ANALYSE
LES CAROTTES SONT CUITES POUR MICHAËLLE JEAN
PAR DENIS LESSARD LA PRESSE
QUÉBEC — Dans le monde diplomatique, rien n’est fait au hasard. Surtout en France. Ceux qui soupèsent les moindres gestes ont remarqué que la secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), Michaëlle Jean, était assise au second rang au moment où, sous le dôme de l’Académie française, Emmanuel Macron expliquait sa vision de la Francophonie le 20 mars dernier. Au surplus, le président n’a évoqué que du bout des lèvres la contribution de l’OIF.
Ce n’était pas le premier camouflet à celle que la presse française a déjà décrite comme la « petite reine du Canada ». Plus tôt cette année, à Ouagadougou, M. Macron a ignoré totalement la contribution de l’OIF et de sa secrétaire générale. À une autre occasion, il s’est contenté d’évoquer « la directrice » de l’organisation internationale.
L’annonce cette semaine que la France allait formellement appuyer une candidate du Rwanda pour succéder à Mme Jean lors du prochain Sommet de la Francophonie, en octobre en Arménie, n’était pas une surprise. Déjà fin 2017, la presse africaine rapportait que M. Macron souhaitait appuyer l’ancien président béninois, Lionel Zinzou. Lesté par trop de casseroles, ce dernier a déclaré forfait. L’appui à Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires internationales du Rwanda, signifie avant tout que l’Élysée souhaite un renouvellement à la tête de l’OIF.
Mme Jean se savait en eaux troubles ; le 12 mai, elle a envoyé deux émissaires à Kigali pour tenter de dissuader le Rwanda d’être candidat.
Bien sûr, la France a un « agenda » rwandais : elle tente de faire oublier son rôle, sa passivité, au moment du génocide de 1994. Bien sûr, le Rwanda est aujourd’hui avant tout anglophone, mais Boutros Boutros-Ghali, qui a donné son impulsion à l’OIF, venait d’Égypte, un pays arabophone. Quoi qu’il en soit, sans que les dirigeants se soient officiellement engagés, la presse africaine rapporte que le Maroc, la Côte d’Ivoire et surtout le Sénégal appuieront la ministre rwandaise. Les carottes sont cuites, quand on connaît l’ascendant de la France sur l’organisation.
CLIMAT DÉLÉTÈRE
Pour l’heure, le climat est délétère au siège social de Paris. Les fuites nombreuses sur les dérives administratives et les dépenses extravagantes nourrissent un climat de suspicion. Mais ce ne sont pas les 500 000 $ en rénovations pour un appartement de fonction à Paris ni le piano à 20 000 $ qui ont causé le plus de tort. Les radios privées peuvent s’amuser de sa déclaration sur son problème d’eau chaude à son appartement parisien, du chauffeur privé pour son conjoint Jean-Daniel Lafond. La décision de consacrer 1 million au financement de l’aventure de la frégate Hermione-Lafayette a fait davantage grincer les dents : les pays sont sensibles à l’utilisation des fonds destinés aux programmes – une cinquantaine de millions pour l’ensemble des 84 États membres.
C’est davantage l’attitude quasi monarchique de la « petite reine » qui n’écoute personne qui est en cause – déjà, au moment de sa prise de contact avec Emmanuel Macron, fraîchement élu, les initiés ont compris que cela s’était mal passé.
Il faut dire que le choix de Michaëlle Jean au sommet de Dakar, en 2014, n’avait pas soulevé l’enthousiasme. Dans l’immense salle de la plénière, à la conférence de presse de clôture, les délégués et journalistes africains dans les gradins maugréaient ouvertement devant le choix de la Canadienne, résultat, à leur avis, du manque de fermeté du président François Hollande.
Il faut dire que les Africains étaient arrivés dans le désordre à Dakar, incapables de se rassembler autour d’une candidature unique. Adversaire avoué de Mme Jean, Jean Claude de L’Estrac, ancien ministre des Affaires étrangères de la république de Maurice, avait critiqué le choix des pays francophones. « Il y a un sentiment dans le groupe africain, depuis le sommet de Hanoi (1998), que le siège de l’OIF est à Paris, que les programmes sont gérés par les pays du Nord. Le secrétaire général doit être un candidat du Sud », avait-il laissé tomber. Dans un ouvrage récent, il a expliqué que le président Hollande avait déclaré la plénière terminée avant que le leader mauricien n’ait pu demander le vote en l’absence de consensus. Un geste important n’avait pas retenu l’attention ; quelques semaines avant Dakar, le secrétaire général sortant, Abdou Diouf, s’était finalement prononcé pour une candidature africaine.
Dans les coulisses, on chuchote que Mme Jean avait proposé un compromis : M. de L’Estrac pourrait devenir son « administrateur », le numéro deux. Le Mauricien avait répliqué que s’il devenait patron de l’OIF, il n’engagerait pas Mme Jean, tant il la trouvait incompétente. Écrivain et journaliste, Henri Lopes, ex-ambassadeur du Congo-Brazzaville, était aussi sur les rangs. Les noms d’autres Africains étaient évoqués, dont celui de l’ancien président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, éjecté du pouvoir juste avant le sommet de Dakar.
Il n’y a jamais eu d’élection au poste de secrétaire de l’OIF. Un candidat africain s’était retiré à la veille du sommet de Hanoi en 1998 – Boutros Boutros-Ghali avait été choisi par consensus. Un seul scrutin a divisé la Francophonie, à l’époque de l’Agence de coopération culturelle et technique : le Canadien Jean-Louis Roy l’a emporté sur le Belge Roger Dehaybe. Et les délégués seraient bien embarrassés au prochain sommet, car leurs règles internes restent bien imprécises quant à l’encadrement d’un scrutin.
