Lu pour vous
Edito
Manuel Valls, l’invité surprise du dossier Orion Oil
https://www.liberation.fr/ par Dov Alfon publié le 12 janvier 2023 à 20h47
Dans la foulée des révélations sur des soupçons de détournement de la manne pétrolière congolaise, «Libération» publie le second volet de son enquête, où se croisent des personnalités françaises étonnantes, de l’ex-Premier ministre à DSK.
Libération continue de révéler les rouages de ce qui apparaît aux yeux de la justice française comme un possible détournement des recettes du pétrole congolais, des centaines de millions d’euros qui n’ont pas été versés au trésor public de Brazzaville. Au centre de ce circuit soupçonné, un intermédiaire sulfureux et bon vivant, Lucien Ebata, patron d’une compagnie pétrolière mystérieuse appelée Orion Oil et proche du président Denis Sassou-Nguesso. Nous avons déjà dévoilé les méthodes qui auraient permis de créer un financement occulte ahurissant des proches du président congolais, passant souvent par des versements en espèces par valises entières, autour des boutiques et hôtels de luxe du triangle d’or parisien. Nous continuons notre enquête en publiant les résultats des écoutes judiciaires réalisées sur les lignes téléphoniques bien bavardes de cet extraordinaire noyau de pouvoir, argent et influence, entre Paris et Brazzaville. Car était-il possible qu’une telle cavalcade de cadeaux congolais, payés en cash, se déploie dans Paris sans que des personnalités économiques et politiques françaises n’y soient mêlées ?
Premier invité surprise de ce dossier, le Premier ministre français en exercice au moment des écoutes, Manuel Valls. Tandis qu’il se préparait à ce qu’il pensait être un combat politique déterminant, la primaire du Parti socialiste qui se joua entre lui et Benoît Hamon, il surgit opportunément dans les conversations enregistrées de Lucien Ebata : «Il est jeune. Même s’il perdait, il y aurait une relation amicale entre nous deux, ce serait un nouvel ami pour moi», envisage le patron de Orion Oil. Et voilà l’ancien patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, dont les bons conseils ont été rémunérés par un paiement de 800 000 euros, ou le über-conseiller politique Stéphane Fouks, de Havas. Ebata, toujours débonnaire au sujet de Valls, ne manque tout de même pas de réalisme : «Avec ce genre de personnalité, le risque que le fait soit un jour révélé est certain mais qui ne risque rien n’a rien», dit-il à son épouse. Voilà qui est fait.
Enquête Libé
Affaire Orion Oil : Manuel Valls et le soupçon à 2 millions
https://www.liberation.fr/ par Ismaël Halissat et Jérôme Lefilliâtre publié aujourd'hui à 12h27
Des proches de l’ancien Premier ministre ont-ils approché l’homme d’affaires Lucien Ebata en vue d’un financement occulte de sa campagne naissante pour la présidentielle de 2017 ? C’est ce que soupçonnent les douanes judiciaires, dans le cadre de l’enquête sur la société Orion Oil et des possibles détournements de l’argent du pétrole congolais.
Libération révèle les rouages de ce qui pourrait être l’un des principaux circuits de détournement des recettes du pétrole congolais, de Paris à Brazzaville en passant par la Suisse et Monaco. En cause, la société Orion Oil et son patron Lucien Ebata, proche du président Denis Sassou-Nguesso et aux multiples relations avec des personnalités économiques et politiques françaises.
Ce 22 novembre 2016, Lucien Ebata est à Paris et comme à son habitude, il a multiplié les rendez-vous dans un salon du Peninsula, un palace parisien proche de l’avenue des Champs-Elysées. «Quelques personnes de ce pays sont passées me voir», dit le PDG du groupe de négoce pétrolier Orion Oil à 20 h 30 au téléphone à Philo Ebata, son épouse. Le richissime homme d’affaires canado-congolais ne s’en doute pas, mais ses lignes téléphoniques, ainsi que celles de son entourage, sont surveillées : il est alors visé par une minutieuse et complexe enquête judiciaire débutée quatre ans plus tôt, dont le contenu n’avait pas été rendu public jusqu’à cette semaine.
La justice française le suspecte de s’être enrichi à millions, en pillant, avec le clan du président Denis Sassou-Nguesso, les ressources de la république du Congo (ou Congo-Brazzaville) par un vaste système de détournement des recettes du pétrole. L’activité de Lucien Ebata a aussi attiré l’attention de deux services, la Direction du renseignement de la préfecture de police et la Direction générale de la sécurité intérieure, qui ont chacun émis une «fiche S» le visant comme «affairiste susceptible de se livrer à des activités financières frauduleuses» et «membre d’un réseau de criminalité organisée spécialisé dans le blanchiment d’argent».
