Lu pour vous
Par Maria Malagardis Libération 25 juin 2022
La fratrie d’origine indienne est accusée d’avoir fait main basse sur les ressources du pays grâce à son influence sur l’ancien président Jacob Zuma. Récemment arrêtés à Dubaï, deux d’entre eux pourraient être extradés.
Jusqu’où peut aller le pouvoir de l’argent ? Ce n’est pas un sujet du bac philo mais la question que se posent les Sud-Africains face aux incessantes révélations du plus grand scandale de corruption de l’histoire du pays. Les conclusions de la commission d’enquête du juge Raymond Zondo, rendues publiques mercredi, ne sont en effet que le dernier épisode en date d’une longue saga judiciaire qui a démarré en 2018, avec la destitution du président Jacob Zuma et la fuite hors du pays des trois frères Gupta, Atul, Rajesh, et Ajay.
La fratrie est accusée d’avoir usé de son influence sur l’ancien président pour faire main basse sur les ressources du pays à la manière d’un gang mafieux, n’hésitant pas à recourir aux intimidations et pots-de-vin pour siphonner des entreprises aujourd’hui en déshérence. Leurs gains, grâce à ces détournements de fonds, sont estimés à plus de trois milliards d’euros mais les dégâts pour l’économie sud-africaine sont bien plus importants. Début juin, deux des frères Gupta, Atul et Rajesh, ont été interpellés à Dubaï, visés par une procédure d’extradition vers l’Afrique du Sud. Quant au président Zuma, son arrestation pour refus de coopérer avec les enquêteurs avait provoqué, il y a un an, des émeutes qui ont fait 350 morts. Condamné à quinze mois de prison, il a néanmoins bénéficié d’une libération conditionnelle deux mois seulement après son incarcération.
Mais le feuilleton est loin d’être achevé et le grand déballage pourrait se poursuivre. Sans épargner l’actuel président Cyril Ramaphosa qui était un vice-président pas forcément complice, mais bien silencieux, à l’époque des faits. Lui-même embarrassé par la découverte récente de plusieurs millions d’euros en cash dans l’une de ses fermes, il s’est donné quatre mois pour déclencher d’éventuelles poursuites judiciaires suite aux conclusions de la commission d’enquête anti-corruption.
Base militaire privatisée
La question du pouvoir et de l’argent équivaut en réalité ici à celle de la poule et de l’œuf. Tant l’imbrication entre Zuma et les frères Gupta est intense. Deux des enfants de l’ancien président ont ainsi été embauchés par les Gupta, dont son fils Duduzane, propulsé à la tête du conglomérat Mabengela Investments. En retour, les trois frères avaient le pouvoir de faire démettre le président de la société nationale d’électricité ou le ministre des Finances. Dans le seul but de favoriser des contrats douteux. «Le Président était prêt à faire tout ce que les Gupta voulaient», accuse le rapport de la commission d’enquête du juge Zondo.
Neuf ans auparavant, une scène a joué un rôle révélateur : le 30 avril 2013, pour le mariage de Vega, l’une des filles des frères Gupta, ces derniers privatisent la base militaire de Waterkloof où atterrissent, sans aucune demande de visa ni permission de l’armée, 200 invités aussitôt conduits au complexe de Sun City dans le nord-ouest du pays pour une fête somptueuse. C’est le début du «Guptagate», bientôt suivi par les «Guptaleaks», avec la fuite de mails et documents compromettants.
A la tête d’un empire qui, à son apogée, générait 289 millions d’euros par an, les Gupta ne sont pas issus de l’importante communauté indienne, qui vit en Afrique du Sud depuis la colonisation britannique et qui se targue d’avoir un temps compté le Mahatma Gandhi parmi ses membres. Originaire de l’Uttar Pradesh, dans le nord de l’Inde, la fratrie débarque en Afrique du Sud en 1993, un an avant les premières élections multiraciales.
Monopoly juteux
Partis d’une petite société informatique, Sahara Computers, ils vont peu à peu s’investir dans tous les domaines d’un Monopoly juteux : compagnies minières, aviation, tourisme, immobilier et même dans les médias. En 2009, l’élection de Zuma, qu’ils ont rencontré huit ans auparavant, va faire office de jackpot pour un gigantesque hold-up national. Mais la chute du Président les contraint à fuir du jour au lendemain leur luxueuse résidence de Saxonwold, dans la banlieue de Johannesburg, la capitale économique.
Leur arrestation inespérée à Dubaï, quinze jours avant la publication des conclusions du rapport Zondo, tient avant tout à un bon alignement des planètes. Les Emirats Arabes Unis se savent sous pression de plusieurs institutions financières pour accueillir des voyous milliardaires soupçonnés de blanchiment d’argent. Et l’élection controversée en novembre à la tête d’Interpol, l’agence de police internationale, de Ahmed Nasser al-Raissi, un Emirati accusé de torture, a peut-être renforcé le désir de donner des gages de bonne foi. C’est lui en effet qui, en février, active enfin la notice rouge d’Interpol demandée par l’Afrique du Sud pour l’interpellation des frères Gupta.
