REPORTAGE
Tchad : «Il n’y a qu’ici qu’on peut accepter de tels sacrifices»
Par Célian Macé, envoyé spécial à N’Djamena Libération — 16 juillet 2018 à 19:26
La baisse des salaires des fonctionnaires provoque depuis des mois un mouvement de grève dans tout le pays. Mais le régime interdit toute manifestation. Imperturbable, le président, Idriss Déby, resserre encore un peu plus son emprise sur la société civile.
Depuis des années, le Toumai Palace reste pétrifié sous sa gigantesque carapace dorée. L’hôtel de onze étages et cinq étoiles n’a jamais été achevé. Tout comme le futur ministère des Finances, monstre de béton ouvert aux quatre vents, dont les échafaudages ont été démontés. Inutile de faire semblant. Tout le monde, à N’Djamena, sait que les caisses de l’Etat sont vides. La chute des prix du pétrole, en 2015, a plongé le pays dans une crise économique dramatique, alors que la moitié de la population vivait déjà sous le seuil de pauvreté.
Les fonctionnaires, rares salariés d’un pays ayant l’un des plus faibles taux d’emploi au monde (8,2 %), n’ont pas été épargnés. Leurs indemnités ont été réduites de moitié il y a deux ans, en vertu de ce que les Tchadiens appellent «les seize mesures», comme on parlerait des douze travaux d’Hercule. Quand, dans la lancée de cette politique de rigueur implacable, le 1er janvier 2018, leurs salaires ont été rognés (d’environ 20 %), les syndicats ont déclaré la grève. Elle a été suspendue en mars, au terme d’un accord qui prévoyait, comme l’imaginaient les travailleurs, le retour aux salaires pleins sous trois mois. Une promesse jamais tenue. Les fonctionnaires ont donc repris leur mouvement de protestation le 28 mai.
A leur tête, un petit homme tenace, Younous Mahadjir, vice-président de l’Union des syndicats du Tchad (UST) depuis 1991. En ce matin de la fin juin, dans la cour de l’organisation, les représentants des sections l’attendent à l’ombre d’un grand nimier, assis en arc de cercle sur des chaises en plastique. Les conversations tournent autour du «choc» ressenti par les uns et les autres lors du versement de ce salaire «amputé».Mahadjir arrive, salue, ajuste ses lunettes, plonge déjà le nez dans les dossiers qui s’empilent sur son bureau. Dans le couloir, une affichette est punaisée : «"Le mépris abîme aussi celui qui méprise", Aimé Césaire».
«On marche, on est arrêtés»
Où en est-il de son bras de fer avec le président Idriss Déby ? «Je n’ai rien contre l’homme, mais je critique sa gestion catastrophique, répète l’ex-radiologue d’une voix fatiguée. Ces négociations ne sont pas sérieuses, on demande maintenant aux fonctionnaires de tenir comme ça jusqu’à décembre ! L’accord de mars a permis au Président d’organiser tranquillement son Forum inclusif pour des réformes institutionnelles [qui a abouti à la promulgation d’une IVe République le 10 avril, ndlr] et, juste après, il s’est empressé de revenir sur sa parole.»
L’UST comptabilise 80 % de grévistes à travers le pays : les écoles, les hôpitaux, les administrations tournent au ralenti. Mais le pouvoir semble parfaitement insensible à la pression sociale. «La seule chose qui pourrait lui faire peur, ce sont des manifestations», reconnaît le syndicaliste. Aucune n’a pu se dérouler depuis le début de l’année, les marches étant systématiquement interdites. «On a tenté malgré tout de sortir, mais à chaque fois, la police quadrille la Bourse du travail et empêche le rassemblement. Déby sait que s’il laisse les syndicats défiler, semaine après semaine, les gens prendront confiance et la foule grossira. Très vite, cela montrerait à quel point le régime est honni. Et cela, il ne le permettra jamais.»
