2 mars 2016, aux éditions Presses Universitaires de France, de mon 1er livre : Fugitif, où cours-tu ?
Il s'agit d'un essai philosophique et littéraire consacré au marronnage, et plus généralement aux résistances créatrices des colonisés. Dans mon prochain livre, j'étendrai ma réflexion à l'Afrique subsaharienne. Comme vous le savez, la question de l'esclavage et des résistances qu'il a pu susciter n'est pas étrangère à la Centrafrique, en témoigne le beau livre d'Etienne Goyémidé, Le dernier survivant de la caravane. Bien sûr le contexte est très différent de celui des sociétés de plantations des Amériques. Je vous envoie la maquette du livre ainsi que des extraits. Fugitif, où cours-tu ? ne se réduit pas à un exposé théorique, il s'agit aussi d'un objet littéraire où le travail sur la langue est indissociable du travail conceptuel.
Les dernières élections m'ont redonné espoir en la Centrafrique, j'aimerais beaucoup contribuer à mon échelle à la renaissance de ce beau pays. Je le connais à peine, je n'ai pu y faire que 2 courts séjours mais justement, je suis d'autant plus désireux de m'y impliquer sur le plan de la culture et de l'éducation : faire des ateliers d'écriture, des cours de philosophie, participer à des projets de création et de mise en valeur de la richesse culturelle centrafricaine (des Aka aux Peuls en passant par les G'baya, Zandé, Yakoma : faire en sorte que toutes ces ethnonymes ne soient plus source de divisions mais d'unité dans la diversité).
Actuellement, je vis à Mayotte où j'enseigne la philosophie dans un lycée. J'y mène régulièrement des actions pédagogiques et culturelles visant à mettre en lumière la culture et l'histoire régionales. Ce travail, j'aimerais pouvoir le faire pour la jeunesse de Centrafrique.
Voici le blog de mon atelier philo. La direction du lycée ne m'a pas autorisée à mettre les textes des élèves en ligne pour éviter des réactions négatives de certains parents à l'Islam rigoriste, mais cela vous donnera une idée de ma démarche :https://atelierphilomassiwa.wordpress.com/
Bien que ma famille centrafricaine soit chrétienne, j'ai appris à dépasser certains a priori sur les "musulmans" en vivant à Mayotte et en découvrant les autres îles de l'archipel des Comores où l'Islam traditionnel, modelé en grande partie par le soufisme (courant mystique mettant l'accent sur l'art et l'acceptation des différences) est très tolérant. Bien sûr, comme partout, un Islam fondamentaliste globalisé tente de s'imposer et menace la culture locale. Mais justement, je fais partie de ceux qui lutte par le biais de projets pédagogiques et culturels contre cet Islam intégriste et intolérant. Tout cela pour dire que j'aimerais contribuer à ce que les tensions s’apaisent entre musulmans et chrétiens de Centrafrique. Je sais que cela prendra beaucoup de temps, mais il faut y croire je pense.
Voici le seul article que j'aie écrit sur la Centrafrique, j'aimerais écrire d'autres textes sur ce pays, des textes qui rendent compte des difficultés mais aussi de toutes les potentialités de ce pays injustement méconnu :
http://www.africultures.com/php/?nav=article&no=7250
Dans l'attente d'une réponse, cordialement,
Dénètem Touam Bona
EXTRAITS :
A l’orée d’une ligne de fuite
(...)
A Saint-Laurent, le Maroni forme un grand lac allongé dont les eaux brunes ou dorées, suivant l’angle des rayons solaires et la densité des nuages, baignent de grandes étendues de terre ; des îles couvertes d’une végétation touffue. Nous sommes dans l’estuaire du plus grand fleuve de Guyane, les courants et marées y sont puissants, les vents y font frémir les frondaisons ciselées des palmiers. C’est du lieu-dit « La Glacière », tout près du quartier de la Charbonnière, le quartier “ Marron ” de Saint-Laurent, que partent les pirogues-taxis pour rejoindre les villages situés en amont. Le fleuve Maroni tire son nom des populations marronnes qui peuplent ses rives. Toute la vie des Noirs marrons est axée autour du fleuve et de l’écheveau infini que forment les criques à l’intérieur des terres. « Liba »désigne aussi bien le fleuve que le territoire. Les Marrons de Guyane ont un flux, un espace lisse pour territoire, avec des variations d’intensité, des sauts, des ruptures. Boni, Ndjuka, Saramaka, se définissent eux-mêmes comme les « hommes de la forêt », les « businenge », mais aussi comme les maîtres du fleuve.
L’embarcadère de “ La Glacière ” consiste en une simple plage au sable foncé, humide et lourd ; une plage semée de canettes, de tessons de bouteilles, de sacs plastiques et d’autres rebuts de notre modernité. Chaque matin, entre neuf et onze heures, une demi-douzaine de pirogues y stationnent, échouées à même le sable, prêtes à charger passagers et marchandises. Pour convaincre les voyageurs de choisir leur compagnie et empocher les douze euros de la course Saint-Laurent – Apatou (50 km à vol d’oiseau), chaque piroguier prétend avoir la meilleure embarcation et le moteur le plus puissant. Le choix est difficile, les taxis du Maroni sont tous aussi flamboyants les uns que les autres : leurs flancs et leurs banquettes sont couverts de couleurs vives, les uns sont ornés de Tembe (motifs traditionnels), les autres de symboles ou de personnages Rastafari ou encore de pulpeuses pin-up. Conçues à la fois pour la vitesse et pour le transport du fret dans des eaux peu profondes, ponctuées de rapides, ces pirogues aux lignes parfaitement effilées sont sans doute les plus beaux esquifs d’Amazonie.
