LE MONDE | 27.04.2018 à 12h17 • Mis à jour le 27.04.2018 à 16h54 | Par Simon Piel et Joan Tilouine
« Le Monde » dévoile comment le milliardaire, mis en examen mercredi, a obtenu, grâce aux présidents togolais et guinéen et à des collaborateurs de son groupe, la gestion de deux terminaux à conteneurs.
« Si le groupe Bolloré se développe en Afrique, c’est parce qu’il prend des risques. » Le milliardaire breton aime à magnifier son audace entrepreneuriale sur le continent où son groupe a enregistré 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2017. Dans les rues d’Abidjan, de Conakry, de Lomé ou d’autres villes où son groupe gère en tout dix-huit terminaux à conteneurs, il incarne pourtant, pour la jeunesse populaire comme pour la nouvelle élite, une « Françafrique » désuète et anachronique. Vincent Bolloré n’en a cure et confiait volontiers au Monde que les méthodes de son groupe relèvent plus du « commando que de l’armée régulière ».
Le capitaine d’industrie, ami personnel de Nicolas Sarkozy et de chefs d’Etat africains, a peut-être pris trop de « risques ». Mardi 24 avril, il s’est rendu à la convocation de la police judiciaire qui l’a placé en garde à vue ainsi que deux autres cadres du groupe et un homme d’affaires.
Deux jours et une nuit plus tard, Vincent Bolloré a été mis en examen, mercredi, pour « corruption d’agents publics étrangers », « complicité d’abus de confiance, de faux et d’usage de faux ». Une déflagration pour celui qui n’a de cesse de poursuivre les journalistes qui enquêtent d’un peu trop près sur l’activité de son groupe au sud du Sahara. La justice française s’intéresse aux conditions d’obtention de deux terminaux à conteneurs du groupe Bolloré au Togo et en Guinée où il a pu prospérer ces dernières décennies.
Dans ces deux pays, Vincent Bolloré entretient des relations de proximité voire d’amitié avec les chefs d’Etat qu’il tutoie. Au point de se retrouver aujourd’hui accusé de les avoir aidés à prendre le pouvoir, en mettant à disposition le savoir-faire de ses stratèges en matière de politique africaine et de campagne présidentielle. Car au sein de son groupe se côtoient de vieux acteurs des intrigues franco-africaines et des communicants peu scrupuleux liés à des hommes d’affaires proches des présidences. Ils ont été mobilisés pour mener à bien des opérations politico-commerciales risquées que les enquêteurs s’attachent aujourd’hui à comprendre.
Dans la plus pure tradition françafricaine
Les documents saisis par la police courant 2016, lors d’une perquisition au siège du groupe à Puteaux (Hauts-de-Seine) dont Le Monde a pris connaissance, dessinent les grandes lignes d’un système reposant, dans la plus pure tradition françafricaine, sur un cocktail corruptif de conseil politique, d’intérêts économiques, de prévarication, de diplomatie parallèle et de petits services entre amis. Les nombreux mails et agendas saisis montrent que l’état-major du groupe, dont Vincent Bolloré lui-même, était informé en temps réel des principales actions menées par ses collaborateurs pour soutenir les présidents togolais et guinéen.
Dans un rapport de synthèse daté du 25 avril, les policiers écrivent ainsi : « L’exploitation des scellés constitués lors des perquisitions du 8 avril 2016 mettait au jour de nombreux indices qui, de par leur nature et leur chronologie, caractérisaient les contreparties obtenues par le groupe Bolloré contre le financement des campagnes de Faure Gnassingbé et Alpha Condé. » Une interprétation démentie avec force par l’intéressé au cours de sa garde à vue.
Aujourd’hui, Lomé, la capitale togolaise, est quadrillée par les forces de sécurité. Des manifestations ont été violemment réprimées par le régime de plus en plus contesté de Faure Gnassingbé, fils et successeur de Gnassingbé Eyadema, dictateur brutal et ami de la France, qui a dirigé le Togo d’une main de fer pendant trente-huit ans. Dans le port de Lomé, le groupe Bolloré, présent depuis 2001, opère aussi le terminal à conteneurs. Et ce, depuis 2009, l’année précédant la réélection du président Faure Gnassingbé qui a bénéficié des conseils d’un certain Jean-Philippe Dorent, le directeur du pôle international d’Euro RSCG, filiale du groupe Havas – contrôlé par Bolloré.
