François Hollande: «En Afrique, les néo-coloniaux, ce sont les hommes de Wagner»
https://www.rfi.fr/ Publié le : 18/01/2023 - 15:09
Dix ans après le lancement de Serval au Mali, l’ancien président de la République française (2012-2017) affirme, dans une interview à RFI et France 24, que cette opération militaire française – sous le nom de Serval, puis de Barkhane – n’a pas été un échec.
« À l’époque, la France est intervenue à la demande des Maliens et par devoir de solidarité. Récemment, j’ai vu avec peine la détérioration de ce lien d’amitié entre le Mali et la France. Cela s’est dégradé, car les jihadistes ont continué de frapper et que les Maliens se sont dit : Cela ne finira jamais, malgré les interventions étrangères. » À la question de savoir si le groupe paramilitaire russe Wagner peut réussir là où les Français ont été à la peine, il répond : « Y a-t-il moins d’attentats et moins d’actions jihadistes depuis que les Français sont partis ? Non, c’est pire. Le jihadisme frappe même désormais au sud du Mali. Or Wagner, c’est un groupe privé qui vit des prédations qu’il opère. Les néo-coloniaux, ce sont les hommes de Wagner. »
Près de deux ans après la mort du président tchadien Idriss Déby sur un champ de bataille, François Hollande estime que « l’arrivée au pouvoir de son fils, Mahamat Déby, n’a pas été un véritable coup d’État, mais une succession militaire ». Cependant, l’ancien président français rappelle que le fils du défunt ne devait pas être candidat à la future présidentielle et qu’aujourd’hui, « il y a reniement des engagements qui avaient été pris ». Trois mois après les manifestations du 20 octobre à Ndjamena et au sud du Tchad, François Hollande « condamne la répression extrêmement sévère [le bilan des affrontements varie de 50 à 150 morts, selon les sources, NDLR] et la mise en prison des opposants. » L’ancien président français ajoute : « Certes, la France a une base au Tchad et ce pays reste dans la coopération contre les jihadistes, mais ce n’est pas une raison pour que nous soyons tolérants à l’égard des mises en cause des droits humains et des libertés. »
RFI / France 24 : Il y a dix ans exactement, François Hollande, vous avez pris la décision d’engager la France militairement au Mali pour repousser les groupes jihadistes. Il y a quelques mois, les soldats français se sont retirés à la demande des autorités de Bamako, et dans un Mali où les jihadistes ont gagné du terrain. Vous dites souvent que vous ne regrettez pas votre décision de janvier 2013. Mais franchement, dix ans après, est-ce qu’il ne faut pas reconnaître que cela a été un échec ?
François Hollande : Non. D’abord, la décision que j’ai prise au nom de la France en janvier 2013, je ne l’ai pas prise parce que la France avait quelque intérêt au Mali. Je l’ai prise parce qu’il y avait une demande du président par intérim du Mali à l’époque [Dioncounda Traoré] et de la totalité des chefs d’État africains qui nous demandaient, nous imploraient même d’agir pour contenir, repousser une offensive jihadiste qui allait sans doute jusqu’à Bamako. Ensuite, si la France – et j’étais encore président à cette époque – est restée au Mali, c’est à la demande toujours des autorités [maliennes, NDLR] et aussi de l’ensemble de la communauté internationale. Je rappelle qu’il y avait également l’ONU qui avait décidé d’être présente par une mission de maintien de la paix au Mali. Si nous avons voulu lutter contre le jihadisme, ce n’est pas simplement parce qu’il nous menaçait nous-mêmes, c’est parce qu’il frappait des populations civiles maliennes, puis on le sait maintenant, au-delà du Mali, au Sahel, au Burkina, au Niger et ailleurs. Et donc, c’était un devoir pour nous, un devoir de solidarité.
Oui, mais les jihadistes ont gagné du terrain…
Alors, ensuite, dès que nous sommes sortis, je n’étais plus président à ce moment-là. Dès qu’il y a eu retrait des forces françaises et d’autres contingents, les jihadistes en ont forcément profité pour agir. Nous leur avons fait subir des pertes très importantes, y compris au niveau de leur direction. Mais dès lors qu’il y a eu le retrait des forces françaises, les jihadistes qui avaient gardé des positions les ont encore élargies et se sont déployés sur d’autres terrains. C’est la raison pour laquelle la France ne peut être présente que si on lui demande de l’être. Et ça a toujours été ma conception et il n’y a aucune atteinte à la souveraineté d’un pays dès lors que ce pays fait appel à la France. Je rappelle aussi ce que j’ai dit lorsque je suis allé à Bamako, lorsque Tombouctou avait été libéré et que le Nord-Mali pouvait retrouver une forme, toute relative d’ailleurs, de tranquillité. J’ai dit que c’était un devoir de solidarité parce que je n’oubliais pas ce que les Africains avaient fait pendant les deux conflits mondiaux pour venir en soutien à la France. Un film récent rappelle cette mobilisation [Tirailleurs, de Mathieu Vadepied]. Donc, c’était aussi pour acquitter notre dette à l’égard du Mali, comme à l’égard des pays africains, que les forces françaises sont venues au Mali.