«C’est de moi que proviendront les fonds pour gagner»
Pour comprendre la discussion avec son épouse, tenue à mots couverts et retranscrite dans un procès-verbal des douanes judiciaires, il faut se souvenir du contexte politique français de l’époque. La campagne pour l’élection présidentielle de 2017 en est à ses prémices : Emmanuel Macron vient de se lancer, François Fillon a été désigné par son camp et François Hollande n’a pas encore renoncé à se présenter. Les «personnes» évoquées par Ebata lui auraient rendu visite pour préparer une autre candidature, celle de Manuel Valls, alors Premier ministre. En lingala, une langue parlée dans les deux Congo, il tente de faire deviner son nom à sa femme. La discussion a été traduite par la justice.
«— Il s’agit de Badibanga d’ici [Samy Badibanga, Premier ministre de la république démocratique du Congo, ndlr], dit Lucien Ebata.
— De Badibanga de France ?
— Oui, il veut se présenter aux “primaires”, il a besoin…
— De l’argent ?
— Oui, il en a besoin de deux.»
Pour les douanes judiciaires, qui écoutent cette conversation, Lucien Ebata parle à cet instant d’un financement de la campagne de Manuel Valls pour la primaire de la gauche, qui doit avoir lieu les 22 et 29 janvier 2017. Et ce, possiblement à hauteur de 2 millions d’euros. Car l’homme d’affaires, qui avait l’habitude de manipuler de quantités astronomiques d’argent liquide en France et au Congo, ne précise pas «millions» quand il est question d’argent au téléphone. Il se contente d’un chiffre, comme une évidence. «C’est pour cela que les personnes sont passées te voir ?» relance sa femme. «Oui», répond-il. La conversation se poursuit.
«— Il est jeune. Même s’il perdait, il y aurait une relation amicale entre nous deux, ce serait un nouvel ami pour moi, envisage Lucien Ebata.
— Humm, se contente de répondre sa femme.
— Copé a perdu les primaires par manque d’argent pour faire sa campagne [le 20 novembre 2016, le maire de Meaux a terminé dernier du premier tour de la primaire de la droite, avec 0,3 % des voix].
— Humm.
— Avec ce genre de personnalité, le risque que le fait soit un jour révélé est certain mais qui ne risque rien n’a rien.
— C’est ça, je te conjure de ne pas faire ce genre d’affaires.»
Ce 22 novembre 2016, Manuel Valls n’a pas encore manifesté publiquement son ambition de concourir à la présidentielle en cas de désistement de François Hollande. Il le fera cinq jours plus tard dans une interview au JDD. Lucien Ebata apparaît donc particulièrement «bien informé», comme l’ont fait remarquer les enquêteurs à l’homme d’affaires lors de sa garde à vue le 7 octobre 2021.
Enquête Libé
Affaire Orion Oil : Cédric Lewandowski, Lucien Ebata et les fiches S
https://www.liberation.fr/ par Ismaël Halissat et Jérôme Lefilliâtre publié le 12 janvier 2023 à 19h06
Avant ses rencontres avec le directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian, le patron d’Orion Oil était visé par deux fiches S, supprimées ensuite. Selon des écoutes, le puissant conseiller serait intervenu.
C’est une amitié bien particulière qui apparaît dans l’affaire Orion Oil. Entre Lucien Ebata et un «homme de l’ombre». Le terme est utilisé par l’homme d’affaires canado-congolais, notamment mis en examen depuis 2021 pour détournement de fonds publics et blanchiment, afin de décrire celui qui fut un important rouage de l’appareil d’Etat : Cédric Lewandowski. Ce dernier, aujourd’hui vice-président d’EDF, a été le tout-puissant directeur de cabinet du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, de 2012 à 2017. Sa particularité, dans le monde convenu de la haute fonction publique : il n’est pas issu d’un grand corps de l’Etat.
Les premières traces de cette relation, qui va en se renforçant au fil des mois, apparaissent au début de l’année 2016. Lucien Ebata est alors visé par une procédure judiciaire et suivi par deux services, la Direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui ont chacun émis une «fiche S» le visant comme «affairiste susceptible de se livrer à des activités financières frauduleuses» et «membre d’un réseau de criminalité organisée spécialisé dans le blanchiment d’argent». Si Lucien Ebata ne suspecte pas l’étendue des investigations judiciaires à son endroit, il sait qu’il fait l’objet de signalements du renseignement français.