Le Tchad est entré dans la saison des pluies. Des nuages s’amoncellent au-dessus de N’Djamena et lâchent brusquement leurs trombes sur les rues sablonneuses. Dans les bicoques aux toits de tôle, le vacarme recouvre tout. Seul le bruit des Mirage français, au-dessus de la capitale, surpasse celui du tambourinement de l’eau sur le métal. Chez Nadjo Kaina, 28 ans, coordinateur du mouvement de jeunes Iyina (une expression signifiant «On est fatigués»), l’électricité est coupée. Dans son salon, on brasse l’air avec des éventails qu’il a tressés pendant son séjour de quelques semaines en prison, l’an dernier. «J’ai été déçu par les syndicats, ils ne font pas assez, ils ont peur. En mars, ils ont signé un accord avec le régime, sans un mot pour les étudiants emprisonnés», assène l’activiste.
Pourtant, lui non plus n’a pas organisé de manifestation cette année. «On a réfléchi, et franchement, à quoi ça sert ? On marche, on est arrêtés, on se mobilise pour la libération des camarades… C’est beaucoup d’énergie dépensée en pure perte», admet le jeune homme, massif dans son survêtement noir et vert fluo, imitation Adidas. Il a théorisé une nouvelle stratégie pour Iyina. «Il faut aller au-delà des cercles étudiants, aller vers tous les jeunes, qui représentent les deux tiers de la population du Tchad. Dans les provinces, dans les quartiers, dans l’armée… Le système de Déby a créé beaucoup de frustrés. L’idée, c’est aussi de séduire les Zaghawas [l’ethnie du Président, ndlr]. Il ne faut écarter personne. A mon avis, nous pouvons mettre la pression du dehors, mais le régime éclatera de l’intérieur.» Nadjo se ressert du thé, à demi étendu sur la natte familiale. «Chacun aiguise son couteau pour couper la viande. Et nous devons être prêts pour ce moment-là, travailler dès maintenant sur des scénarios de transition», poursuit-il.
La fougue et les rêves du leader étudiant contrastent avec la voix basse et la parole posée du vieux défenseur des droits de l’homme, Dobian Assingar. Sous son fauteuil, dépasse la queue d’un chien endormi. Il reçoit dans la cour de sa petite maison fleurie, à l’autre bout de N’Djamena. Derrière lui, sa femme fait tourner un atelier de couture. Sur sa table basse, un ordinateur recouvert de poussière et une radio de fabrication chinoise. «Le gouvernement se fout de la gueule des travailleurs. Tous les clignotants sont au vert : le prix du baril remonte, le FMI a débloqué une nouvelle tranche d’aide, l’Etat a obtenu un moratoire sur le prêt de Glencore (1), mais il a le culot de demander encore un effort ! Il n’y a qu’au Tchad que la population peut accepter de tels sacrifices», se désole-t-il.
Dobian Assingar a échappé à une tentative d’assassinat en 1998. Il a été président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme et a fondé la radio FM Liberté, avant d’être nommé rapporteur général du Collège de surveillance des produits pétroliers, créé au début du boom de l’or noir au Tchad, en 2003. Poste dont il a été éjecté en 2016, après avoir publiquement demandé à Idriss Déby de renoncer à se présenter pour un cinquième mandat. Le collège a lui-même été supprimé cette année. «Le clan du Président est insatiable sur le plan de l’argent. C’est une mentalité. Pour eux, voler, s’approprier le bien d’autrui, c’est s’affirmer en tant qu’homme», dénonce-t-il.
