Par Laurent Correau RFI 26-02-2016 Modifié le 26-02-2016 à 21:46
Il y a cinquante ans, un nouveau pouvoir s’installait en Centrafrique : celui de Jean-Bedel Bokassa, le colonel putschiste qui venait de renverser David Dacko lors du coup d’Etat de la Saint-Sylvestre. Cinquante ans plus tard, de nombreux points d’interrogation persistent sur l’attitude de la France avant, pendant et après ce coup d’Etat. Les archives de Jacques Foccart, conseiller du général De Gaulle pour les Affaires africaines, fournissent quelques réponses. RFI a pu consulter aux archives nationales des documents devenus disponibles depuis le 1er janvier dernier. Certains sont des inédits.
1er janvier 1966. Bangui émerge à peine de la soirée de réveillon. Une voix s’échappe de postes de radio grésillant. « Centrafricains, Centrafricaines, depuis ce matin à 3h20, votre armée a pris le pouvoir de l’Etat. » Cette voix, c’est celle de Jean-Bedel Bokassa, le chef d’état-major de l’armée centrafricaine. Devenu le nouvel homme fort de Bangui. « Le gouvernement Dacko est démissionnaire. L’heure de la justice a sonné. La bourgeoisie de la classe privilégiée est abolie. Une ère nouvelle d’égalité entre tous est instaurée. Tous les accords avec les pays étrangers seront respectés. »
Les événements se sont précipités dans la soirée du 31 et dans la nuit. Bokassa, à la tête d’une colonne motorisée de quelque 300 hommes et trois auto-mitrailleuses Ferret s’est emparé du bâtiment des postes et télécommunications et de la radio-diffusion. Puis il a bloqué les accès à la présidence. D’autres militaires sont entrés dans les villas où résident les principaux responsables du régime et ont procédé à des arrestations. Le chef de la gendarmerie, le commandant Izamo a été brutalement arrêté par les putschistes. David Dacko, le président, a été capturé et a dû signer, sous la dictée du capitaine Alexandre Banza, une lettre par laquelle il a remis ses pouvoirs à Bokassa. Des camions et des fûts ont été dressés sur la piste de l’aéroport pour empêcher toute intervention française depuis Fort-Lamy, au Tchad. La piste a été occupée par des soldats.
Un barrage a également été dressé en ville, un Français a été tué en essayant de le forcer. En se rendant à l’hôpital en pleine nuit, pour obtenir des informations à son sujet, le colonel Mehay, l’attaché militaire de l’ambassade de France à Bangui, croise Bokassa qui lui raconte le coup. Les informations qu’il collecte sont transmises à Paris. Elles figurent dans un télégramme diplomatique dont Jacques Foccart, conseiller Afrique du général de Gaulle obtient copie. « Le colonel Bokassa s’est jeté avec effusion dans les bras du colonel Mehay, dit le document, et lui a confirmé qu’il venait de prendre le pouvoir, seule solution, selon lui, pour remettre de l’ordre dans l’Etat. Interrogé sur le sort réservé au président Dacko, il a déclaré que celui-ci s’était rendu à lui, sans résistance, au palais et lui avait signé un document lui remettant tous ses pouvoirs. » Bokassa assure qu’il ne sera fait aucun mal au président Dacko. Que celui-ci a été conduit au camp de Roux -à son domicile personnel- et qu’il le prend sous sa protection. Pour bien marquer ses bonnes intentions vis-à-vis de la France, l’officier putschiste se propose « de donner 48 heures à l’ambassade de la Chine populaire pour quitter le RCA ».
Pourquoi Bokassa s’est-il emparé du pouvoir en cette nuit de la Saint-Sylvestre ? Le colonel donne très vite sa version des faits. « Etant donné la cherté de vie, déclare-t-il au micro d’un journaliste, étant donné la faible situation financière du budget centrafricain, les peuples (sic) à l’unanimité ont manifesté leur mécontentement. Et le chef d’état-major, le colonel Jean-Bedel Bokassa, a été sollicité par plusieurs centaines de milliers de ces peuples afin de prendre la direction des affaires du pays. » Cette version d’un renversement du pouvoir voulu par le peuple, face à un Etat corrompu, n’est qu’une mise en scène politique. Elle comporte pourtant une part de vérité. Le pouvoir centrafricain a été conduit à sa propre implosion.
Un rapprochement secret avec Pékin
En 1964, les finances de l’Etat centrafricain sont au plus mal. Le président Dacko annonce à chaque ministre un plafond de dépenses indépassable.