Et s’il y a eu des pertes, bien sûr qu’il y a eu aussi des populations qui ont continué à être martyrisées, mais il y a eu aussi des pertes françaises. Il y a eu 59 soldats qui ont sacrifié leur vie parce que j’ai décidé d’intervenir au Mali. Et bien, ces soldats-là ne sont pas morts pour rien. Ils sont morts parce qu’ils étaient en mission pour lutter contre des groupes qui oppressaient la population. Et ils ne sont pas venus pour chercher quelque intérêt économique, pour des intérêts miniers, pour faire une prédation sur les ressources du Mali ou du Burkina Faso ou du Niger. Il n’y a rien eu en échange, pas d’avantages commerciaux, de demandes de concessions pour telle ou telle infrastructure. Rien. C’était sans contreparties, parce qu’il n’y avait pas besoin de contreparties, parce que nous étions unis, solidaires et amis.
Dans votre livre de mémoires paru en 2018, Les leçons du pouvoir, vous dites : « l’état-major militaire m'avertit qu’une colonne jihadiste peut atteindre la capitale Bamako d’ici trois ou quatre jours, peut-être moins ». Mais certains estiment qu’il n’y avait pas ce genre de menace, que vous l’avez exagérée pour « vendre » l’opération Serval à l’opinion publique. Une question simple : est-ce que vous aviez des preuves irréfutables, par le renseignement humain ou technique, qu’en effet, les jihadistes allaient fondre sur Bamako ?
Oui. Nous avions des éléments d’information…
Clairs ?
Précis, de regroupements de véhicules qui étaient conduits par des jihadistes et qui se mettaient en mouvement et qui étaient en route sur Bamako. Peut-être se seraient-ils arrêtés en chemin, nous n’en savons absolument rien. Mais ils allaient vers Bamako. Ce n’est pas simplement la France au regard de ses propres informations qui le disait. Je me souviens encore, puisque vous faites évocation de la mémoire, du président par intérim du Mali [Dioncounda Traoré] qui, au téléphone, me disait : « Venez, parce que demain ou après-demain, il sera trop tard ». J’avais le coup de téléphone du président de l’UA [Thomas Boni Yayi, Bénin] qui me disait : « Attention, nous avons nous aussi toutes les informations selon lesquelles les jihadistes se sont équipés », avec des véhicules qui souvent avaient été d’ailleurs pris sur le conflit tchadien et surtout le conflit libyen précédemment. Donc, [on me dit] qu'ils viennent et qu’ils ont du matériel pour contrôler une ville. Plus tard, je me suis posé cette question : est-ce que c’était possible pour quelques centaines de jihadistes de contrôler une ville comme Bamako ? Et quand j’ai eu à faire face aussi à ce qui se passait en Irak, quand j’ai vu que Mossoul était tombé avec la pression finalement de quelques dizaines, centaines, milliers peut-être de jihadistes, face à une armée organisée comme l'était à ce moment-là l’armée soi-disant irakienne, je me suis dit que oui, c’était possible que ces jihadistes aillent non seulement jusqu’à Bamako, mais contrôlent la capitale du Mali. Pour combien de temps, nous n’en savons rien, mais ils l’auraient sans doute voulu et fait. Voilà pourquoi je n’ai rien exagéré et que c’est plutôt les Maliens eux-mêmes qui, par leurs autorités à ce moment-là, m’ont demandé de le faire parce qu’ils étaient sous la menace.
Juste après la reconquête du Nord par Serval, vous vous rendez début février 2013 à Tombouctou, puis à Bamako et vous déclarez, cette citation est restée célèbre : « Je viens sans doute de vivre le jour le plus important de ma vie politique ». Est-ce que vous ne vous êtes pas laissé griser par la victoire militaire ? Et est-ce que, dix ans plus tard, vu la situation du Mali et du Sahel plus généralement, est-ce que vous ne regrettez pas d’avoir prononcé ces mots ?