« Electron libre ingérable »
Sur instruction personnelle du patron breton, M. Dorent, communicant coutumier des dictateurs d’Afrique francophone, se rend plusieurs fois à Lomé. Il a servi Gnassingbé père dans le passé avant de mener des missions de communication pour le fils. Au bord des eaux grises de l’océan Atlantique, cet ancien militant syndical, figure de l’ombre de la MNEF – tendance affairiste portée par Olivier Spithakis passé par la prison pour notamment « détournements de fonds publics » – peut compter sur l’aide de Charles Kokouvi Gafan, alors directeur pays adjoint du groupe.
M. Dorent, présenté comme un « électron libre ingérable » par des cadres du groupe qui s’en sont désolidarisés, avait cette fois des missions bien précises. Avant de s’envoler pour le Togo, il a en effet enchaîné, fin 2009, des réunions avec Vincent Bolloré en personne, et le vice-président d’Havas, Stéphane Fouks. Il y est alors question de « point Togo », d’« étude quali », de « décollage Ajaccio… Gaffan… Président Togo » selon les agendas de M. Bolloré et de M. Fouks, ce dernier prenant soin de n’écrire que les initiales des participants.
Le travail pour redorer l’image du président, élu en 2005 dans des conditions « épouvantables » comme il l’a dit lui-même, est considérable. Il s’agit d’organiser un scrutin acceptable pour la communauté internationale qu’il remportera face à une opposition divisée et réprimée qui fulmine contre l’association du président-dictateur et du capitaine d’industrie breton.
Dans un courrier du 22 février 2010, saisi par les enquêteurs au siège du groupe à Puteaux, Jean-Philippe Dorent écrit au communicant Jacques Séguéla et joint une mouture du communiqué officiel du ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, qu’il aurait lui-même rédigé. Ce que l’ancien ministre dément assurant par ailleurs ne pas connaître M. Dorent. Le communicant de Bolloré se prend à jouer à la plume de la diplomatie française et soumet des éléments de langage, « se félicitant du débat démocratique, appelant les responsables politiques à rejeter toute violence ».
« Sous-facturation de prestations »
Les services de son agence de communication s’élèvent à près de 800 000 euros. Mais ils sont revus à la baisse, et même divisés par deux. Etrangement, seuls 100 000 euros sont finalement facturés, non pas à un parti politique, mais à la république du Togo. Cette somme sera finalement réglée par un sulfureux homme d’affaires proche du chef de l’Etat. Or les dépenses engagées par Euro RSCG dans cette campagne dépassent largement ce montant, comme le relèvent les enquêteurs intrigués par cette « sous-facturation de prestations résultant d’instructions données par Vincent Bolloré et Gilles Alix ».
Gilles Alix, le directeur général du groupe, qui a également été placé en garde à vue et mis en examen, ordonne de facturer avec un libellé « sobre » les 300 000 euros restant à l’une de ses filiales, SDV Afrique (devenue Bolloré Africa Logistics), qui ne s’occupe pourtant pas du tout de communication. Le groupe Bolloré absorbe ainsi l’essentiel des dépenses des prestations fournies au président togolais. Généreusement et en toute discrétion.
Le président sortant remporte l’élection avec 60,92 % des voix, en mars 2010. Cinq mois plus tard, Vincent Bolloré fait savoir, dans une lettre adressée le 10 août à Faure Gnassingbé, qu’il entend bien « jouer un rôle moteur sur le port de Lomé ». Un avenant au contrat de concession portuaire a été signé le 24 mai 2010, portant entre autres sur la construction d’un troisième quai par le groupe Bolloré dont la filiale bénéficie étonnamment d’avantages fiscaux considérables. Mission accomplie pour M. Dorent qui n’en reste pas là.
En cette année 2010, il doit aussi s’occuper d’un autre client qui brigue la magistrature suprême, à plus de 2 500 km de là, à Conakry, la capitale de la Guinée. Ce pays d’Afrique de l’Ouest n’a presque connu que des dictatures et deux coups d’Etat depuis son indépendance. Pour la première fois de son histoire, il va connaître une élection démocratique. Le « professeur » Alpha Condé est en lice, de retour d’un long exil parisien au cours duquel il s’est lié d’amitié avec des personnalités de tous bords telles que Vincent Bolloré et Bernard Kouchner avec qui il était au lycée.
Comme au Togo pour Faure Gnassingbé, Vincent Bolloré a chargé M. Dorent d’aider leur « ami » Alpha Condé à remporter cette élection. « Il est exagéré de dire qu’on a fait la campagne. En tant que consultant, j’ai fait du conseil, ce qui est mon métier », se défendait il y a plusieurs mois M. Dorent. Là encore, les services qui s’élèvent à un montant de 100 000 euros ont été facturés à la même filiale du groupe Bolloré, SDV Afrique.
