Lu pour vous
https://lerubicon.org/ Par Sonia Le Gouriellec 15 mars 2022
Le 1er mars, l’Éthiopie commémorait la célèbre bataille d’Adwa (1896) dans laquelle les troupes de Ménélik II arrêtèrent l’envahisseur italien dans le nord du pays. Une photo (ci-dessous) attire l’attention : au milieu des drapeaux éthiopiens, un jeune homme agite un drapeau russe. Rien de réellement surprenant puisque lors de cette célèbre bataille la Russie apportait son soutien actif à la lutte anticoloniale de l’empire éthiopien. Néanmoins, on ne sait pas si la personne sur la photo rend hommage à ce rôle passé de la Russie ou souhaite marquer son soutien à la Russie dans le contexte actuel de guerre en Ukraine. Dans ce dernier cas, l’image semble anachronique et incohérente : célébrer la victoire de l’Éthiopie face à un envahisseur tout en apportant son soutien à un acteur qui se trouve dans le rôle de l’envahisseur aujourd’hui.
Ce type d’incohérence se multiplie sur les réseaux sociaux. De nombreux Africains d’habitude soucieux, à raison, de la souveraineté de leurs États, affichent un soutien surprenant à l’action de Vladimir Poutine. Comment comprendre ce positionnement ? Nous proposons ici d’analyser les réactions des gouvernements africains au conflit en Ukraine en les distinguant des réactions des sociétés civiles.
La prudence diplomatique des gouvernements africains
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les réactions des pays non européens sont analysées et le positionnement des pays africains fait l’objet de nombreux débats. Le 25 février, au Conseil de sécurité des Nations Unies, la Russie a bloqué par son veto un projet de résolution condamnant l’agression russe de l’Ukraine. Les trois représentants africains du Gabon, du Ghana et du Kenya avaient en revanche voté pour, et souligné l’importance du droit et des principes de la Charte des Nations Unies.
Quelques jours plus tard, le 2 mars, l’Assemblée générale de l’ONU (AGNU) a adopté une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ». Lors de ce vote, approuvé par 141 pays sur les 193 membres que compte l’Organisation, seuls cinq pays ont voté contre dont l’État totalitaire d’Érythrée. De plus, 35 pays se sont abstenus dont 17 pays africains (dont le Congo-Brazzaville, Madagascar, le Mali, le Sénégal, le Soudan, l’Algérie et l’Afrique du Sud). 8 pays n’ont pas pris part au vote, car ils n’étaient pas dans la salle : le Burkina Faso, la Guinée, la Guinée-Bissau, Eswatini, l’Éthiopie, le Cameroun, le Maroc et le Togo. L’Algérie, l’Angola et l’Érythrée sont les seuls États africains à faire partie du « Groupe d’Amis de la Charte des Nations Unies », créé en 2021 avec la Chine et la Russie afin de promouvoir la diplomatie et le multilatéralisme contre les actions unilatérales. Tous les membres de ce groupe se sont abstenus, n’ont pas voté ou ont voté contre la résolution, à l’exception du Cambodge et de Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Quelles leçons tirer de ce vote ? Un ensemble de facteurs globaux et nationaux, sécuritaires, politiques, économiques et historiques explique le positionnement des États africains.
Quelques nuances tout d’abord : nombreux sont les États à s’être abstenus tout en rappelant dans des communiqués l’importance du droit international et du respect de l’intégrité territoriale (Madagascar et Afrique du Sud par exemple). De plus, tous ces États se sont alignés derrière les déclarations fortes de l’Union africaine et des Communautés économiques régionales qui condamnent la Russie. Le discours de Martin Kimani, ambassadeur du Kenya à l’ONU, en réaction à l’annonce de Vladimir Poutine de la reconnaissance des territoires séparatistes d’Ukraine, est particulièrement instructif : il condamne cet évènement en prenant exemple sur l’histoire de l’Afrique et en rappelant l’intangibilité des frontières issues de la colonisation qui s’imposa comme principe en 1963 dans la Charte de l’Organisation de l’unité africaine. Le Kenya au Conseil de sécurité des Nations Unies rappelle également à tous les principes fondateurs des Nations Unies.