«Cerveaux sous les arbres»
En période de crise économique, la marge de tolérance du régime se réduit. Cette année, un homme en a fait les frais : Mahamat Nour Ibedou, secrétaire général de la Convention tchadienne pour la défense des droits de l’homme (CTDDH). En février, lui aussi a vu son poste subitement supprimé (il était inspecteur général des finances).«Je rejoins les "cerveaux sous les arbres"», s’amuse-t-il, en référence à ces hauts fonctionnaires écartés des fonctions de responsabilité, qui occupent leur journée à discuter à l’ombre des administrations. Ibedou s’excuse : dans le petit local de son association, comme dans tout le quartier, l’électricité est coupée, et l’ONG n’a pas les moyens de se payer un générateur. L’air est chaud et lourd, mais les sympathisants préfèrent fermer la porte, par crainte des oreilles indiscrètes. «Depuis l’instauration de la IVe République, Déby peut tranquillement gouverner par ordonnances. Il n’y a plus de contre-pouvoir, il peut faire fermer les journaux, bientôt dissoudre les partis et les associations. Jamais il n’a été aussi puissant», affirme le défenseur des droits de l’homme aux cheveux blancs.
Ces derniers mois, le régime a commencé à s’en prendre à sa famille et à son clan, explique-t-il. Coupure d’eau et d’électricité à son domicile, menace de démolition de sa maison, vol de son ordinateur et de son téléphone, destitution d’un parent qui occupait un poste de chef de canton transmis de génération en génération… «Ce pouvoir tient sur la peur et la corruption. Le degré de pourriture du système est tel que notre action, minime, ne représente qu’une goutte d’eau dans un océan d’injustices, reconnaît-il. Et le soutien aveugle de la France à Idriss Déby ne nous facilite pas la tâche.»
Risque d’explosion sociale
Une épaisse couche de poussière s’accumule dans les couloirs fissurés du ministère de la Fonction publique. Les balcons qui donnent sur les rives du fleuve Chari sont parsemés de tas d’ordures. La plupart des bureaux sont vides. Il faut monter au second étage, à côté du bureau du ministre, pour trouver des agents au travail. Tom Chérif Bilio, le directeur général, offre un café et des cigarettes. «Nulle part, il n’a été promis que les salaires pleins seraient à nouveau versés en mai. Les syndicats se sont trop avancés auprès de leur base, explique-t-il en tendant une copie de l’accord signé en mars. La masse salariale de la fonction publique représente 74 % du budget du Tchad, et dépasse même le montant des recettes propres de l’Etat ! Je ne peux pas donner ce que je n’ai pas.» Selon lui, la priorité est le nettoyage des fichiers de fonctionnaires, bourrés d’employés fantômes. «Le Président a clairement dit que les économies dégagées seront reversées aux agents. Pour cela, il faut que la grève cesse et que tout le monde se remette au boulot.»
Les syndicats, échaudés, ne veulent pas en entendre parler. Le 2 juillet, ils ont suggéré un compromis : les travailleurs renonceraient à leurs primes jusqu’à la fin de l’année en échange du retour immédiat des salaires pleins. Réponse sèche de la porte-parole du gouvernement : «Les syndicats continuent à maintenir les travailleuses et travailleurs dans une impasse totale par des propositions irréalistes et insoutenables.» Les autorités ont même brandi une menace inédite. L’application «dans toutes ses dispositions de la loi 32 du 30 décembre 201 6». Ce texte controversé, jamais mis en exécution, prévoit que les jours chômés «sont à la charge des syndicats initiateurs du mouvement de grève». Une arme à double tranchant : si les salaires (même réduits) ne sont pas payés à la fin du mois, la contestation pourrait déborder de son cadre habituel, jusque-là inoffensif pour le régime. Est-il prêt à prendre le risque d’une explosion sociale ? Un seul homme prendra la décision. Chacun le sait, ministres comme militants, il en est ainsi depuis vingt-huit ans. Idriss Déby ne partage pas.
1) Le Tchad avait contracté un emprunt auprès de la société de négoce suisse Glencore, qui commercialise le pétrole tchadien depuis 2013, quelques mois avant la dégringolade des prix du brut. L’Etat s’est retrouvé dans l’impossibilité de rembourser. Glencore et N’Djamena ont signé un accord portant sur la restructuration de la dette le 21 février.
Célian Macé envoyé spécial à N’Djamena