Une fois l’heure du départ venue, le pilote arrache les premiers toussotements à son moteur (en général des 75 Ch.). Alors, légèrement déséquilibrée par l’arrière, la pirogue relève sa proue et s’élance vers l’autre rive du Maroni, vers Albina, la voisine surinamienne de Saint-Laurent. C’est un petit port de fortune où les « botoman » viennent systématiquement s’approvisionner en carburant et en marchandises diverses. De loin, on aperçoit, à la verticale de trois grosses citernes en fer-blanc, le célèbre coquillage de la compagnie Shell. L’embarcadère d’Albina est tout aussi rudimentaire que celui de la Glacière, mais la berge est mieux aménagée et beaucoup plus animée. Sur toute sa longueur et dans les allées qui la jouxtent, on trouve une série de grosses épiceries où l’on vend de tout : des sacs de pomme de terre, de riz, d’oignons, des cartouches de Morello, des packs de Parbo Bier, des boîtes de conserve, des aliments pour bébé, de la quincaillerie, etc. Les publicités sont peintes à même les murs, la plupart d’entre elles représentent des verres, des bouteilles d’alcool et des paquets de cigarettes. Un peu en retrait, des minibus stationnent près d’un kiosque à musique délabré. Les chauffeurs discutent entre eux ou hèlent les clients potentiels, en attendant de reprendre la route, une piste défoncée, en direction de la capitale Paramaribo.
Quand enfin la pirogue quitte Albina et le couple d’Indiens taillé dans la pierre qui en garde silencieusement les berges, il reste encore une heure trente à deux heures de navigation jusqu’à Apatou. Les piroguiers marrons empruntent des routes invisibles, ils longent par moments la rive surinamienne, reviennent ensuite du côté guyanais, s’engagent finalement au milieu du fleuve ; ils ne cessent d’explorer de nouveaux chemins d’eau. Ces louvoiements ne sont jamais fortuits : les eaux du Maroni sont traîtres (surtout à marée basse et durant la saison sèche), les courants sont puissants à certains endroits, et bancs de sable et rochers sont toujours à craindre. Il faut donc suivre des itinéraires bien précis pour profiter le mieux possible des courants et éviter le chavirement, l’ensablement, le fracas contre les rochers immergés. Ce qui explique l’importance du « takariste », le pilote posté à la proue de l’embarcation d’où il déchiffre, au fur et à mesure, la surface du fleuve afin de déjouer ses caprices. Pour passer les sauts, ce funambule mobilise l’ensemble de son corps sur le fil des eaux : il manœuvre au moyen d’une « pali » (pagaie) ou d’untakari, une longue perche en bois, et signale au botoman, par d’énigmatiques pantomimes, l’itinéraire à suivre dans les passages difficiles. Officiellement le Maroni n’est pas navigable, aucune loi n’y régit la navigation. Y naviguer, c’est donc déjà être hors-la-loi. Quoi de plus normal puisque nous sommes chez les descendants des « revolted negroes »…
L’art de la fugue
Des esclaves fugitifs aux réfugiés…
(Extrait)
Dans le sud des Etats-Unis, à l'époque funeste de l'esclavage, la musique acquit chez les « noirs » une dimension profondément émancipatrice : le temps d'un office religieux, rythmé par les scansions du prêche, par les battements des mains et des pieds, par les transes des uns et des autres, les esclaves échappaient à leur misérable condition –collectivement, ils s'élevaient vers Dieu. Et cette ascension spirituelle prenait forme et s'amplifiait à travers le chant : lenegro spiritual, le gospel, le " go down Moses " des enfants noirs d'Israël. Les esclaves se reconnaissaient en effet dans l'Exode du peuple Juif et dans la figure héroïque de Moïse. Cette « communion » du chant qui faisait vibrer leséglises noires – parfois de simples abris de planches – joua un rôle essentiel dans la genèse de ce qui, un jour, après bien des combats, deviendrait la communauté " African-American ". Véritable échappée spirituelle, le chant des esclaves nègres devenait, en certaines occasions, l'instrument d'évasions bien réelles. En effet, dans les fabriques et moulins à sucre, dans les champs de canne et de coton, à l'insu des planteurs et des commandeurs, des itinéraires de fuite circulaient d'un esclave à l'autre sous la forme de chants codés : les " songslines " ou itinéraires chantés. La ligne de chant du songsline était le prélude d'une ligne de fuite dont les subtiles ramifications couvraient un vaste territoire, depuis le delta tropical du Mississipi jusqu'aux froides rives du lac Ontario, à la frontière du Canada. Cette voie d'évasion, abolitionnistes, esclaves et affranchis l'appelaient affectueusement l'" Underground railroad ", la " voie ferrée souterrainne ". Bien sûr, il ne s'agissait pas d'un véritable chemin de fer mais d'un réseau d'évasion : une organisation secrète de passeurs et de maisons de confiance destinée à relayer la course des esclaves évadés vers le Nord. De 1830 à 1860, fuyant le Sud esclavagiste, plus de 30 000 " noirs " empruntèrent le " train de la liberté " pour rejoindre le nord de l'Union et le Canada. Ce gigantesque marronnage avait débuté dès 1780, mais il ne prit le nom et la forme singulière de l'" underground railway " que vers 1830, au moment où le développement du rail s'accélérait. A la fin de la guerre de sécession, en 1865, en l'espace de 80 ans, plus de 100 000 " noirs " auront fui les plantations du deep southen transitant par les différents réseaux d'évasion que connut l'histoire nord-américaine.