Par ailleurs, des États comme l’Afrique du Sud ont marqué leur désaccord « par principe » quant à la teneur de la résolution et se sont abstenus bien que quelques jours auparavant l’Afrique du Sud appelait au retrait immédiat des troupes russes d’Ukraine, affirmant que le conflit devait être résolu de manière pacifique et que « le texte dans sa forme actuelle pourrait créer un fossé encore plus grand, au lieu de contribuer à une résolution du conflit ». Cette position fait débat au sein même du pays. Alors que le gouvernement évoque une position « par principe » (neutralité), les commentateurs y voient la marque d’un rapprochement entre les élites politiques et le régime russe. De même, l’Ouganda s’est abstenu pour « préserver [sa] neutralité », au moment où le pays vient de prendre la présidence du Mouvement des non-alignés (NAM), mais, dans le même temps, le fils du Président a fait entendre son soutien à Vladimir Poutine…. Notons que si les Africains n’ont pas voté d’une voix qui aurait pu représenter celle du panafricanisme, des divisions internes existent également au sein des 120 États membres du Mouvement des non-alignés… Le problème du non-alignement est qu’il peut signifier l’abstention dans les conflits et qu’il revient de fait à prendre le parti des agresseurs.
Pour mieux comprendre les votes des pays africains, il faut étudier les relations bilatérales de chaque État avec la Russie. Cette dernière renforce depuis plusieurs années ses relations avec un ensemble de pays du continent. En 2006, Vladimir Poutine a en effet effectué une visite modeste, mais très médiatisée, sur le continent (au Maroc et en Afrique du Sud), proclamant que la Russie « revenait » en Afrique.
Des enjeux politiques et économiques liés à ce rapprochement peuvent expliquer certaines abstentions lors du vote à l’AGNU. Le Burundi s’est abstenu, mais la Russie a été l’un des seuls États à soutenir les autorités du Bujumbura quand, en 2019, elles réprimaient l’opposition. Des enjeux économiques peuvent aussi interférer : des accords miniers (Angola) ou des importations de blé (Sénégal) ou militaire (Mali, RCA, Soudan avec un projet de base militaire). Le Professeur Erik Voeten a montré (graphique ci-dessous) qu’à 3 exceptions près (Rwanda, Nigéria et Égypte), les pays qui ont importé au moins 20 % de leurs armes de Russie au cours des 5 dernières années se sont rangés du côté de la Russie.
Si l’analyse des relations bilatérales est importante, il est hâtif de conclure que certains votes sont uniquement le fait d’une dépendance économique ou militaire avec la Russie. Ainsi, il est difficile d’avancer que le vote du Mali à l’AGNU serait uniquement lié à la situation instable qui prévaut dans le pays et à son récent rapprochement militaire avec la Russie. Sa politique étrangère repose traditionnellement sur une forme de neutralité et d’équidistance entre les puissances (sauf sur certaines problématiques comme la Palestine). De même, le Sénégal s’est abstenu. Certes, la Russie est un important fournisseur de blé et de carburant, mais le Président Macky Sall a également réaffirmé « l’adhésion du Sénégal aux principes du non-alignement et du règlement pacifique des différends » tout en rappelant son attachement au respect de l’indépendance et de la souveraineté des États… Ces positionnements peuvent paraître ambigus : invoquer le non-alignement ou la neutralité peut être interprété comme une neutralité de façade de régimes offrant de facto leur soutien à l’action russe. À l’inverse, certains invoquent le même principe tout en rappelant l’importance des règles du droit international bafouées par cette même Russie. Ainsi, dans le cas de l’Afrique du Sud, les commentateurs s’interrogent. Son abstention est-elle déterminée par un « engagement de principe en faveur du dialogue politique » ou une politique marquée par l’ingérence russe ?
Enfin, il nous semble essentiel de ne pas suranalyser ces absentions à l’AGNU et d’y voir la preuve d’une influence « croissante » de la Chine et de la Russie suite à un « recul » de l’Europe et des États-Unis. En effet, on constate que les votes africains sur la Crimée il y a 8 ans sont relativement proches comme nous le rappelle Julien Antouly avec ces cartes. En haut le vote des États lors de la condamnation de l’annexion de la Crimée en 2014 (A/RES/68/62) et, en bas, le vote de la condamnation de l’agression russe en 2022 (ES/11/1).
Pour comprendre ces tendances, il conviendrait donc d’étudier ces votes non pas de façon conjoncturelle, mais structurelle. Or, une foisonnante production scientifique sur les politiques de vote et le sens de l’abstention à l’AGNU s’attache à comprendre ces mécanismes depuis la guerre froide. L’une des divisions prédominantes de l’Assemblée générale est celle qui existe entre les nations riches et les nations pauvres. Il existe également une tendance des démocraties à soutenir, davantage que les non-démocraties, les positions américaines lors des votes importants à l’AGNU. Néanmoins, et contre intuitivement, David B. Carter et Randall W. Stone ont montré que les démocraties des pays en développement ont des électorats qui s’opposent plus aux positions américaines que les autocraties, et elles sont plus disposées que les autocraties à prendre des positions symboliques qui peuvent leur faire perdre des aides financières.