Non, parce que je les ai éprouvés ces mots, pas parce que nous avions remporté une victoire militaire, mais parce que la population était là : des femmes se couvraient du drapeau français, des foules considérables à Tombouctou et à Bamako nous demandaient tout simplement de rester, et nous disaient leur gratitude. Ces images-là, je les ai encore à l’esprit. Donc, il y avait de cette reconnaissance de ce que faisait la France. Ensuite, j’ai vu avec peine, c’est vrai, la détérioration de ce lien, de ce lien pourtant fondé sur l’amitié, la reconnaissance des populations qui sont présentes au Mali, mais aussi en France. Beaucoup de Maliens sont dans notre économie, sur notre territoire et vivent pacifiquement leur vie ici. J’ai cette peine, cette tristesse de voir que ça s’est dégradé. Pourquoi ça s’est dégradé ? Sans doute parce que, justement, comme il a été dit, le jihadisme a continué de frapper et que les Maliens se disent : on n’en finira donc jamais. Et que malgré l’intervention de la France ou de la mission des Nations unies, des forces africaines qui soutiennent, il y a encore des exactions, il y a encore des souffrances et des actes barbares. Sans doute aussi parce qu’une opération militaire qui dure dix ans donne l’impression…
Que c’est trop…
…Qu’à un moment, nous cherchons autre chose que d’aider, qu’il y a une forme d’occupation du territoire, ce que nous avons toujours refusé. Et puis, il y a eu la propagande, une propagande qui s’est installée sur les réseaux sociaux et qui laissait penser que la France venait dominer un pays, chercher à l’humilier, à le contrôler, ce qui n’était pas du tout le cas. Et regardez l’influence qu’a le groupe Wagner sur les réseaux alimentés par les Russes qui arrivent à convaincre une partie de la population que, finalement, ils les protégeraient mieux que nous. Je pense que les néo-coloniaux, ce sont eux.
►À écouter aussi : Lignes de Défense - Un an de Wagner au Mali
Justement, les militaires français sont donc partis du Mali et les Russes sont arrivés. Est-ce que les Russes pourraient réussir là où les Français ont échoué sur le terrain militaire ou est-ce que, au contraire, votre crainte d’il y a dix ans, à savoir que les jihadistes prennent Bamako, est à nouveau d’actualité ?
D’abord, nous, quand nous sommes venus, nous sommes venus avec notre propre drapeau, à l’appel des autorités du Mali, avec le soutien de tous les pays de la région, et avec aussi la légitimité que nous donnaient les Nations unies, même la légalité que nous donnaient les Nations unies. Aujourd’hui, ce n’est pas un pays qui vient. La Russie ne déclare pas qu’elle est présente par ses propres armées, par ses propres troupes. C’est un groupe privé dont on sait le lien avec le Kremlin. C’est un groupe privé qui vit de l’argent qu’il reçoit ou des prédations qu’il opère sur un territoire. C’est un groupe privé qui ne répond devant aucune instance internationale. C’est un groupe privé dont on ne sait pas comment il est alimenté et qui sont exactement les soldats qui le composent, souvent des repris de justice qui sont là pour des intérêts qui ressemblent à ce qu’on appelait autrefois le mercenariat.
Oui, mais s’ils réussissent ?
Après l’autre question, c’est celle que vous posez : réussissent-ils ? Y a-t-il moins d’attentats, moins de passion, moins d’action des groupes jihadistes ? La réponse est connue : non. C’est pire, c’est pire parce que le jihadisme progresse, il progresse et il frappe des populations civiles avec des massacres qui ont été relevés par un certain nombre d’observateurs. Et il frappe également au sud du Mali, là où il n’avait jusque-là pas sa place. Sans parler de ce qui se passe au centre du Mali, où là il y a des combats qui se renouvellent et qui frappent, comme je le disais souvent, la population civile avec des affrontements ethniques qui ont été réveillés. Donc, voilà pourquoi je pense que ce groupe, non seulement n’a aucune légalité dans son action, n’a aucun intérêt général à être là, sauf des intérêts très particuliers, et n’est pas efficace pour lutter contre le terrorisme. Maintenant, je respecte la souveraineté des pays. Je l’ai dit, la France n’est venue que parce qu’elle a été sollicitée. Elle est partie parce qu’elle n’était plus souhaitée. Si les Maliens veulent avoir des relations avec un groupe privé, ça les regarde, avec un État autre que la France, ça les regarde. Mais, à ce moment-là, ils auront à en répondre le moment venu.
