DÉCRYPTAGE
Par Jean-Pierre Perrin —Libération 16 novembre 2015 à 19:36
Avant d’entreprendre des opérations au sol ou d’envisager une coopération, pour l’heure irréaliste, avec les pays arabes, les Occidentaux s’emploient à comprendre la nature d’un groupe jihadiste pas comme les autres.
C’est la question qui hante tous les états-majors des grandes puissances occidentales : peut-on, et si oui comment ?, vaincre militairement l’Etat islamique ou l’affaiblir durablement, ne serait-ce que pour l’empêcher d’attirer à lui de jeunes musulmans du monde entier venus s’enrôler sous l’étendard du jihad ? D’emblée, le bât blesse. Les mêmes états-majors ne sont toujours pas tombés d’accord pour définir la nature de leur ennemi. «Nous n’avons même pas compris le concept», reconnaissait en décembre 2104 le chef des opérations spéciales américaines, le général Michael Nagata, dans un document confidentiel cité par The New York Times. C’est vrai que l’EI est à la fois une organisation jihadiste et terroriste, une armée, comme a fini par le reconnaître François Hollande, un territoire de la taille de la Grande-Bretagne peuplé de 8 millions d’habitants et qualifié de «califat», un proto-Etat même s’il n’a pas nos valeurs et n’est pas reconnu par les instances internationales, et une nébuleuse qui étend ses tentacules dans des dizaines de pays. On dénombre au moins 30 groupes ayant fait allégeance à l’EI, sans compter les petits avatars, comme celui sévissant aux… îles Maldives.
Pourquoi l’EI est-il un groupe jihadiste différent des autres ?
Au départ, l’organisation que dirige Abou Bakr al-Baghdadi apparaît comme le point de rencontre entre des islamistes issus de la mouvance d’Al-Qaeda et des officiers (sunnites) de l’armée vaincue de Saddam Hussein. Cette convergence entre baasisme et islamisme avait été encouragée par le défunt raïs lors des dernières années de son règne. Epoque où lui-même écrit un Coran avec son sang, où les prénoms chrétiens sont interdits, la consommation d’alcool aussi, et où la chahada (la profession de foi musulmane) apparaît sur le drapeau national. Et où les services secrets baasistes laissent s’installer des groupes wahhabites dans certains quartiers de Mossoul, future capitale de l’EI.
La défaite, à partir de 2006 face à l’armée américaine, de ce nationalisme arabe mâtiné d’islamisme et des groupes islamistes sunnites, ainsi que la prise du pouvoir par les partis religieux chiites, conduisent les officiers du raïs, amers et sans emploi depuis la dissolution de l’armée irakienne par l’administrateur américain de l’Irak, à une alliance. Et même à une fusion au sein d’une organisation qui deviendra l’Etat islamique en Irak et au Levant, puis l’Etat islamique. On peut faire remonter l’existence de ce groupe à l’apparition, en janvier 2007, de son drapeau noir (une variante de celui de Mahomet), sur lequel est écrite en lettres blanches la profession de foi islamique.
En quoi l’EI constitue-t-il une armée ?
Depuis la prise de Mossoul, le 10 juin 2014, l’EI s’est emparé de l’arsenal que le Pentagone avait fait livrer à l’armée irakienne. Il dispose de plusieurs centaines de chars et de 5 000 Humvees. Sans compter d’innombrables pièces d’artillerie. Pour faire fonctionner ce matériel, les experts ne manquent pas : Mossoul est la ville qui compte le plus d’officiers de l’ex-armée de Saddam Hussein.
La guerre de l’EI prend trois formes : d’abord une guerre de conquête. Elle lui a permis de s’emparer des grandes villes irakiennes de Mossoul, Fallouja, Ramadi et, en Syrie, Raqqa. La tactique est parfois brillante : à Mossoul, quelques milliers d’hommes en noir ont d’abord investi discrètement les mosquées. Puis, le lendemain, les haut-parleurs des minarets, à la prière de l’aube, ont lancé un seul cri : «Etat islamique», suscitant la terreur parmi les 45 000 soldats et policiers défendant la ville, certains abandonnant armes et uniforme en pleine rue pour s’enfuir.
Une guerre de positions, ensuite. Une fois la ville prise, l’EI la défend à tout prix. C’est pourquoi il tient toujours la plupart des villes sunnites irakiennes en dépit des contre-offensives menées par l’armée, des dizaines de milliers de miliciens chiites sous les ordres de généraux iraniens.
Puis le terrorisme. L’EI utilise toute la gamme de la terreur et les meurtres de masse, comme l’a montré, le 12 juin 2014, le massacre du camp Speicher, à Tikrit, au nord de Bagdad : 1 700 jeunes recrues, de confession chiite, qui avaient déserté l’armée irakienne pour se rendre, ont été exécutées.
Est-il raisonnable d’envoyer des forces occidentales au sol ?
«C’est exactement ce que souhaite Daech. Il rêve d’attirer les Américains et les Européens en Irak ou en Syrie pour brandir son étendard, souligne Hicham al-Hachemi, expert de l’EI qui travaille pour le ministère irakien de la Défense. Le long siège de la ville kurde de Kobané cherchait à provoquer cette intervention. Pourtant, les Kurdes ne posaient pas problème et il y avait une entente entre eux et l’EI. L’attaque contre le Kurdistan, comme l’instrumentalisation des minorités par des massacres, ont le même but : faire venir les Occidentaux. Mais cela ne ferait que renforcer l’EI.» Les mémoires syriennes et plus encore irakiennes ont gardé de mauvais souvenirs des armées occidentales - française et britannique, ou américaine (de 2003 à 2011).
Quid d’une coalition arabe soutenue par l’aviation occidentale ?
Fin septembre, les frappes aériennes de la coalition conduite par les Etats-Unis, qui avaient tué 19 des 43 chefs de l’EI, n’avaient que freiné son expansion. D’où l’idée de recourir à une coalition d’armées arabes au sol. Mais d’abord prétoriennes, elles n’ont guère la capacité de se projeter à l’extérieur. On voit mal la pléthorique armée égyptienne, incapable de contrôler le Sinaï, s’engager dans la plaine bocagère de Mossoul, si propice aux embuscades. Et pas davantage celle de Riyad, qui n’arrive pas à vaincre la rébellion houthie au Yémen.
De plus, l’ADN de l’EI est de nature profondément belliqueuse. Al-Baghdadi, en créant le califat, s’est donné deux missions : représenter les sunnites du monde entier et porter partout l’étendard du jihad. Le profil des neuf membres du Conseil exécutif indique que son horizon est la guerre : chacun doit avoir, outre un diplôme d’université, un profil de jihadiste, une obédience salafiste et avoir été prisonnier. La formule qui permettrait de vaincre l’EI n’est pas encore trouvée.