Pour tenter de renflouer les caisses, les autorités de Bangui ont négocié, dans le plus grand secret, un rapprochement avec Pékin. Le 29 septembre 1964, à l’occasion de la signature d’accords de coopération sino-centrafricains, le vice-ministre chinois du Commerce extérieur Lu Nsu Chang annonce l’établissement prochain de relations diplomatiques. Un communiqué commun sur l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays sera publié incessamment. Les autorités françaises tombent des nues. Le télégramme diplomatique qui est envoyé par l’ambassade de Bangui dès le 29 rend compte de cette surprise. « Cette évolution dans l’attitude de la RCA avait été soigneusement tenue secrète, dit le texte, et rien n’avait filtré dans l’entourage des conseillers du président. Celui-ci paraissait n’avoir pas fait son siège dans cette affaire ces tout derniers jours encore, et semble ne s’être décidé que très tardivement sous la pression de ses habiles partenaires qui ont dû faire miroiter à ses yeux les avantages d’une importante assistance financière. » C’est en tout cas un Dacko lyrique qui s’exprime lors de la cérémonie. Selon lui, les accords sino-centrafricains sont la preuve que les deux pays sont sortis de l’époque des dominations étrangères, pour affirmer leur souveraineté nationale et internationale.
Le 12 octobre 1964, le journal Le Monde note qu’en République centrafricaine, les diplomates chinois « ont obtenu des résultats dont la portée psychologique sera considérable dans toute l’Afrique noire d’expression française. En promettant une aide économique à long terme, dont certains estiment un peu hâtivement sans doute qu’elle pourrait relayer celle de la France, ils ont obtenu une reconnaissance que rien ne leur permettait jusque-là d’espérer ». Dacko, en effet, était considéré comme « l’un des leaders francophones les plus engagés dans le groupe dit "réformiste", fondamentalement hostile au communisme ».
Le président centrafricain a agi en toute discrétion. Il tiendra pourtant à expliquer son geste aux autorités françaises, lors d’un entretien avec un officier français qui a lieu ce même 12 octobre. RFI a pu consulter le compte-rendu de cette discussion. David Dacko explique qu’« en reconnaissant le gouvernement de Pékin, il avait donné satisfaction aux aspirations des éléments jeunes de son entourage (Jenca)[Jeunesse Nationale Centrafricaine, le mouvement de jeunes du MESAN, Ndlr], et permis à son pays d’apparaître moins "dépendant". » L’officier qui rencontre Dacko « a retiré de son entretien le sentiment que les nouveaux développements de la politique centrafricaine ne semblaient pas réduire l’attachement de ce pays à la France ni laisser présager quelque désaffection. »
Pas de rejet de la France, mais une volonté de diversifier les relations diplomatiques de la Centrafrique. Pour tenter d’émanciper son pays sans renoncer à l’aide des grandes puissances, Dacko joue à l’équilibriste. En juin 1965, le président centrafricain réaffirme sa position de neutralité devant la presse française : « Les puissances étrangères voudraient que nos faibles pays se mettent directement dans leur sillage politique, ce qui n’est pas possible, car l’Afrique doit être avant tout africaine… et la République centrafricaine veut, au centre de l’Afrique, faire exception. Le fait de tendre la main aux différents peuples du monde ne veut pas dire qu’on écarte immédiatement tout ce qu’on a eu comme amis politiques ou bien comme assistants politiques par le passé. Ce que nous voulons en République centrafricaine, c’est faire un Etat neutre. Neutre pour toutes les puissances du monde. C’est cette expérience qui me hante. »
Les relations de Bangui avec la Chine deviennent bientôt un levier de pression diplomatique vis-à-vis de la France. « Depuis 1964, explique Jean-Pierre Bat, le conservateur du fonds Foccart, le pré carré a connu un cycle de coups d’Etat et Dacko en vient à son tour à redouter d’être la cible d’un complot. A cette fin, il aimerait compter sur la protection française qui lui semble encore trop tiède à cette date. Il redoute des infiltrations extérieures par les frontières ou une subversion intérieure. Et il le dit lui-même, il souhaiterait pouvoir appeler la France au secours et avoir comme garantie que la France interviendrait sur le champ en cas de besoin. Faute de cette garantie, il ne cache pas à l’ambassade de France qu’il ira chercher d’autres contre-assurances en regardant notamment vers le Congo-Brazzaville… et qu’il usera –bien qu’il n’en ait guère envie- des bons offices chinois. »
Le poids de l’aile progressiste du MESAN
Le chantage chinois de Dacko a-t-il contribué à le décrédibiliser auprès des responsables français ? Le fonds Foccart ne le dit pas. Il dessine simplement une France en manque de certitude sur le président centrafricain. En raison notamment des luttes de tendance au sein du parti au pouvoir, le MESAN, et de l’influence de la tendance progressiste qu’il est tenté d’écouter. Une situation sur laquelle l’ambassade de France à Bangui revient, dans un rapport consacré à l’état du Mouvement pour l’Evolution Sociale de l’Afrique Noire. Une copie de ce rapport est conservée dans le fonds Foccart.