Autre opération en Afrique que vous avez lancée, l’opération Sangaris en Centrafrique en décembre 2013. Trois ans plus tard, la France retire ses troupes contre la volonté du président Faustin Archange Touadéra qui était sous la menace de groupes rebelles. Du coup, il fait appel aux Russes de Wagner. Une question très simple : est-ce que vous avez été totalement surpris ? Est-ce que vous n’étiez pas préparé à ce que les Russes s’installent à Bangui ?
Alors là, c’est le reproche exactement inverse qu’on nous dit : Mais pourquoi vous n’êtes pas restés plus longtemps ? Précisément, parce qu'étant engagés au Mali, parce qu'étant prêts à intervenir dans une zone plus large au Sahel, parce que nous avions aussi nos engagements au Moyen-Orient, même si ce ne sont pas les mêmes troupes qui effectuent ces opérations, il y avait presque une limite physique. Je ne parle pas d’une limite politique. Nous avions donc souhaité que ce soit une mission de la paix de l’ONU, la Minusca, qui puisse prendre le relais et appuyer le président élu de Centrafrique pour assurer la réconciliation et la stabilité du pays. Là aussi, il y a eu appel à d’autres…
Vous ne l’avez pas vu venir, c’était ça ma question ?
Nous l’avons sans doute vu venir sans comprendre que c’était en réalité, là aussi, plus qu’un soutien militaire, mais une prédation sur les ressources du pays. On voit bien les mines de diamants qui intéressent un certain nombre de groupes privés. Et là aussi, il y a des flux qui s’opèrent. Maintenant, là aussi, c’est la décision des autorités de la Centrafrique. C’est à elles de savoir ce qu’elles veulent comme destin et donc, je trouve que c’est assez regrettable qu’un groupe comme Wagner se soit installé comme ça. Est-ce que c’est la présence de la France qui l’en aurait dissuadé ? Je n’en suis pas sûr.
Et puis, le Tchad. Après la mort au combat d’Idriss Déby il y a presque deux ans [avril 2021], Emmanuel Macron est allé à Ndjamena pour soutenir la transition dirigée par le fils du défunt, Mahamat Idriss Déby. Mais 18 mois plus tard, des manifestations contre sa volonté de se maintenir au pouvoir ont été réprimées dans le sang. Il y a eu au moins 50 morts le 20 octobre. La France n’a réagi que du bout des lèvres. Or Paris a condamné fermement les putschs qui ont eu lieu au Mali, au Burkina, en Guinée-Conakry. Est-ce qu’il n’y a pas trop de mansuétude de la part de la France à l’égard du régime tchadien ?
Là aussi, comme président de la République, j’ai été conduit à avoir avec le président [Idriss] Déby une relation forte puisque le président Déby avait été tout à fait présent, actif, au moment où justement il fallait chasser les jihadistes du Nord-Mali. Je sais ce que l’on doit là aussi au Tchad et au sacrifice de ses soldats. Ensuite, le Tchad a toujours accepté de participer à nos opérations internationales. Je me rappelle même ce qu’on avait fait contre un groupe terroriste qui sévissait sur le lac Tchad et qui sévit encore, hélas [Boko Haram]. Ensuite, lorsqu’il y a eu la mort du président Déby, je n’étais plus à ce moment-là en responsabilité, ce n’est pas un véritable coup d’État qui s’est produit. C’était disons une succession militaire, avec l’idée que cette transition ne durerait qu’un temps et que le fils du président Déby ne serait pas candidat à sa propre succession. Et aujourd’hui, c’est tout l’inverse qui se produit, c’est-à-dire non seulement il y a eu un reniement par rapport aux engagements qui avaient été pris, mais il y a eu des répressions extrêmement sévères et des opposants qui sont prisonniers. Moi, j’ai la même attitude : chaque fois qu’il y a un coup d’État, chaque fois qu’il y a des mises en cause des libertés, des opposants qui sont en prison, je condamne ces décisions.
Et vous pensez que votre successeur Emmanuel Macron n’a pas été assez ferme, c’est ça ?
Je pense qu’il est conscient que nous avons une base au Tchad, que le Tchad reste dans cette coopération contre le jihadisme, mais ce n’est pas une raison, je l’affirme ici, pour que nous soyons tolérants à l’égard des mises en cause très graves des libertés et des droits humains des opposants à ce régime.