ENQUÊTE
http://www.liberation.fr/ Par Emmanuel Fansten Libération — 10 février 2016 à 20:31
«Libération» révèle les conflits d’intérêts qui ont poussé Areva à acheter en 2007 trois mines d’uranium qui se sont avérées inexploitables. Et comment l’entreprise a dissimulé à l’Etat actionnaire ce fiasco à 2,5 milliards d’euros.
Uramin, Du leurre en barres
L’affaire Uramin a atteint le stade de la fission. Selon nos informations, Areva a bien trompé l’Etat lors de l’acquisition en 2007 de cette société d’exploration minière détenant des gisements d’uranium en Afrique, qui se sont tous avérés inexploitables. Dirigé à l’époque par Anne Lauvergeon (présidente du conseil de surveillance de Libération de 2011 à 2014), le groupe nucléaire a déboursé 1,8 milliard d’euros pour racheter la société minière canadienne Uramin, en dissimulant sciemment des informations à son autorité de tutelle, comme le prouvent de nombreux documents consultés par Libération. Notes confidentielles, mails internes, rapports caviardés, ces éléments dévoilent l’ampleur d’un scandale que les responsables d’Areva ont longtemps cherché à étouffer, Anne Lauvergeon en tête. Car l’entreprise, détenue à 86,5 % par l’Etat, ne s’est pas contentée d’acheter à prix d’or une coquille vide. Au cours des années suivant l’acquisition, elle s’est acharnée à valoriser ses actifs dans une incroyable fuite en avant, allant jusqu’à maquiller ses comptes annuels pour dissimuler le désastre. Depuis, deux enquêtes judiciaires distinctes ont été ouvertes par le Parquet national financier (PNF), dévoilant peu à peu les contours de cette gigantesque escroquerie et révélant les liens occultes entre d’anciens responsables d’Areva et les actionnaires d’Uramin. Au fil des investigations, il apparaît que l’un des plus gros fiascos industriels français ressemble de plus en plus à une gigantesque arnaque.
Acte 1 L’acquisition
L’invraisemblable feuilleton démarre en 2006. La catastrophe de Fukushima n’a pas encore eu lieu et le nucléaire est plus que jamais une énergie d’avenir. Pour sécuriser ses ressources, Areva vient de lancer son plan «Turbo», visant à doubler ses capacités de production d’uranium entre 2006 et 2012. Une stratégie fondée sur le modèle intégré propre à l’entreprise, qui fournit à la fois des centrales et le combustible les faisant fonctionner. Pour vendre ses EPR, ces nouveaux modèles de centrales qu’elle a développés, Areva a donc aussi besoin d’uranium. De façon d’autant plus pressante, fin 2006, que la mine canadienne de Cigar Lake, une des principales sources d’approvisionnement du groupe français, vient d’être inondée.
Pour prospecter de nouveaux gisements, Areva va recruter un banquier belge spécialisé dans les acquisitions minières. Sans avoir jamais travaillé dans le secteur de l’uranium, Daniel Wouters, 54 ans à l’époque, est propulsé directeur du développement de la division «Mines» en décembre 2006. C’est lui qui va piloter, en lien direct avec Anne Lauvergeon, l’acquisition d’Uramin. Selon un juriste entendu par la brigade financière dans le cadre de l’enquête, Wouters avait «carte blanche» et s’est rapidement imposé comme le véritable «patron de l’opération». Une opération qui s’annonce à l’époque particulièrement juteuse. Uramin possède trois gisements, à Bakouma (Centrafrique), Trekkopje (Namibie) et Ryst Kuil (Afrique du Sud). Selon les chiffres fournis par SRK, le cabinet mandaté par Uramin pour auditer ses réserves, il serait question de 90 000 tonnes d’uranium sur les trois sites. Le plan promet une forte croissance du chiffre d’affaires et une marge opérationnelle de plus de 50 %, qui doit permettre à la société d’être bénéficiaire dès 2007. Bref, une opportunité rare.