On y découvre l’image d’une structure divisée… Et qui compte en son sein un groupe de jeunes intellectuels progressistes, « l’aile dynamique et agressive du parti ». Le plus virulent d’entre eux est François Pehoua, le directeur des contributions directes et des assurances. Dans ce groupe, selon le rapport, « certains prêtent une oreille intéressée à la propagande communiste, surtout si elle émane de Pékin ». « Le président Dacko a pour eux des sentiments mêlés. –estime l’ambassadeur Jean Français, auteur du texte- Non sans nourrir pour eux quelques faiblesses, et tout en prenant soin de ne pas se voir tourné sur sa gauche, il les craint, car il sait qu’ils le contestent. Aussi lui arrive-t-il de plus en plus fréquemment depuis six mois, de leur donner satisfaction (…) d’où ses changements subits d’attitude et certaines décisions politiques, dont celle de la reconnaissance de la Chine populaire, qui ne sont pas sans inquiéter les chefs d’Etat voisins.» Un peu plus loin, le rapport dénonce chez Dacko un « goût de la temporisation », qui l’amène « à user plus souvent du blâme public que de sanctions effectives ». Puis ce commentaire sans appel : « Cette politique faite de compromis et de fermeté illustre parfaitement la manière sinueuse d’agir du président »
Les tensions ne se manifestent pas qu’au sein du parti au pouvoir, le MESAN. Elles s’installent également au sein des forces armées, où elles sont accentuées par le manque de moyens. Jean-Pierre Bat ouvre un nouveau document sur un plan de travail. « Dans le fonds Foccart, on trouve un dossier qui s’appelle le dossier Bigeard, qui est en fait la mise en place de la réforme de l’armée centrafricaine. Bigeard, l’ancien célèbre officier de Diên Biên Phu et de l’Algérie est chargé de mettre en place en Centrafrique ce qu’on appelle "le plan raisonnable", c'est-à-dire la création d’une armée économique. La devise qu’il attribue à l’armée centrafricaine en dit long : discipline, abnégation, souplesse, esprit pionnier. Bigeard a pour mission de recadrer dans un budget très serré la constitution de l’armée centrafricaine. »
« Le plan raisonnable ». Un aspect méconnu de la décolonisation. La Ve République aide à la constitution des armées nationales des pays qui prennent leur indépendance. Mais elle les oriente plutôt vers des missions de maintien de l’ordre et de la stabilité politique. La défense des frontières sera assurée conjointement avec les forces françaises.
Marcel Bigeard, qui a dirigé de 1960 à 63 le 6e Régiment interarmes d’outremer (RIAOM) installé à Bouar, est appelé en décembre 1963 par le président Dacko pour préparer un projet de réorganisation de l’armée centrafricaine. L’armée de terre est dimensionnée a minima, elle compte 373 hommes au 1er janvier 1964. A ses côtés (ou face à elle) la gendarmerie compte 490 éléments. Des rivalités personnelles naîtront sur ce déséquilibre structurel. Jean-Bedel Bokassa, qui a été désigné comme chef d’état-major de la défense nationale, est censé coiffer toute la structure. Il ne parviendra pas à impose son autorité à Jean-Henri Izamo, choisi pour diriger la puissante gendarmerie.
Stephen Smith et Géraldine Faes, dans leur biographie de Bokassa (Bokassa 1er, un empereur français, Calmann Lévy 2000) estiment qu’un premier incident entre Bokassa et les hommes de la présidence intervient le 29 mars 1965, lors de la cérémonie marquant l’anniversaire de la disparition de Barthélémy Boganda, le père de la nation. Bokassa est arrivé en retard dans la localité de Bobangui où ont lieu les commémorations. « Il se fait refouler par la sécurité présidentielle, qui l’oblige à retraverser le fleuve et à camper sur l’autre rive avec ses hommes. », écrivent les deux auteurs.