Les votes à l’AGNU doivent donc être étudiés sur une période longue et en privilégiant une approche comparatiste. Le seul vote du 2 mars ne permet pas de fournir des explications sur l’alignement des États africains sur la scène internationale. On ne peut que noter un vote avec une écrasante majorité d’une résolution qui « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » avec une prudence des diplomaties africaines. Les votes africains trouvent leur explication dans l’ensemble de ces facteurs. À l’exception de l’Érythrée, depuis longtemps en marge de la communauté internationale et elle-même engagée militairement sur le territoire de son voisin éthiopien, aucun pays africain ne s’est jusqu’à présent prononcé en faveur de l’intervention de la Russie, pas même le Mali et la République centrafricaine, où les forces russes aident les gouvernements à lutter contre les insurrections. Cette prudence diplomatique trouve certainement aussi ces racines dans des opinions publiques aux positions pro-Poutine affirmées.
Des opinions publiques plus divisées
Les opinions publiques africaines semblent manifester des positions pro-Poutine affirmées qui n’ont rien à voir avec un non-alignement ou une troisième voie. Les résultats d’une enquête menée par Afrobarometer ont montré que les perceptions populaires de la Russie et de la Chine ont positivement évolué au cours des 5 dernières années. La Russie est perçue positivement par 38 % des Africains des 18 pays étudiés. Cela reflète l’engagement politique, économique et sécuritaire croissant de la Russie avec l’Afrique, mais c’est aussi le rôle des médias russes dont le contenu numérique et la propagande s’infiltrent rapidement dans les espaces médiatiques francophones d’Afrique de l’Ouest.
Ces réactions relèvent parfois des incohérences : Vladimir Poutine devrait pouvoir décider à la place des Ukrainiens de leur positionnement et de leurs alliances, mais les mêmes populations estiment que leurs États doivent être libres de leurs choix et souverains. Or, dans son discours au Conseil de sécurité, l’ambassadeur kenyan l’a rappelé : ce sont les « petits États » qui devraient rappeler aux grandes puissances le danger de replonger dans un monde impérial. L’inquiétude pour eux est de voir des dirigeants qui redessinent les cartes par la force tout en s’efforçant de créer des États ethniquement homogènes. En effet, l’inviolabilité souveraine est une condition fondamentale de leur existence. Elle est le pilier d’un ordre mondial post-impérial qui doit persister pour que ces pays puissent survivre.
Les critiques portent également sur l’intervention en Libye en 2011 et invoquent un deux poids deux mesures dans les dénonciations, trouvant ainsi des excuses à l’invasion de l’Ukraine. La figure de l’homme fort est aussi invoquée : les commentateurs estiment que l’ambition de ressusciter un empire peut être soluble dans la demande que Poutine soit traité avec déférence.
De quoi ces incohérences sont-elles le symptôme ? Nous proposons ici une hypothèse : un ensemble de mythes politiques développés en Russie converge sur le continent africain et est partagé par une partie des opinions publiques.
Le premier mythe partagé est le « campisme ». Cette idée, issue de la Guerre froide, souligne que chaque État doit choisir un camp. Un choix binaire – qu’on retrouve dans de nombreuses analyses même en Europe – entre le camp occidental, libéral et capitaliste et, de l’autre, le camp de ceux opposés à l’impérialisme occidental. Dans ce dernier camp, on peut retrouver (quand bien même ces régimes soient autoritaires, favorables au capitalisme et… impérialistes) : la République islamique d’Iran (qui s’oppose à l’alliance américano-saoudo-israélienne), la Corée du Nord, la République populaire de Chine, l’Inde national-hindouiste de Modi, le Venezuela de Maduro, la Syrie d’Assad, la Biélorussie de Loukachenko et … la Russie de Vladimir Poutine. Une grande partie des États membres du « Groupe d’Amis de la Charte des Nations Unies »… Malgré ces incohérences, toute compréhension du réel passe par cette grille de lecture, et tous les conflits sont lus selon cette nouvelle polarisation issue de la Guerre froide. L’anti-impérialisme et l’anti-américanisme sont centraux, les États-Unis sont considérés comme les responsables de la guerre en Ukraine du fait d’une extension de l’OTAN en Europe de l’Est.