Pendant plusieurs mois, Anne Lauvergeon et Daniel Wouters multiplient les rendez-vous avec les actionnaires et négocient pied à pied. Le cours de l’uranium ne cesse de s’envoler, il faut aller vite. D’autant que l’élection présidentielle se profile en France. Dans un mail, Wouters explique qu’il faut profiter de ce «flottement politique». Reste néanmoins un ultime obstacle : obtenir l’aval de l’Agence de participation de l’Etat (APE). Cette administration publique, qui représente l’Etat actionnaire au sein des entreprises stratégiques, est réputée pointilleuse. Le 5 mai 2007, entre les deux tours de la présidentielle, l’APE rédige une première note sur Uramin, visant à présenter le projet au ministre de l’Economie et des Finances, Thierry Breton. Tout en reconnaissant l’intérêt «éminemment stratégique» de cette acquisition pour Areva, Bruno Bézard, le directeur général de l’APE, émet plusieurs réserves. Il pointe en particulier la connaissance insuffisante des données techniques sur les réserves et les conditions financières de l’opération. En conclusion, le patron de l’APE estime que de nombreux points essentiels nécessitent des investigations complémentaires.
Pourtant, à peine trois semaines plus tard, Bruno Bézard valide l’opération. Dans une nouvelle note datée du 25 mai, destinée au nouveau ministre Jean-Louis Borloo, il considère cette fois que les investigations complémentaires menées par Areva «semblent sérieuses et adaptées» et qu’elles ont apporté une «assurance raisonnable». L’affaire est pliée. Cinq jours plus tard, l’acquisition d’Uramin est adoptée à l’unanimité par le conseil de surveillance. La société est engloutie pour 1,8 milliard d’euros, un prix cinq fois supérieur à celui demandé un an plus tôt.
Comment Areva est-il parvenu à convaincre si rapidement son autorité de tutelle ? En lui mentant, tout simplement. Selon nos informations, deux documents retrouvés lors d’une perquisition chez Daniel Wouters montrent que de nombreux éléments ont été sciemment dissimulés à l’Etat. Le premier, daté du 15 mai 2007, est intitulé «Projet U - due diligence». Le second, daté du 16 mai, a pour titre «Projet Uramin - due diligence technique - points clés». Ces deux notes font clairement état d’incertitudes sur les licences et permis miniers d’Uramin, notamment en Afrique du Sud et en Namibie. Elles évoquent en particulier des risques sur la nature exacte des réserves, les méthodes de traitement des minerais, ainsi qu’une planification des projets qui paraît «très optimiste». Elles soulignent enfin les questions qui se posent sur les estimations de SRK, le cabinet payé par Uramin. «Si nous avions eu ces informations, nous n’aurions jamais validé le projet», assure aujourd’hui à Libération un ancien haut fonctionnaire en poste à Bercy au moment de l’acquisition.
Deux semaines avant l’achat de la société minière, Daniel Wouters avait, lui, parfaitement connaissance de ces doutes. Face aux interrogations des membres du conseil de surveillance sur l’intérêt d’Uramin, le 22 mai, Wouters a pourtant juré que «l’exploitation de ces gisements ne [soulevait] pas de difficultés techniques particulières». Anne Lauvergeon était-elle informée de ces avis négatifs ? Un des documents dissimulés à l’Etat a en tout cas été aussi retrouvé lors d’une perquisition à son domicile, dans le bureau de son mari, Olivier Fric (lire page 6).Mais à l’époque, personne n’imagine une escroquerie, encore moins l’Etat. Dans une note de juillet 2007, qui finalise l’opération, le patron de l’APE écrit même dans la marge : «Beau succès pour Areva et pour la France.»
Acte 2 La fuite en avant
Rapidement, pourtant, l’annonce de cette acquisition sème le trouble dans les couloirs d’Areva. Le prix intrigue, autant que le financement de l’opération. «Une telle transaction en cash pour ce montant ne s’est jamais vue sur le marché, a expliqué un ancien cadre aux policiers. J’ai même eu des appels de collègues canadiens me demandant ce qui se passait.» Très vite, surtout, les salariés s’aperçoivent que malgré son prix, la mariée n’est pas aussi belle que prévu. Les premiers à comprendre sont les géologues de la division Mines. Plusieurs d’entre eux ont défilé à la Brigade financière. «C’était la rigolade dans tous les couloirs de la Direction de l’exploration à ce sujet, a raconté l’un. Il est clair que les objectifs annoncés n’étaient pas réalistes.» «Dès février 2006, nous avions été questionnés sur l’intérêt de [la mine de] Bakouma, a expliqué un autre. L’ensemble des géologues a répondu qu’il ne fallait pas y mettre les pieds.»
