Le Monde | 25.05.2018 à 12h00 • Mis à jour le 25.05.2018 à 13h25 |Par Rémy Ourdan (Bangassou et Bangui, envoyé spécial)
La base de Bangassou, en Centrafrique, a perdu 13 soldats de la paix en 2017. A l’occasion de la 70e Journée internationale des casques bleus, « Le Monde » raconte le quotidien de ce fortin isolé, où un bataillon tente de protéger les déplacés musulmans et de désarmer les combattants anti-balakas.
C’est un fortin perdu dans la brousse. On pourrait se croire un siècle en arrière tant le contraste est saisissant entre ce « poste avancé de la civilisation » et son environnement immédiat, mêlant violence et misère. Il n’a pourtant pas été construit par des explorateurs, des pionniers, ou des colons. Ce fortin du XXIe siècle, quoique rudimentaire, a été érigé « au milieu de la verte », comme disent les soldats qui y sont basés, par une nouvelle espèce de missionnaires, qui célèbrent, ce 29 mai, les 70 ans de leur création en 1948 : les « soldats de la paix » de l’ONU.
« Bienvenue à Bangassou », murmure un officier à béret bleu et au sourire narquois, qui, adossé au capot de son 4 × 4 garé à l’ombre du seul arbre en bordure du tarmac de l’aérodrome, attend la sortie des quinze passagers et la fin du déchargement de l’hélicoptère blanc siglé « UN ». Il n’y a ici, par avion ou hélicoptère, que deux rotations aériennes par semaine avec Bangui, la capitale centrafricaine.
Assises au bord de la piste en terre rouge, des enfants dans les bras, des villageoises ont marché des heures pour venir vendre ananas et bananes. « Mille francs ? ! Trop cher ! », s’exclame un casque bleu, en éclatant de rire et en tendant un billet de 500 francs CFA (0,75 euro). La femme ne répond rien ; elle accepte le billet. Le soldat étranger, visiblement content de lui, repart avec ses ananas.
« Toi qui restes dans cet enfer ! »
L’hélicoptère embarque ses passagers, soldats et agents de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) – l’ONU n’est pas seulement adepte des sigles à rallonge mais souvent aussi d’intitulés un tantinet obscurs – partant en permission. Ils semblent ravis de quitter Bangassou pour quelques jours. Ils donnent l’accolade à ceux qui restent là, avec un air qui semble dire : « Mon pauvre, toi qui restes dans cet enfer ! »
Des pilotes russes en tenue couleur sable, qui presque partout dans le monde assurent les vols onusiens, vérifient une dernière fois que les pales du rotor de l’hélicoptère n’ont pas été abîmées lors du vol aller, et que le plein de carburant a été fait. Le MI-8 décolle. En quelques minutes, les 4 × 4 et blindés blancs quittent l’aérodrome, déserté jusqu’au prochain vol. Protégés par des tireurs postés aux tourelles, armes pointées vers la jungle, ils roulent rapidement jusqu’à la base. La barrière du fortin se referme. Le poste est de nouveau coupé du monde.
Depuis 1948, le département des opérations de maintien de la paix (DPKO) de l’Organisation des Nations unies envoie des peacekeepers (soldats et civils) à travers le monde. Depuis soixante-dix ans, l’ONU missionne ses hommes, ainsi que tous ceux que les Etats veulent bien lui allouer, au chevet d’une planète tourmentée. Il y a eu 71 opérations de maintien de la paix, déployées dans 120 pays, depuis la création de l’ONU. Actuellement, ils sont un peu plus de 100 000 actifs au sein de 14 missions. La première de l’histoire de l’ONU, envoyée en mai 1948 observer le cessez-le-feu entre Israël et les pays arabes, a toujours un bureau à Jérusalem, ce qui fait d’elle la plus ancienne en activité. La plus récente a été déployée en Haïti, en octobre 2017, avec un mandat de soutien aux institutions policières, judiciaires et carcérales du pays.
Le plus de violences
Parmi les 14 opérations en cours dans le monde, les missions les plus difficiles du moment sont en Afrique, par ordre d’ancienneté : en République démocratique du Congo (RDC), au Soudan du Sud, au Mali et en République centrafricaine. C’est là que l’ONU subit le plus de violences.
La liste de ces quatre pays en guerre est d’ailleurs symptomatique du problème originel des missions de maintien de la paix : on envoie des casques bleus maintenir une paix qui n’existe pas. Le Conseil de sécurité définit un mandat – parfois pertinent, parfois inadapté –, puis c’est au secrétaire général de l’ONU, soit, depuis le 1er janvier 2017, l’ex-premier ministre portugais Antonio Guterres, au chef du DPKO, actuellement le diplomate français Jean-Pierre Lacroix, et aux missions sur le terrain de se débrouiller pour parvenir à la paix ou, du moins, pour limiter les violences.