L’ambassadeur Jean Français estime, de son côté, que le conflit entre Izamo et Bokassa a éclaté au grand jour le 18 juin 1965, lors des commémorations de l’appel du général De Gaulle. Une violente discussion oppose publiquement, à l’issue de la cérémonie, le colonel Bokassa au commandant Izamo. Le chef du protocole, le commandant Izamo et le commandant Bangui sont intervenus pour que Bokassa ne lise pas le texte de célébration, conformément à la tradition établie.
Quel qu’ait été le point de départ de ces rivalités et de ces rancoeurs, elles s’aggravent au cours de l’année 1965. Craignant sa mise à l’écart, voire son élimination… et furieux de voir le déséquilibre budgétaire qui s’installe entre les fonds alloués à l’armée de terre et à la gendarmerie, Bokassa décide de passer à l’action. Dans une interview accordée à la Radio-télévision belge de la Communauté française, peu après le coup d'Etat, il affirme que lui et son cousin étaient personnellement menacés.
Laisser-faire français
En dépit de l’ambiance révolutionnaire qui prévaut dans la région au milieu des années 1960, en dépit des rumeurs de coup d’Etat à répétition en Centrafrique, la France n’a pas pris de dispositions pour protéger Dacko. Le contraste avec le Gabon ou le Niger de l’époque est saisissant. Au Gabon, l’armée française est intervenue en février 1964 pour rétablir Léon M’Ba. Au Niger, la France s’est impliquée dans la lutte contre le mouvement Sawaba pour protéger le pouvoir d’Hamani Diori. Paris laisse faire en Centrafrique.
Les autorités françaises ont-elles laissé tomber Dacko par choix politique ou ont-elles été prises par surprise par défaut de renseignement ? Les infos reçues de Bangui se sont, il est vrai, considérablement appauvries en 1965… « Il ressort des archives Foccart, en comparant les années 1964 et 1965 que pour cette dernière année, il manque cruellement d’informations, explique Jean-Pierre Bat, et qu’il n’arrive pas à capter l’esprit du temps, les évolutions de la vie politique centrafricaine. A ceci deux explications : premièrement, le changement d’ambassadeur. Barberot était un homme de Foccart, Jean Français est un homme du Quai d’Orsay. Jean Français adresse beaucoup moins de courriers confidentiels à Jacques Foccart que ne le faisait Barberot. Deuxième explication : la fermeture pour raison budgétaire le 31 décembre 1964 du bureau du poste des services secrets français, le SDECE, qui rend la France aveugle et sourde. »
Beaucoup a été écrit sur le rôle de Foccart et de ses réseaux dans le coup d'Etat. Certains affirment que Bokassa aurait été discrètement encouragé par les responsables français avant son putsch. Les documents que RFI a consultés n'apportent aucune réponse sur l'existence ou non de ces encouragements. Un fait, en revanche, est établi : en dépit de la doctrine sur la sécurité du pré carré qui s’est forgée depuis 1963, Paris n'a pas jugé nécessaire d'intervenir dans les heures et les jours qui ont suivi le coup d'Etat.
Bokassa, le francophile
Dès le 1er janvier, Foccart explique au général De Gaulle que Bokassa est un officier qu’il connaît bien, très francophile. Dans son Journal de l’Elysée, il décrit la scène. De Gaulle se prépare pour la cérémonie des vœux 1966. Le vice-amiral Philippon, son chef Etat-major particulier, lui apporte un télégramme de Bangui. De Gaulle se tourne vers son conseiller Afrique « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Foccart, immédiatement, est affirmatif : « Bokassa a pris le pouvoir ; Bokassa est un officier que je connais bien, il est très francophile. Il avait des démêlés personnels avec Dacko et il a dû penser que c’était lui ou Dacko. Il a alors couru le risque de prendre le pouvoir. »
La réflexion qui se met en place au sein du pouvoir français dans les jours qui suivent obéit au même raisonnement : le coup d’Etat de Bokassa n’est pas nécessairement une mauvaise chose pour la France. RFI a pu exploiter une note établie par le ministre de la Coopération et remise au président français. Le document, daté du 3 janvier 1966, dresse le profil du nouvel homme fort : « Le colonel Bokassa est un ancien capitaine de l’Armée française, venu du rang. Homme fruste, de formation primaire, cet Officier supérieur a de plus une conception assez souple de l’honnêteté. Cependant, profondément marqué par son passage dans l’Armée française, il semble être resté très attaché à notre pays. »
Cette note est accompagnée d’un mot manuscrit qui en dit long sur la ligne politique en train de se dessiner. Il est signé du ministre de la Coopération Raymond Triboulet et est adressé, lui, à Jacques Foccart. « Je sais que les Affaires étrangères préparent une déclaration réprouvant la prise de pouvoir de Bokassa : elle risque de nous l’aliéner. Je propose le rappel du chef du bureau d’aide militaire, le Cdt Morin. Il travaille avec Bokassa et celui-ci verra dans cette sanction un reproche indirect de son attitude. » En d’autres termes, Triboulet recommande une réprobation qui n’insultera pas l’avenir.