«Amitiés»
Les deux hommes se voient le 27 janvier 2016, à l’hôtel de Brienne, qui abrite à Paris le bureau du ministre de la Défense, ainsi que le 1er juin 2016 dans un palace parisien où le patron d’Orion Oil a ses habitudes, le Peninsula. Mais c’est un autre rendez-vous, qui a lieu le 28 novembre 2016, soit six jours seulement après que le Canado-Congolais a assuré à son épouse qu’il a été sollicité pour financer la campagne de Manuel Valls, qui pourrait être particulièrement problématique – voire éventuellement constitutif d’une infraction pénale comme le trafic d’influence – pour Cédric Lewandowski.
Ce jour-là, les deux hommes se rencontrent une nouvelle fois à l’hôtel de Brienne. L’objet de cette entrevue semble être ces «fiches S», qui compliquent les passages de frontière du businessman et dont il aimerait se débarrasser. A 17h25, à la sortie du rendez-vous, le patron d’Orion Oil appelle sa femme, qui s’étonne que son mari, à peine arrivé à Paris, enchaîne déjà des réunions. La conversation se tient en langue lingala et a été traduite par la justice.
«— Tu as déjà pris rdv avec eux à peine arrivée sur place.
— Quoi faire d’autre maman, je cherche à gagner.
— Eux, qu’est-ce qu’ils peuvent t’apporter ?
— C’est lui qui s’est occupé de l’affaire fiche.
— Ah bon ?
— Il m’a cité les personnes qu’il avait contactées à ce sujet, il lui reste à aller voir le procureur.»
Les deux fiches de renseignement, actives depuis 2013 et 2014, visant Lucien Ebata ont effectivement été supprimées. Mais le flou demeure quant au motif de leur annulation. Ni la DRPP ni la DGSI n’ont été mesure de l’expliquer aux enquêteurs. Le premier service a pu donner une date de «demande de cessation» : le 10 mars 2016. A ce moment-là, Lewandowski et Ebata se sont déjà vus au moins une fois. Le second avance seulement que la fiche n’a pas été renouvelée – sans plus de détail – et a été supprimée le 16 janvier 2017.
Le 18 mai 2017, soit le lendemain de son départ du ministère de la Défense, Cédric Lewandowski rencontre encore le patron d’Orion, cette fois au Peninsula. A l’issue du rendez-vous, celui qui s’apprête à rejoindre le fleuron national de l’énergie EDF le remercie pour ses «attentions» et une «proposition» : «Cher Lucien, Merci de ton temps et de tes attentions aujourd’hui. J’ai bien entendu ta proposition, je réfléchis le temps de clarifier ma situation à EDF et je te reviens. Bon courage pour tes négociations stratégiques. Amitiés. CL.»
«C’est lui qui a fait enlever le signalement»
Hasard du calendrier, les douanes judiciaires perquisitionnent le domicile et les bureaux de Lucien Ebata le jour suivant. Dans la foulée, un nouveau rendez-vous avec Cédric Lewandowski est programmé le 24 mai. Quelques jours plus tard, Lucien Ebata téléphone à sa femme et l’informe qu’il doit revoir Lewandowski, le lendemain. Cette conversation appuie l’hypothèse d’une intervention du directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian. «C’est lui qui a fait enlever le signalement», rappelle-t-il, avant d’ajouter : «Il m’a dit s’occuper de l’affaire, demain il passe me faire un retour.» Explique-t-il ici à mots couverts espérer de l’un des hommes les mieux informés de France une aide dans ses démêlés avec la justice française ?
Sollicité par Libération, Cédric Lewandowski n’a pas souhaité s’exprimer. L’enquête des douaniers n’a pas retrouvé la trace d’un paiement en espèces au profit du vice-président d’EDF, connu pour s’être beaucoup impliqué dans les dossiers de politique africaine lorsqu’il était le directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian à la Défense. A l’époque, l’homme ne se cachait pas en petit comité de vouloir devenir le futur patron de la Direction générale de la sécurité extérieure, les services secrets français. Ce qui explique sans doute aussi sa fréquentation assidue d’intermédiaires sulfureux comme Lucien Ebata.
Contacté par Libération, le patron d’Orion Oil n’apporte pas plus d’explications que celles données aux enquêteurs. Interrogé en garde à vue, en octobre 2021, Lucien Ebata explique que Cédric Lewandowski est un «ami» mais assure ne pas l’avoir sollicité pour faire supprimer les fiches de renseignements : «La fiche S est un dossier qui m’a beaucoup emmerdé, j’aurais pu en parler à plusieurs de mes amis. Mais je n’ai jamais demandé d’intervention. […] Cédric et moi n’avons travaillé que sur des dossiers d’Etat, jamais de dossier personnel.»