Dans l’histoire des 71 missions de paix de l’ONU, 3 326 peacekeepers sont morts. En 2017, le fortin de Bangassou a perdu 13 « soldats de la paix » : neuf Marocains et quatre Cambodgiens. C’est notamment pour cette raison qu’Antonio Guterres y avait effectué, en octobre 2017, son premier voyage de secrétaire général de l’ONU en terre de conflit. Il y avait célébré un anniversaire, la 70e « Journée des Nations unies », et rendu hommage à la fois aux casques bleus déployés dans le monde et aux morts de Bangassou. C’est aussi la raison pour laquelle Le Monde a choisi, pour cette 70e« Journée internationale des casques bleus », de raconter la vie dans ce fortin du bout du monde.
Il y a deux chefs dans cette base de l’ONU, comme dans toutes les missions. Le chef civil, chargé de la politique, de l’humanitaire, des droits de l’homme : Rosevel Pierre-Louis, un Haïtien basé au Kenya, en mission en Centrafrique depuis trois ans, et à Bangassou depuis six mois, qui dirige une poignée de civils venus du monde entier. Et le chef militaire : le colonel Mohamed Boungab, un Marocain basé à Marrakech, qui a pris le commandement de la base de Bangassou depuis un an. En appui de son bataillon marocain de 350 hommes, il a sous ses ordres des unités de combat rwandaise et gabonaise, et une unité de génie cambodgienne. Et il y a la police de l’ONU : le chef d’escadron de gendarmerie français Frédéric Coppin dirige six officiers, et une unité, elle aussi rwandaise. C’est la planète onusienne de Bangassou.
La mission est simple : s’interposer et veiller à la paix entre les communautés chrétienne et musulmane qui se déchirent depuis cinq ans en Centrafrique. A Bangassou en l’occurrence, ce sont les chrétiens qui sont majoritaires, et leurs milices « anti-balakas » qui sont susceptibles d’ensanglanter la région. L’ONU est donc là en priorité pour protéger la population musulmane, réfugiée et assiégée au petit séminaire, à côté de la cathédrale Saint-Pierre Claver. Dans les régions centrafricaines contrôlées par les rebelles musulmans de l’ex-Séléka, c’est l’inverse : l’ONU y protège les communautés chrétiennes.
Maintenir une paix qui n’existe pas
Simple en théorie, la mission est aussi impossible : s’il est relativement aisé de protéger le site du petit séminaire, rien n’indique que M. Pierre-Louis et le général Boungab aient la moindre chance de ramener – et encore moins de maintenir – une paix qui n’existe pas.
Antonio Guterres l’avait d’ailleurs reconnu lors de sa visite : « Vous tentez de protéger des civils avec un mandat de maintien de la paix, sans que la paix existe. » Créée en avril 2014 pour prendre le relais de l’opération militaire française « Sangaris », la Minusca a pour mandat de « protéger les civils », de « soutenir le processus de transition » – une expression diplomatique qui reconnaît pudiquement que, si la mission de l’ONU peut s’appuyer sur un gouvernement élu, les fauteurs de guerre n’ont pas désarmé –, de « faciliter l’assistance humanitaire », de « promouvoir les droits de l’homme », de « soutenir la justice et l’état de droit », et enfin de « désarmer, démobiliser, et réintégrer » les combattants dans l’armée nationale et dans la société.
Au-delà de l’inadaptation du mandat – ce qui arrive forcément à chaque fois qu’une opération de paix n’est pas précédée d’un accord de paix –, ce qui frappe est à quel point les casques bleus de l’ONU sont critiqués, voire haïs. C’est une sorte de constante des opérations des Nations unies, observée de la guerre de Bosnie, il y a vingt-cinq ans, aux missions actuelles. Le degré d’animosité déclenché par des hommes qui ne sont ni des colonisateurs, ni des ennemis, qui sont un peu envahissants mais pas envahisseurs, est irrationnel. Ils sont là, mandat adapté à la situation ou non, pour aider, même si certains achètent leurs ananas à moitié prix. Or, très vite, ils ont presque autant d’ennemis parmi la population que parmi les combattants.
Le jour où les « anti-balakas » ont attaqué la mosquée
Au petit séminaire, où l’évêque espagnol de la cathédrale Saint-Pierre Claver accueille depuis un an les musulmans de Bangassou après l’attaque de leur quartier de Tokoyo, les relations sont bonnes entre les réfugiés et les 65 casques bleus qui y sont postés en permanence. De sa tente de commandement, un capitaine marocain veille sur les sept postes de contrôle érigés autour du camp et sur les trois blindés qui surveillent les accès.