« Amicale pression »
Comme pour renforcer l’offre de marketing politique, consolider la relation et flatter l’ego de M. Condé, Vincent Bolloré a sollicité un ami de son oncle, biographe officiel de la famille, le journaliste Jean Bothorel, à qui il a commandé une hagiographie sous la forme d’entretiens. C’était « une bonne idée pour le groupe de mieux faire connaître l’Afrique et le possible “Mandela”de demain à nos clients », selon les mots de Bolloré aux policiers. Il en ressort un livre, Un Africain engagé. Ce que je veux pour la Guinée, édité à 10 000 exemplaires par Jean Picollec Editeur pour un montant de 70 000 euros. Là encore, c’est le groupe qui prend en charge la facture adressée en mai 2010 à Euro RSCG. En décembre 2010, Alpha Condé est élu.
Et le soutien du groupe se poursuit. En février 2011, M. Dorent écrit à Stéphane Fouks afin que Vincent Bolloré intervienne auprès du directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, au sujet de la Guinée. « C’est une demande par courrier d’Alpha Condé à DSK en tant que président du FMI concernant une dette ou autre chose, une relation entre la Guinée et le FMI », expliquera plus tard aux enquêteurs M. Dorent sans que l’on sache la suite qui y a été donnée.
Un mois plus tard, les employés de Getma, une filiale du défunt groupe français de logistique portuaire, Necotrans, sont dégagés manu militari du port de Conakry où le terminal à conteneurs est octroyé à Bolloré, sur décret présidentiel du 8 mars 2011. L’entreprise évincée proteste publiquement. Dans un mélange des genres décidément surprenant, c’est alors Euro RSCG qui rédige pour le compte des autorités portuaires de Guinée le communiqué en réponse aux attaques de Necotrans. L’aboutissement de longues tractations discrètes.
Deux ans plus tôt, le patron breton avait dépêché sur place, l’ancien ministre, Michel Roussin, ex-proche de Jacques Chirac condamné en 2007 à quatre ans de prison dans l’affaire des marchés publics d’Ile-de-France, alors vice-président du groupe. Cet habitué des palais présidentiels africains s’était démené pour obtenir la privatisation du port. N’hésitant pas à exercer sur le premier ministre guinéen, Lansana Kouyaté, qu’il connaît depuis quinze ans, « une amicale pression », comme il l’écrit dans une note du 14 février 2008 adressée à son patron.
« Bolloré remplissait toutes les conditions d’appels d’offres. C’est un ami, je privilégie les amis. Et alors ?, rétorquait le président guinéen lors d’un entretien accordé au Monde au printemps 2016. Le groupe Bolloré travaille et développe le port de Conakry. Et puis écrivez ce que vous voulez, je n’en ai rien à faire. »
Intouchable
Les fondations du système Bolloré dans ces deux pays d’Afrique de l’Ouest sont enfin posées. Il faut toutefois encore consolider les relations, sophistiquer la composition de ces intérêts bien compris. L’une des techniques consiste en de simples recrutements stratégiques. Au sein du groupe Bolloré se trouvent par exemple un ancien magistrat français comme Michel Dobkine, l’ancien directeur de cabinet de Rachida Dati ; Ange Mancini, un ancien coordonnateur national du renseignement auprès de Nicolas Sarkozy à l’Elysée et jusqu’au début du quinquennat Hollande ; Michel Roussin donc, qui a quitté en novembre 2016 le groupe où il faisait fonction de conseiller de Vincent Bolloré, et un mystérieux Patrick Bolouvi intégré en novembre 2010, sept mois après la réélection de Faure Gnassingbé, puis nommé en juillet 2011 à la tête de Havas Media Togo.
Ce cadre inconnu intrigue et agace en interne, selon plusieurs correspondances saisies par les enquêteurs, car il ne fait pas grand-chose, « refuse d’aller à la mine », ne répond ni aux courriels ni aux appels. Entre son salaire (5 200 euros par mois), sa voiture, son loyer, ses déplacements, M. Bolouvi coûte 8 500 euros par mois. Il est le « directeur-pays le plus cher dans un petit marché » et il n’a apporté aucun client à Havas Media Togo dont les pertes préoccupent les responsables du groupe. Ce qu’ils ignorent, c’est que M. Bolouvi est le demi-frère du président togolais et que c’est Vincent Bolloré lui-même qui a donné l’impulsion pour son embauche. Intouchable donc. C’est Gilles Alix qui a fixé son salaire. Son poste a tout l’air d’un emploi fictif, mais l’investissement est utile pour renforcer les liens entre le groupe et la présidence.