LES YEUX SUR LE CONSEIL DE SÉCURITÉ
De passage à Paris, ce printemps, Justin Trudeau a déclaré que le Canada continuait d’appuyer Mme Jean – il connaissait déjà l’opposition d’Emmanuel Macron à Mme Jean, indique-t-on. On observe dans les coulisses qu’après 1998, l’OIF a toujours été confiée à un ancien chef d’État – Mme Jean l’avait été comme gouverneure générale, tandis que ses adversaires étaient ministres ou ambassadeurs.
Si elle veut conserver son poste, Mme Jean devra toutefois soumettre à nouveau sa candidature.
Le Canada doit aussi tenir compte de son souhait de revenir au Conseil de sécurité de l’ONU. Un vote, un autre, aura lieu en 2020 à ce sujet. Il ne peut se permettre de froisser les pays d’Afrique.
L’appui spontané d’Ottawa n’a guère trouvé écho à Québec. En février, à l’Élysée, Philippe Couillard avait rappelé que les gouvernements s’attendaient à plus de rigueur et de transparence au sein de la direction de l’OIF. Mme Jean a manifesté son mécontentement, confie-t-on. Cette semaine, Philippe Couillard a dit souhaiter voir d’abord si elle serait candidate. Un appui pour le moins mitigé, corrigé diplomatiquement le lendemain.
Michaëlle Jean jettera-t-elle l’éponge ? Ce n’est pas le genre de la maison, disent ceux qui la connaissent bien. Mais elle n’est pas attachée par des considérations pécuniaires – sa pension annuelle comme ex-gouverneure générale du Canada atteint 130 000 $, exempts d’impôts. Quand on est reine !
ÉDITORIAL
ARTISAN DE SON MALHEUR PAR ALEXANDRE SIROIS (LA PRESSE)
Les carottes sont-elles cuites pour Michaëlle Jean ? Chose certaine, la secrétaire générale de la Francophonie est désormais dans une position aussi précaire qu’embarrassante.
Le président français Emmanuel Macron vient d’accorder son appui à la candidate rwandaise qui veut succéder à Michaëlle Jean, dont le premier mandat se termine en octobre prochain.
La France est puissante au sein de l’Organisation internationale de la francophonie et sa décision est lourde de conséquences. Ce qui signifie que la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, risque fort de détrôner l’ancienne gouverneure générale du Canada.
On déplorera évidemment le fait que ce poste prestigieux sur la scène internationale est en train de glisser entre les doigts du Canada. On ne versera cependant pas de larmes pour Michaëlle Jean. Elle a été l’artisan de son propre malheur.
Le renouvellement de son mandat à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie s’annonçait problématique avant même le coup de théâtre d’Emmanuel Macron. La preuve : c’était devenu une patate chaude tant pour Ottawa que pour Québec. Une patate que la principale intéressée avait elle-même déposée dans une casserole avant d’allumer le feu pour faire bouillir l’eau !
Une série d’articles publiés dans Le Journal de Montréal au cours des derniers mois a démontré à quel point elle a géré le budget de son organisation avec une nonchalance injustifiable.
On a notamment rapporté des rénovations d’un demi-million de dollars pour sa résidence officielle à Paris, des dépenses plus élevées que prévu pour des missions à l’étranger et l’organisation d’une croisière pour une centaine de jeunes francophones dont le coût pourrait s’élever à 1 million.
Pour comble d’insulte, l’Organisation internationale de la francophonie a manqué de transparence sous sa gouverne. On a, entre autres, cherché à masquer l’ensemble des dépenses liées à la croisière controversée. Philippe Couillard a même dû réclamer publiquement « plus de transparence » à l’ancienne gouverneure générale. Gênant.
Ces nombreuses – et incontestablement évitables – péripéties ont visiblement eu des échos jusqu’à l’Élysée…
Les errements de Michaëlle Jean sont d’autant plus difficiles à expliquer qu’elle savait que sa marge de manœuvre était mince. Si elle a accédé à ce poste, c’est en quelque sorte par défaut. À l’époque, aucun des quatre candidats africains ne faisait consensus. Il était donc évident que plusieurs chefs d’État d’Afrique, majoritaires au sein de la francophonie, ne seraient pas tendres avec elle. Qu’ils voudraient récupérer ce poste un jour.
Michaëlle Jean n’avait donc pas droit à l’erreur et elle a malgré tout fait plusieurs faux pas.
Comprenant également, semble-t-il, de brusques changements administratifs imposés au sein de l’organisation à la suite de son arrivée, que plusieurs n’ont pas digérés.
Cela dit, il ne faut pas s’étonner de voir Ottawa et Québec, pour l’instant, réitérer leur appui à Michaëlle Jean. Non seulement il s’agit d’un poste clé sur la scène internationale, mais la solution de rechange n’est pas avantageuse. Une candidature issue du Rwanda est une initiative plutôt bancale.
Comme l’a fait remarquer avec justesse un journaliste congolais cette semaine, le Rwanda n’est pas une démocratie, et l’Organisation internationale de la francophonie ne devrait pas être « une organisation que n’importe quel dictateur africain a le droit de diriger ». Sans compter que le pays a décidé ces dernières années de bouder le français et de faire plus de place à la langue anglaise.
Cela étant dit, lorsqu’un candidat irréprochable démontrera son intérêt, il serait sage pour Ottawa de jeter l’éponge. De faire comprendre à Michaëlle Jean qu’elle devrait songer à relever de nouveaux défis. La situation est déjà assez embarrassante comme ça… Ça éviterait au Canada de perdre complètement la face.