On ne peut toutefois pas dire que le respect pour l’ONU soit particulièrement ardent. Il faut dire que la communauté musulmane n’a pas oublié le péché originel : alors que la Minusca avait déployé une unité depuis deux ans à Bangassou, bourgade alors étonnement calme du sud-est de la Centrafrique, les casques bleus ont soudainement disparu le jour où les « anti-balakas » ont attaqué la mosquée. La tuerie a été terrible (entre 26 morts selon l’ONU et 115 selon la Croix-Rouge centrafricaine).
Personne, dans le monde de l’ONU, ne songe à blâmer le capitaine marocain qui, ce jour-là, a failli à sa mission de protection des civils. Mis en condition, si l’on peut dire, par une embuscade, quelques jours plus tôt, lors de laquelle cinq casques bleus avaient été tués – « C’était horrible, mes hommes ont été découpés à la machette », se souvient le lieutenant-colonel Ngoeuy Nong, qui commande l’unité cambodgienne –, l’officier marocain a pris la décision de quitter la mosquée et de se replier dans le fortin. La première mission des casques bleus, partout dans le monde, est d’abord de se protéger eux-mêmes. Le temps que la Minusca envoie, deux jours plus tard, une unité de forces spéciales portugaises transférer la population terrorisée de la mosquée au petit séminaire, beaucoup étaient morts.
Le colonel Mohamed Boungab qui, à cette période, n’était pas encore arrivé, défend son bataillon. « Le capitaine avait été averti qu’une autre attaque visait la base. Sa mission était d’abord de protéger l’équipe de l’ONU. Et il y avait très peu de soldats à l’époque, seulement deux sections… » De toute façon, même s’il n’hésite pas à autoriser l’ouverture du feu en cas d’attaque directe contre ses hommes, l’officier d’infanterie ne croit guère à l’usage de la force dans ce type de mission : « Imposer la paix, désarmer les combattants, ce sont des paroles et ça fait joli dans les textes, mais sur le terrain c’est différent. Nous ne faisons pas face à une force militaire traditionnelle. Les “anti-balakas” sont habillés en civil et mélangés à la population, il faut en tenir compte. »
Au son de la trompette
A part la protection des réfugiés du petit séminaire, presque toute l’énergie des casques bleus est consacrée, en cette semaine d’avril comme toutes les semaines de l’année, à la vie du fortin. A 7 heures du matin, lever des couleurs : les soldats marocains se réunissent autour du drapeau, au son de la trompette. Pendant que le colonel va boire son café sous la tente où le rejoint un peu plus tard le chef des opérations, et qu’ils vérifient une dernière fois les missions prévues pour la journée, les officiers vont au mess boire le thé. Le prévôt du bataillon, le capitaine Idriss de la gendarmerie royale, arrive avec son huile d’olive, « bio » précise-t-il, « des oliviers de mes grands-parents », dans laquelle on trempe l’excellent pain cuit sur place par le cuisto, également célébré pour son couscous du vendredi midi, après la grande prière hebdomadaire.
Puis c’est l’heure d’aller à la rivière. Chaque jour, des unités de 24 soldats se relaient pour accompagner les cinq camions-citernes qui vont pomper l’eau de la rivière Mbomou, qui sépare ici la Centrafrique de la RDC. Au fortin, l’eau sert non seulement à la logistique et aux sanitaires, mais aussi, après avoir été filtrée, à la consommation de chacun. La route entre le fort et la rivière est donc une ligne de survie indispensable. D’ailleurs les soldats renforcent leur dispositif en construisant un poste avancé au bord de la Mbomou. Une pelleteuse achève de combler des talus ; des postes de garde sont érigés. Un blindé et 42 soldats y seront bientôt stationnés jour et nuit.
Au fort, une unité de police rentre de patrouille. Le « chef de bureau » Rosevel Pierre-Louis part en tournée, au petit séminaire, puis à une réunion avec les notables de Bangassou. Au programme de la semaine : demander aux élus, aux fonctionnaires et aux chefs de la communauté chrétienne de convaincre les « anti-balakas » de commencer à déposer les armes. Un salaire et une formation professionnelle leur sont proposés par l’ONU, en échange de leur fusil.
Le soir, sous la protection de quarante sentinelles, réparties dans treize postes de garde et miradors, la vie dans le fortin s’arrête tôt. Les officiers et les civils de l’ONU rejoignent leurs conteneurs climatisés, et les soldats leurs tentes. Cette semaine-là, il y a quand même deux occasions de se réunir : l’anniversaire du commandant Coppin, autour de quelques bières et au son de chansons centrafricaines, puis pour le Nouvel An khmer, soigneusement préparé par le lieutenant-colonel Ngoeuy Nong, qui a fait venir par avion onusien crevettes, viandes et légumes cambodgiens, ainsi que des bouteilles d’alcool. (à suivre...)