Ces ingénieurs spécialistes de la mine, tous passés par la Cogema (ancêtre d’Areva) ou le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), évoquent tour à tour des «dysfonctionnements majeurs» et un «aveuglement irrationnel». Qui ne tarde pas à se traduire dans les résultats. Dès le mois d’octobre 2007, les équipes d’Areva effectuent des «visites et revues techniques», confirmant de «graves lacunes techniques et méthodologiques». L’année suivante, une note de la division Mines formalise l’existence d’écarts entre les premières analyses de terrain et celles réalisées par Uramin. Certains chiffres baissent de façon vertigineuse par rapport à ceux annoncés par SRK.
Mais pour justifier le rachat d’Uramin, il faut des résultats rapides. Malgré les alertes internes, Areva va donc continuer à investir massivement dans ses mines. Un nouveau patron a été nommé à la tête de la division Mines, Sébastien de Montessus, étonnamment jeune pour le poste mais très en cour auprès d’Anne Lauvergeon. C’est lui qui va se charger d’exploiter les gisements d’Uramin et rapidement se heurter à des complications.
En Centrafrique, d’abord. Le Président d’alors, François Bozizé, s’offusque de ne pas avoir touché sa part dans le deal et interdit l’accès au site de Bakouma. Il faudra plusieurs mois de négociations et l’intervention d’une flopée d’intermédiaires (dont Patrick Balkany), pour qu’Areva obtienne finalement l’autorisation d’exploiter le site. Dans un accord signé en août 2008, le groupe s’engage à aider l’Etat centrafricain à apporter une aide sociale et sanitaire, notamment à l’hôpital de Bangui. Des promesses accueillies avec espoir dans la région, où des dizaines de fillettes sont baptisées «Areva». Mais l’aventure tourne court. Comme l’ont toujours dit les géologues d’Areva, qui connaissent le site depuis les années 60, il y a bien de l’uranium à Bakouma, mais celui-ci est pour l’essentiel contenu dans une roche réfractaire. On parle d’uranium phosphaté, impossible à extraire dans des conditions économiques satisfaisantes. Areva quittera finalement les lieux en 2012, invoquant des problèmes de sécurité et la chute du cours de l’uranium après Fukushima.
En Afrique du Sud, le bilan n’est pas plus brillant. Des sondages ont démontré l’absence totale d’intérêt de cette zone, les études concluant à l’impossibilité de lancer un projet économiquement viable. Mais d’un point de vue financier, l’investissement le plus ruineux est celui réalisé sur le site de Trekkopje, en Namibie. Très vite, il apparaît que les teneurs y sont ridiculement faibles. Mais Areva va étrangement s’acharner. Alors qu’aucune étude géologique sérieuse n’a été réalisée sur place, l’entreprise se lance dans la construction d’une usine de dessalement, indispensable pour alimenter cette mine située en plein désert. Au total, 835 millions d’euros ont été engloutis dans le projet pour une production quasi nulle. Une fuite en avant parfaitement résumée par un ancien cadre de la division Mines : «On a bien senti que cela ne collait pas, et malgré tout on a continué à construire, à investir dans une usine. Le train était parti et il ne fallait plus l’arrêter. Personne n’a appuyé sur le frein.»
Acte 3 Le trucage des comptes ?