Bokassa, l’ami de la France. Le 5 janvier, l’attaché militaire de l’ambassade de France à Bangui, le colonel Méhay établit une note de renseignements dans laquelle il en témoigne à son tour : « Depuis sa prise de pouvoir, le colonel Bokassa a multiplié ses manifestations de francophilie. La nuit même du putsch, il s’arrêtait devant le Bangui Rock Club où le Rotary avait organisé un réveillon en criant "Vive le général de Gaulle, vive les FFL, les Français ne paieront plus d’impôt en République centrafricaine." »
Un texte relu et corrigé par Charles de Gaulle est finalement envoyé à l’ambassadeur de France en Centrafrique. Il lui demande de limiter au maximum les rapports avec le nouvel homme fort. Il l’invite à être vigilant aux conséquences « qu’une acceptation actuelle de notre part du fait accompli ne manquerait pas d’avoir en ce qui concerne le comportement des cadres militaires de formation française dans d’autres pays africains ». La note dit également que la France s’alignera sur la position des pays de l’OCAM, l’Organisation Commune Africaine et Malgache, qui semblent « a priori réservés ». Puis ces préconisations : « vous n’effectuerez pas de démarches qui pourraient laisser penser que vous vous adressez au colonel Bokassa en sa qualité de chef de l’Etat et du gouvernement. Vous ferez en sorte que vos contacts avec lui aient lieu en dehors de votre Ambassade. Vous vous efforcerez également de lui rendre visite dans sa résidence officielle. »
Pas de reconnaissance officielle, mais les autorités françaises font le choix de laisser s’installer le régime de Bokassa. Elles ne tardent pas par ailleurs à se mettre à la recherche d’un officier qui pourra être envoyé « pour rencontrer le colonel Bokassa ». Dans une note du 22 janvier 1966, transmise au général De Gaulle par les services de Foccart (ceux du secrétariat général pour la Communauté et les affaires africaines et malgaches), cinq noms sont proposés. C’est finalement un sixième officier, l’attaché militaire de l’ambassade, le colonel Méhay, qui sera choisi pour assurer le lien avec le putschiste.
Dans son rapport annuel 1966 (Cité dans LAURENT Sébastien (dir), Les espions français parlent, éditions du Nouveau monde, 2013) Mehay, rappelle qu’ « Avec lui [Bokassa], le virage nettement amorcé vers l’Est, par les abandons successifs de son cousin, a été pris à nouveau vers l’Ouest. » Méhay appuie : « Il convient de ne pas l’oublier. » L’officier nuance les critiques de ceux qui reprocheraient à Bokassa le caractère dictatorial de son régime : « Certes, grâce à l’armée qu’il contrôle et qui lui est fidèle et dévouée, il détient un pouvoir quasi absolu. Il n’y a toutefois pas eu abandon délibéré de la démocratie, mais plutôt adaptation naturelle aux conditions particulières de l’Afrique et aux besoins du moment. » Et l’officier conclut : « Aussi, j’incline à penser que l’intérêt de notre pays est, malgré tout, de faire en sorte que le colonel Bokassa reste au pouvoir aussi longtemps qu’il saura demeurer suffisamment raisonnable. »
« Raisonnable » ? Le mot semble avoir pris au fil des années une définition élastique, Bokassa poussant à l’extrême le pouvoir personnel et la violence… Paris l’aidera même à satisfaire un caprice, celui du sacre impérial en décembre 1977. Il faudra en fait le massacre des écoliers de janvier 1979 pour que l’empereur centrafricain soit lâché… et qu’il soit finalement déposé par l’armée française lors des opérations Caban et Barracuda. Ironie de l’histoire, ce 21 septembre 1979 la France remet au pouvoir David Dacko, le président qu’elle n’avait pas protégé lors du coup d’Etat de la Saint-Sylvestre.