L’un d’entre eux, Ajay, échappe à ce coup de filet. Car bien que visé par d’autres plaintes, il n’est pas concerné par celle qui justifie l’arrestation. Laquelle ne porte que sur un détournement plutôt modeste de 1,6 million d’euros, visant un projet agricole. Une course contre la montre s’est donc engagée pour renforcer le dossier sud-africain de demande d’extradition. Et pendant les soixante jours de délai qui s’imposent, les bataillons d’avocats au service des Gupta vont eux aussi s’activer pour tenter de contrecarrer une extradition qui serait un véritable coup d’éclat pour la justice sud-africaine. Tout en embarrassant une partie de l’élite politique
Corruption.
L’Afrique du Sud salue l’arrestation des frères Gupta à Dubaï
https://www.courrierinternational.com/ 08 juin 2022 à 05h34
Deux frères de l’influente famille Gupta, accusée d’avoir siphonné les caisses de l’Afrique du Sud avec la complicité de l’ex-président Zuma, ont été arrêtés à Dubaï pour blanchiment d’argent. La nouvelle réjouit les Sud-Africains, mais le processus d’extradition promet d’être long et difficile.
Honnis des Sud-Africains et activement recherchés depuis quatre ans, les frères Gupta ont finalement été rattrapés par la justice. Arrêtés à Dubaï, les hommes d’affaires Rajesh et Atul Gupta dorment désormais en prison. “Cette arrestation reflète les efforts permanents des Émirats arabes unis dans la lutte contre les délits de blanchiment d’argent, grâce à la coopération entre les autorités compétentes”, a affirmé la police de Dubaï, citée par Gulf News – bien que les Émirats soient régulièrement accusés de servir de refuge aux délinquants financiers. “La famille Gupta est accusée d’avoir profité de ses liens avec [l’ancien président sud-africain Jacob] Zuma pour exercer un pouvoir politique énorme à tous les étages du gouvernement sud-africain – décrochant des contrats commerciaux, influençant les nominations au plus haut niveau de l’exécutif et détournant des fonds publics”, rappelle la BBC.
Pillage du pays
Ce vaste scandale de corruption d’État, dévoilé en 2016, avait coûté son poste à Jacob Zuma en 2018 et suscité un dégoût profond au sein de la population sud-africaine. Il a aussi durablement terni l’image de l’ANC, le parti historique de Nelson Mandela, au pouvoir depuis la fin de l’apartheid. L’ANC se veut désormais le champion de la lutte anticorruption – avec l’actuel président Cyril Ramaphosa – et a appelé mardi “les autorités judiciaires des Émirats arabes unis et d’Afrique du Sud à accélérer l’extradition des Gupta”, rapporte The South African. Le principal parti d’opposition, Democratic Alliance (DA), s’est lui aussi félicité de l’interpellation des deux frères et a appelé à “davantage d’arrestations en lien avec le vol des fonds publics”, selon Al-Jazeera. “Espérons que ce ne soit que le début des arrestations et des poursuites contre ceux qui ont pillé notre pays pendant des années – ici et à l’étranger – et sont directement responsables des difficultés auxquelles font face aujourd’hui des millions de Sud-Africains”, a écrit le parti dans un communiqué. Selon les estimations, quelque 3 milliards d’euros de fonds publics auraient été détournés dans le cadre du scandale Gupta-Zuma. Le Wall Street Journal juge que l’arrestation des Gupta constitue “une victoire pour M. Ramaphosa”, qui avait promis d’“éradiquer la corruption dans le pays le plus développé d’Afrique” mais dont le bilan en la matière reste bien maigre. Et pour cause : le président est lui-même dans la tourmente, accusé d’avoir dissimulé un cambriolage dans l’une de ses propriétés en 2020, lors duquel auraient été dérobés “plus de 4 millions de dollars” en liquide, selon le quotidien économique.
“Ne pas sabler le champagne”
Mais si toute l’Afrique du Sud semble se réjouir de l’interpellation des Gupta, le professeur de droit Omphemetse Sibanda se montre plus mesuré dans les colonnes du Daily Maverick : à ceux qui espèrent “voir les frères Gupta revenir rapidement en Afrique du Sud pour répondre de leurs crimes”, il conseille de “ne pas sabler le champagne”. Bien qu’il y ait un traité d’extradition entre les Émirats arabes unis et l’Afrique du Sud, le processus sera “fastidieux et complexe”, car en vertu du système judiciaire émirati les Guptas disposent de nombreux recours pour “contester leur extradition”, écrit-il. Le site d’information sud-africain News24 partage cette analyse et souligne que le parquet “devra présenter des arguments convaincants en faveur de leur extradition, pour s’assurer qu’ils soient enfin jugés en Afrique du Sud”.