S’il est possible de travestir des estimations en uranium, il est beaucoup plus compliqué de masquer la réalité des gisements. Mais pour Areva, en dépit des alertes, rien ne doit apparaître. Face aux policiers, l’ancien responsable de l’audit au sein du groupe s’est étonné que le dossier Uramin ait été «systématiquement écarté» des procédures de contrôle, évoquant une «certaine omerta» sur le sujet. «Il était explicite que ce dossier se rapprochait trop de la présidente, que c’était de son domaine réservé, a-t-il témoigné. Les niveaux de contrôle ont été court-circuités.» Pour le service financier, la nécessité de déprécier les actifs apparaît pourtant dès 2009, date de la mise en production initialement annoncée. «C’est au moment où on doit produire qu’il faut commencer à mentir aux autorités», a résumé un ancien cadre du groupe devant les policiers. Mais c’est l’année suivante que la situation se tend véritablement pour Areva. Sentant poindre l’orage et désireux de se débarrasser d’Anne Lauvergeon, Nicolas Sarkozy parachute en avril 2010 l’expert-comptable (et ami du Président) René Ricol au conseil de surveillance d’Areva. L’année suivante, lors de l’assemblée générale d’Areva, Ricol n’hésitera pas à enterrer la polémique : «J’étais venu pour faire la clarté sur les comptes d’Areva. La clarté existait avant mon arrivée. J’ai perdu mon temps avec bonheur.» L’ancien directeur de la sûreté d’Areva, l’amiral Thierry d’Arbonneau, qui a suivi de très près l’affaire Uramin, a pourtant fait une étrange confession aux policiers à propos de cet audit interne :«René Ricol a rédigé deux rapports, un premier très critique qu’il aurait réservé aux échelons politiques, à l’Elysée, et un second plus édulcoré, à l’attention du public. Le rapport Ricol officiel est très, très édulcoré.» Selon lui, le rapport officieux remis à l’Elysée présente «les conditions d’achat d’Uramin comme contestables, discutables». Joint par Libération, René Ricol dément formellement l’existence de cet autre rapport. Seule certitude : la dépréciation d’Uramin dans les comptes d’Areva a déclenché des batailles homériques en interne.
Pour Anne Lauvergeon, qui cherche à valoriser son bilan, laisser apparaître le fiasco est inenvisageable. Un épisode, rapporté par plusieurs sources internes, est particulièrement révélateur de ce déni. Dans une note du 28 octobre 2010, la division Mines rappelle son «alerte lancée depuis deux ans sur l’incapacité d’amortir le coût d’acquisition d’Uramin» et juge nécessaire de déprécier les actifs à hauteur de 1,5 milliard d’euros. Furieuse, Lauvergeon convoque le lendemain le comité de direction. Sont notamment présents Sébastien de Montessus et Gérald Arbola, le numéro 2 du groupe. «Ce document est accablant», attaque Lauvergeon en tendant la note. «Madame la présidente, j’ai été factuel dans mon papier, c’est un compte rendu d’entretien», bredouille l’auteur. «Ce n’est pas votre document qui est accablant, mais le management», riposte la patronne, qui conclut, ivre de rage : «Je ne veux pas passer d’impairments tests [dépréciation d’actifs, ndlr] en fin d’année, débrouillez-vous. Ce n’est pas une question, c’est une commande.»
En campagne pour sa reconduction à la tête d’Areva, Anne Lauvergeon sait pertinemment qu’une telle tache dans les comptes suffirait à la mettre hors jeu. Face au regard stupéfait de ses interlocuteurs, elle enfonce le clou : «Vous me préparez très rapidement un plan minier qui permet de gagner de l’argent. Les commissaires aux comptes ne sont pas au courant. Dans un an, on pourra raconter autre chose.» Une version de l’histoire formellement démentie par Anne Lauvergeon. «Ce n’est pas elle qui a refusé de déprécier, mais la direction financière d’Areva, assure son avocat, Jean-Pierre Versini. Uramin est peut-être une faute de gestion, mais cette affaire ne relève en rien du pénal.» Reste que Lauvergeon a obtenu gain de cause. Les actifs d’Uramin ne seront dépréciés qu’un an plus tard, fin 2011, à hauteur de 1,46 milliard d’euros. Entre-temps, «Atomic Anne» a été débarquée. Dans son rapport de mai 2014, qui a servi de base à l’enquête judiciaire, la Cour des comptes estime que ses responsabilités sont «incontestables» dans le dossier. Mais jusqu’où savait-elle ? Dans une note rédigée en 2012 à l’attention de son successeur, Luc Oursel, le secrétaire général d’Areva, Pierre Charreton, laisse la question ouverte. «Ce qui ne cesse d’intriguer, écrit-il, c’est le comportement de la présidente du directoire, qui n’aurait jamais cherché à éclaircir les conditions ayant entouré l’acquisition d’Uramin.»