La Guinée n’est pas en reste. La gestion du terminal à conteneurs ne suffit pas à Vincent Bolloré. Il a perdu en France un allié bienveillant, le président Nicolas Sarkozy, battu à l’élection présidentielle de 2012. La présidence guinéenne lui a adressé une lettre officielle de remerciements – une lettre protocolaire, mais par l’intermédiaire du milliardaire breton, ce qui l’est moins. En réalité, Alpha Condé, membre de l’Internationale socialiste, se réjouit de l’élection de François Hollande. « Depuis que Sarkozy est parti, je dors bien, voire même très bien, mon médecin peut le confirmer », déclare-t-il au lendemain de l’élection. Si Alpha Condé échange chaque jour ou presque des SMS avec son homologue français, Vincent Bolloré peut compter sur son ami breton dévoué et fasciné, Bernard Poignant, devenu proche conseiller de François Hollande. Le réseau s’adapte et peut à nouveau opérer sous la présidence Hollande.
Ministre récalcitrant
A Conakry, « Bollo », comme l’appellent ses proches, charmant et impitoyable, veut désormais la gestion déléguée du port. Il s’en ouvre à Alpha Condé qui multiplie les visites à Paris et reçoit les émissaires du Breton à l’hôtel Raphaël. Le directeur général du groupe, Gilles Alix, se rend le 8 mai 2014 à Conakry où il s’entretient avec le chef d’Etat lors d’une réunion informelle. Dans une note transmise le lendemain à Vincent Bolloré par courriel, il indique qu’Alpha Condé aurait déclaré en faire son affaire. Le directeur général s’inquiète d’un ministre récalcitrant mais se veut rassurant lorsqu’il informe de la volonté du président Condé d’octroyer au groupe Bolloré « la délégation du port à guichet unique ».
M. Alix rapporte les reproches d’Alpha Condé qui estime que le groupe privilégie les investissements dans d’autres pays que le sien. Vincent Bolloré fait rédiger, dans la foulée, une lettre à l’attention du président guinéen pour clarifier les objectifs du groupe dans le pays.
En cette année 2015, les deux présidents amis de Bolloré préparent leur réélection. Si l’opposition est maîtrisée par les services du régime Gnassingbé au Togo, elle se montre plus virulente et structurée en Guinée. A Conakry, le magnat breton offre, par le biais de Vivendi (le groupe de médias dont il a pris le contrôle en 2013 et qui a acquis Havas en mai 2017) un concert géant « contre Ebola » et pour Alpha Condé. C’est le numéro deux de Vivendi qui supervise la soirée. Le président-candidat en fera un moment fort de sa campagne, en montant sur scène pour s’adresser à la jeunesse, comme l’ont filmé les journalistes de « Complément d’enquête ».
« Mille excuses pour vous avoir irrité »
A Lomé, Faure Gnassingbé mobilise les moyens d’Etat pour assurer son maintien au pouvoir et garantir sa « brillante réélection », selon les mots de félicitation adressés par Vincent Bolloré. En retour, dans une lettre datée du 1er juillet 2015, Faure Gnassingbé remercie son « cher ami », « pour toutes les actions que [le groupe Bolloré] mène au service [du Togo] ».
L’idylle entre le magnat breton et ces deux chefs d’Etat peut se poursuivre. En amitié, il y a parfois des sensibilités à gérer. Réélu en octobre 2015 pour un second et dernier mandat, Alpha Condé ne cache pas sa colère lorsqu’il découvre que Bolloré a cédé 24,5 % des parts du terminal à conteneurs de Conakry à la société APM Terminals, filiale du géant danois de la logistique portuaire, Maersk. Gilles Alix panique. « Il était furieux de découvrir cette opération… Je pense qu’il va essayer de vous appeler », écrit le directeur du groupe à Vincent Bolloré par SMS le 24 novembre 2015. « Mille excuses pour vous avoir irrité », écrit-il le même jour à Alpha Condé.
La colère du président est retombée lors de son investiture à laquelle assiste Ange Mancini, l’ancien grand flic devenu conseiller de Vincent Bolloré. Qui informe dans une note son patron de la satisfaction du chef d’Etat quant aux investissements dans le pays. Et précise que le président attend beaucoup de « Canal Olympia », la grande salle de cinéma promise par Bolloré. Elle sera inaugurée en grande pompe deux ans plus tard.
« Bollo » se dit aujourd’hui sur le départ, décidé à se retirer du groupe familial qu’il compte céder à ses enfants. Il a fixé la fin de son mandat à 2022. Mais il n’avait pas prévu le calendrier judiciaire. Pour la première fois, Vincent Bolloré n’est plus tout à fait maître de son agenda.
http://www.lemonde.fr/international/article/2018/04/27/revelations-sur-le-systeme-bollore-en-afrique_5291522_3210.html#Z5fhzdOBIUAVyFJi.99