures dues à des armes à feu, à des armes blanches, à des grenades… et quand on parle d'armes blanches on parle de combats d'homme à homme mais aussi d'attaques sur des civils quels qu'ils soient : hommes, femmes, enfants.
On voit des plaies par balles classiques. Le dernier afflux de blessés que j'ai vu à Bozoum était dû essentiellement à des plombs, des grenades mais aussi des armes blanches. Même si on sait qu'il y a des armes plus élaborées, voilà ce qui se voit en majorité. On reste sur des violences communautaires, des hommes qui se soulèvent ou se défendent et ont donc plutôt des armes traditionnelles.
Qu'entraînent ces fuites de populations ?
- Cela crée un problème fondamental en termes d'accès aux personnes. Les soins de santé sont d'ores et déjà moins disponibles en raison de l'insécurité. Les populations sont en brousse et donc bien plus victimes de notamment de paludisme avec les moustiques, mais aussi de diarrhées parce qu'elles boivent l'eau des marigots. Et les populations qui partent en exode dans des conditions de transport abominables sont particulièrement exposées. La situation humanitaire au global est vraiment catastrophique.
La petite saison des pluies va commencer dans un mois et, en juin, il y aura la grande saison avec ses taux de paludisme encore plus élevés. Et les conditions de vie des déplacés dans les camps, qu'ils soient chrétiens ou musulmans, vont encore s'aggravées. Ces pluies tropicales sont absolument terribles, les gens restent debout la nuit dans les camps, ils sont dans la boue, il fait froid, c'est vraiment abominable, surtout dans l'Est qui devient un immense marécage.
Le pays se prépare à des mois extrêmement compliqués. Les situations sécuritaire et humanitaire s'annoncent mal. Les approvisionnements sont devenus tellement compliqués ! Comment va-t-on faire sans essence pour faire tourner les générateurs pour fabriquer de l'eau potable ? Les produits de base vont être en rupture complète. C'est catastrophique.
Comment palier ces manques ? Y-a-t-il des solutions ?
- Il manque un investissement des bailleurs de fonds et de la communauté internationale pour enfin mettre des moyens. Il n'y avait, par exemple, pas de réserves de nourritures à distribuer aux déplacés. Cela commence un peu à arriver puisqu'un premier avion du PAM vient d'arriver, mais il y a un retard des grandes institutions qui est scandaleux. Certes, lorsqu'on est face à un pays sans Etat, réinstaller des structures est compliqué et les bailleurs ne sont pas rassurés. Mais la population de ce pays est victime d'un immense désintéressement international. Nous, on déploie beaucoup de structures sanitaires mais on a du mal à avoir du relai. On ne peut pas demander aux ONG de remplacer les institutions étatiques. Beaucoup d'ONG sont prêtes à intervenir mais attendent des financements. Les humanitaires ne sont pas ciblés par les groupes armés ou les populations, on est respecté. Mais nous avons besoin de l'attention de la communauté internationale pour faire notre travail.
Et puis, nous attendons un déploiement militaire international plus important. Non pas pour nous, les humanitaires, mais pour les populations. Parce que la seule chose qui peut diminuer les violences intercommunautaires, c'est le déploiement d'une force d'interposition.
Propos recueillis mercredi 12 février par Céline Lussato – Le Nouvel Observateur
Centrafrique. « La guerre » aux anti-balaka est déclarée
Ce mercredi, la présidente centrafricaine par intérim Catherine Samba Panza a promis «la guerre» aux miliciens anti-balaka, qui multiplient les exactions contre les civils musulmans qui cherchent à fuir le pays.
« Les anti-balaka (milices d'autodéfense à dominante chrétienne), on va aller en guerre contre eux. (Ils) pensent que parce que je suis une femme, je suis faible. Mais maintenant les anti-balaka qui voudront tuer seront traqués », a déclaré Catherine Samba Panza, devant les habitants de Mbaïki (80 km au sud-ouest de Bangui), lors d'une visite en compagnie du ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Ces propos offensifs font écho aux déclarations menaçantes tenues ces derniers jours par Jean-Yves Le Drian et les commandants des contingents français et africain en Centrafrique, qui visaient directement les miliciens et les pillards sévissant en toute impunité. « Les anti-balaka ont perdu le sens de leur mission. Ce sont eux qui tuent, qui pillent, qui volent. Est-ce que c'est normal ? », a martelé la présidente, tout en récusant le terme de « nettoyage ethnique » utilisé par Amnesty International pour décrier la crise.
Risque de partition
La Centrafrique a sombré dans le chaos depuis le coup d'État, en mars 2013, de Michel Djotodia, chef de la coalition rebelle Séléka à dominante musulmane. Devenu président, il a été contraint à la démission par la communauté internationale, le 10 janvier, pour son incapacité à empêcher les tueries entre ex-Séléka et milices anti-balaka, qui ont entraîné un exode de civils musulmans, essentiellement vers le Tchad et le Cameroun voisins.
Le secrétaire général de l'Onu, Ban Ki-moon, s'est ému, mardi, du risque d'une possible partition du pays, après des mois de violences interreligieuses. D'anciens responsables de la Séléka avaient déjà fait état publiquement de leur volonté sécessionniste depuis les confins nord-est du pays, majoritairement peuplés de musulmans, qui échappent depuis des années au contrôle d'un État centrafricain en état de quasi-faillite permanente. Une possibilité totalement écartée, hier, par Jean-Yves Le Drian.