Ce que l’on savait
Areva a acheté en 2007 la société minière Uramin pour 1,8 milliard d’euros. Quatre ans plus tard, les gisements étant inexploitables, le groupe jette l’éponge. Plus de 2,5 milliards d’euros sont partis en fumée. Deux informations judiciaires ont été ouvertes en mai 2015.
Ce que l’on révèle
Lors du rachat d’Uramin, Areva aurait dissimulé des documents à l’Etat, principal actionnaire. Puis faussé ses comptes pour masquer le fiasco. Le responsable de l’opération chez Areva apparaît lié financièrement à d’ex-actionnaires d’Uramin. Le mari d’Anne Lauvergeon, qui a spéculé sur l’acquisition, détenait de nombreux documents confidentiels sur le dossier.
Areva sous perfusion
Renfloué mais pas sauvé : quinze ans après sa création par Anne Lauvergeon, l’ex-champion nucléaire né de la fusion de la Cogema (combustible, déchets) et de Framatome (cuve et réacteurs) reste en quasi-faillite. En cause, le dérapage hallucinant du chantier du réacteur EPR finlandais : neuf ans de retard et une facture qui a explosé, de 3,5 milliards à 8 milliards d’euros ! «L’hiver nucléaire» qui a suivi Fukushima, l’affaire Uramin et des paris hasardeux dans l’éolien n’ont rien arrangé. Bilan des courses : une perte historique de 4,83 milliards d’euros pour 2014 et l’annonce de 6 000 suppressions de postes, dont 4 000 en France. Le groupe n’a dû son salut qu’à un plan Orsec monté par l’Etat actionnaire (86,5 % du capital). Dans le rôle du pompier, EDF doit racheter l’an prochain la division réacteurs d’Areva pour 2,5 milliards. Ce qui équivaut au démantèlement de l’empire atomique créé par Lauvergeon : fini les EPR, ce qui reste d’Areva se concentrera sur l’amont (les mines et l’enrichissement d’uranium) et l’aval (le retraitement de déchets). Le géant déchu va aussi recevoir une perfusion de 5 milliards d’euros de l’Etat avec le concours de fonds koweïtiens et chinois. Mais le nouvel Areva a besoin de 7 milliards pour tenir jusqu’en 2017. C’est dire si l’accident industriel a viré à la catastrophe.
Jean-Christophe Féraud
Emmanuel Fansten
PROFIL
Olivier Fric, les cachotteries d’un mari encombrant
Par Emmanuel Fansten — Libération 10 février 2016 à 20:31
«Consultant en énergie», l’époux d’Anne Lauvergeon est soupçonné par Tracfin de blanchiment de fraude fiscale et d’avoir spéculé sur le rachat d’Uramin par Areva.
Olivier Fric, les cachotteries d’un mari encombrant
Jusqu’où le mari d’Anne Lauvergeon est-il intervenu dans le dossier Uramin ? L’enquête judiciaire a révélé qu’Olivier Fric, 56 ans, bénéficiait de très nombreuses informations sur la société minière, rachetée à prix d’or par Areva malgré des gisements inexploitables. Lors d’une perquisition au domicile des époux Lauvergeon, les limiers de la Brigade financière ont découvert dans le bureau d’Olivier Fric un grand nombre d’éléments liés à l’affaire, disséminés entre des chemises cartonnées et des clés USB. Audits confidentiels, comptes rendus de comités stratégiques, mails internes… les policiers ont mis la main sur des dizaines de documents relatifs au rachat d’Uramin, pour la plupart confidentiels.