Le deuxième mythe est le « néosouverainisme » qui se traduit par une hostilité contre les interventions internationales perçues comme décidées par les Occidentaux et jugées illégitimes. En effet, le poids des pays occidentaux dans les institutions internationales et la composition du Conseil de sécurité des Nations Unies – où aucun pays du continent africain ne dispose d’un siège de membre permanent – expliquerait la légalité de ces opérations, mais pas leur légitimité. Une forme d’hypocrisie occidentale est ici dénoncée. Le néosouverainisme invoque le principe d’équivalence morale : pourquoi condamner l’invasion russe alors que les Occidentaux ou l’OTAN (mentionnés comme des synonymes) auraient fait la même chose au Kosovo, en Libye, en Irak et en Afghanistan ? C’est ici le principe même de l’interventionnisme, perçu comme une ingérence, qui est contesté et vécu comme une manifestation de l’impérialisme occidental sur les questions internationales. Or, l’OTAN est intervenue au Kosovo et en Libye alors que des massacres de masse étaient en cours, et ce sans opposition de la Russie dans le cas de la Libye. De même, la guerre en Irak a profondément divisé le « camp occidental ». De ce mythe découle un autre : une forme de complot occidental visant à étendre l’OTAN. C’est l’argument principal utilisé pour justifier l’agression en Ukraine, comme si l’alliance défensive que représente l’OTAN n’avait jamais cessé de vouloir provoquer la Russie.
Le troisième mythe est un sentiment d’humiliation dont aurait souffert la Russie dans les années 1990. Les Occidentaux sont ainsi accusés d’avoir précipité l’effondrement de l’Union soviétique. Le même type de sentiment se retrouve dans de nombreux pays d’Afrique qui estiment perdre une partie de leur souveraineté en se soumettant aux politiques des institutions financières internationales ou en répondant aux conditionnalités politiques imposées par les Occidentaux dans l’attribution de leur soutien. De plus, le discours irrédentiste de Vladimir Poutine fait vibrer la corde sensible d’un continent où certains considèrent encore les frontières coloniales comme illégitimes. Martin Kamani, l’ambassadeur du Kenya aux Nations Unies, l’a rappelé lorsqu’il a fait référence dans son discours aux « frontières dont nous avons hérité » et qui « n’ont pas été tracées par nous-mêmes », mais « tracées dans les lointaines métropoles coloniales de Londres, Paris et Lisbonne, sans aucun égard pour les anciennes nations qu’elles ont séparées ». Il a rappelé que, malgré tout, la paix a été choisie à la guerre : « nous voulions quelque chose de plus grand, forgé dans la paix ».
Une nouvelle fois apparaît une lecture binaire des relations internationales avec d’un côté les agressés/dominés et de l’autre les agresseurs/impérialistes. Les dirigeants politiques mettent cyniquement en récit cette opposition de valeurs.
Ces manifestations pro-Poutine au sein de certaines opinions publiques (en Afrique, mais aussi en France) sont l’expression d’une remise en question d’un ordre international perçu comme dominé par l’Occident. Depuis plusieurs années, on voit émerger dans les discours une volonté de grandeur, la nostalgie d’un passé révolu parfois au risque de la réécriture de l’histoire. Ces nostalgies amères et revanchardes d’empires disparus se traduisent par des politiques étrangères nationalistes. Certes on pense à la Russie, l’Inde, la Chine ou la Turquie, mais on le voit également en Afrique, en Éthiopie par exemple, en quête d’une « Grande Éthiopie » historique l’ayant mené à une guerre civile tragique. On observe donc une certaine empathie pour ce « désir d’empire » chez de nombreuses populations.
Les Russes, comme les Chinois avant eux, insistent sur l’importance de la souveraineté contrairement à un Occident qui tenterait d’imposer ses valeurs (transparence, bonne gouvernance, législation anti-corruption, etc.). Un article de propagande, effacé depuis, résume bien l’idée que se font les dirigeants russes des rapports de force internationaux.
Depuis 1991, aucun président ukrainien ne s’est rendu en Afrique subsaharienne, et un seul président d’un pays africain s’est rendu en Ukraine. En comparaison, la Russie a mis en scène son retour sur le continent africain, notamment lors du Sommet Russie-Afrique à Sotchi, en octobre 2019. Déjà, la Russie de Vladimir Poutine y développait un discours au cœur des débats ces derniers jours sur le positionnement des diplomaties et opinions publiques africaines à l’égard de l’invasion de l’Ukraine : Poutine défenseur des souverainetés face au néocolonialisme et défenseur des régimes face aux contestations venant des rues. Un discours en forme de pied de nez aux Occidentaux qui semble avoir trouvé des échos favorables malgré des contradictions inquiétantes. Depuis plusieurs années, les Africains ont le choix de leurs partenaires et ont su diversifier ces partenariats. Néanmoins, sans un agenda propre, ils deviennent l’objet des agendas des autres.
Sonia Le Gouriellec
Sonia Le Gouriellec (@MorningAfrika) est maîtresse de conférences en science politique à l’Université catholique de Lille (Faculté de Droit /C3RD) et chercheure associée à la Fondation pour la Recherche Stratégique. Elle est l’autrice de Djibouti : la diplomatie de géant d’un petit État (Presses Universitaires du Septentrion, 2020) et Géopolitique de l’Afrique (Que sais-je?, P.UF., 2021).