Olivier Fric, qui se présente comme «consultant en énergie», a-t-il utilisé cette documentation nourrie pour spéculer sur Uramin ? «Aucun élément retrouvé ne permet de compromettre pénalement mon client», assure son avocat, maître Mario Stasi. Mais la piste est très sérieusement envisagée par Tracfin, le service antiblanchiment de Bercy. Dans une note datée du 31 juillet 2015, révélée par Charlie Hebdo et que Libération a pu consulter, Tracfin met en lumière des «flux atypiques» sur plusieurs comptes détenus par Olivier Fric. Des flux qui pourraient être constitutifs d’un délit d’initiés en lien avec le rachat d’Uramin.
Mélange des genres. Le service pointe en particulier un compte ouvert au Crédit suisse, détenu par la société Amlon Limited. Immatriculée aux îles Vierges britanniques, cette coquille détient un compte dont les ayants droit économiques sont Olivier Fric et un de ses associés, Franck Hanse. Entre le 18 mai et le 12 juin 2007, 19 ordres d’achat ont été passés sur le compte de cette société, pour l’acquisition de 326 850 titres de la société Uramin. Le 20 juin, quelques jours après l’annonce de l’OPA d’Areva sur Uramin, tous ces titres sont cédés en une seule opération, créant un bénéfice net de 299 000 euros. Une partie de ces fonds a ensuite été transférée sur le compte d’une autre société basée au Liechtenstein, appartenant elle aussi à Fric.
Conclusion de Tracfin : «Il peut être raisonnablement envisagé qu’[il] ait disposé d’une information dont n’ont pas bénéficié les autres acteurs du marché boursier, pour en tirer profit par l’entremise d’entités juridiques sous son contrôle.» Par ailleurs, précise le service antiblanchiment, les ordres d’achat et de vente de titres ont été effectués sur les comptes bancaires d’une des sociétés dont Olivier Fric est l’ayant droit économique, «laissant penser à une volonté de masquer l’opération». La note révèle en outre que le mari d’Anne Lauvergeon détient plusieurs comptes à l’étranger, qu’il n’a déclarés au fisc qu’à partir de 2013. «La détention par M. Olivier Fric d’avoirs à l’étranger, y compris par le truchement de structures juridiques off shore, est susceptible d’être constitutive de faits de blanchiment de fraude fiscale», ajoute Tracfin.
Le rôle d’Olivier Fric est une des clés du scandale Uramin. Pendant longtemps, sa présence fréquente dans les couloirs d’Areva a irrité. Un jour, un membre du comité de direction s’en est même ouvert auprès d’Anne Lauvergeon. Un mélange des genres dont a témoigné un ancien cadre de l’entreprise devant les policiers. «Il était de notoriété publique au sein de [la division des Mines] que M. Fric tournait autour des dossiers stratégiques, a-t-il expliqué. Entre collègues, nous ne parlions jamais ouvertement de son immixtion dans les dossiers mais le sujet était récurrent et apparaissait comme un secret de polichinelle plus ou moins rentré dans les mœurs». Très au fait des dossiers, Olivier Fric n’hésite pas à faire passer les CV à sa femme pour les postes les plus sensibles - c’est lui qui a transmis celui de Daniel Wouters (lire page 5) - et ponctue régulièrement ses mails d’un «j’en ai discuté avec Anne».
Couloirs. Mais le mari de la patronne ne se contente pas de traîner dans les couloirs en se donnant de l’importance. Il s’est impliqué dans la gestion du dossier Uramin, notamment en Namibie. Pour exploiter la mine de Trekkopje, Areva a lancé à grands frais la construction d’une usine de dessalement d’eau. Le contrat a été décroché par la société UAG, qui va aussitôt recruter Olivier Fric comme consultant. Plus troublant encore : le mari d’Anne Lauvergeon a cherché à investir dans Swala, la mystérieuse société de Wouters. Dans un mail de 2011, ce dernier annonce à ses associés qu’Olivier Fric veut entrer au capital de Swala, société dans laquelle les anciens actionnaires d’Uramin sont également associés. Dans quel but ? C’est un des nombreux points que l’enquête devra encore éclaircir.
Emmanuel Fansten