Lu pour vous
Par Tanguy Berthemet et Alain Barluet Publié le Figaro 21/10/2018 à 16h55
ANALYSE - Depuis un an, des militaires russes, dont le nombre et les missions sont mal connus, vivent à Bangui, suscitant bien des questions sur les ambitions de Moscou.
Cette arrivée des soldats, dont beaucoup sont en fait des mercenaires dépendant d'une société privée, préoccupe la France, qui joue un rôle prépondérant dans son ancienne colonie.
● Comment la Russie s'est-elle implantée dans le pays?
Le plus légalement du monde. Début 2017, la France est à la recherche d'armes à fournir aux soldats centrafricains formés par une mission européenne. Mais Paris se heurte au coût. L'idée surgit alors de donner une partie d'une cargaison saisie dans l'océan Indien qui, comme les lois internationales l'exigent, est destinée à la destruction. Le Conseil de sécurité de l'ONU donne son aval, sauf Moscou, qui s'y oppose. Agacé, le nouveau gouvernement français renvoie alors le président Faustin-Archange Touadéra vers la Russie. Cette dernière ne manque pas l'occasion.
En octobre, le président centrafricain rencontre Sergueï Lavrov à Sotchi. Le ministre russe des Affaires étrangères propose de faire cadeau des armes nécessaires, notamment 5200 kalachnikovs, 840 mitrailleuses et 270 lance-roquettes. L'ONU ne peut qu'entériner ce don et les armes arrivent début 2018 à Bangui. En plus, Moscou a officiellement déployé 175 instructeurs: 5 militaires et 170 «civils» pour former les Forces armées centrafricaines (Faca). Vendredi, la Russie a annoncé qu'elle allait envoyer sur place 60 formateurs supplémentaires au profit des Faca.
L'emprise russe sur ce petit pays se fait très vite sentir. Le président, connu pour être influençable, écarte les Casques bleus rwandais qui assuraient sa sécurité et se dote d'une garde russe. Elle est commandée par Valery Zakharov, un homme lié au FSB, les renseignements russes, qui prend le titre de conseiller à la sécurité. Le 21 août, la Russie et la Centrafrique signent un accord de défense dont les détails n'ont pas été publiés.
Ce nouvel acteur de poids arrive alors que la Centrafrique est plongée depuis 2012 dans une grave crise qui oppose des groupes rebelles musulmans de l'ex-Séléka à des milices chrétiennes, les Anti-Balaka, et au gouvernement. Ce dernier, en dépit de l'élection de Touadéra et du déploiement d'une mission de l'ONU, est très affaibli. Les hommes de l'ex-Séléka contrôlent le nord et l'est du pays tandis que les Anti-Balaka sont dans l'Ouest.
● Moscou veut-il évincer Paris?
Ce soupçon ne peut que peser même si Moscou s'en défend. Dans cet ancien «pré carré» où l'influence française demeure très forte, l'arrivée des Russes est perçue comme telle. Le départ de «Sangaris» - l'opération française déployée de 2013 à 2016 - a laissé un vide sécuritaire qu'a comblé Moscou. Mais le Kremlin ne s'est pas arrêté là. Pour saper l'aura française déjà bien ébranlée, une campagne de presse roule, via le média public Russia Today, la presse centrafricaine ou des télévisions camerounaises, aux accents antifrançais. Surtout, la diplomatie russe a lancé des négociations de paix avec les groupes insurgés, fondées sur un partage du pouvoir et des revenus miniers entre rébellion et gouvernement.
En août, une conférence des différents acteurs a été réunie à Khartoum, au Soudan. Une initiative qui arrivait quelques semaines avant une autre réunion, organisée celle-là par l'Union africaine (UA), l'organe qui tente de trouver un accord avec l'appui de l'ONU, de la France et de la communauté d'internationale. «Cet activisme russe est dangereux pour la Centrafrique car il mine le travail de l'UA», s'agace un diplomate.
Paris réagit avec prudence. Au printemps, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a effectué une tournée pour s'entretenir avec ses partenaires dans le dossier centrafricain: le Congo, le Tchad et l'UA. «L'initiative de paix portée par l'Union africaine pose le seul cadre crédible et approuvé par l'ensemble de la communauté internationale à une sortie de crise durable», a martelé en septembre Jean-Yves Le Drian. D'un point de vue militaire, la France s'est aussi rappelée au souvenir des combattants quand, le 15 mai, deux Mirage ont survolé à basse altitude la ville de Kaga-Bandoro, un bastion de la rébellion.
● Quelles sont les activités des Russes en RCA?
Elles sont nombreuses et assez nébuleuses. Alors que l'équipe venue de Moscou monte son camp d'entraînement à Berengo, un ancien palais de l'empereur Bokassa à 65 kilomètres de la capitale, d'autres soldats s'installent à Bangui. «Les formateurs militaires font leur travail et rien d'autre», souligne une bonne source à Bangui. Il en va autrement des 170 «civils», dont le nombre aurait enflé ces derniers mois pour atteindre environ 400. Berengo - 40 hectares - étant doté d'une piste d'atterrissage, des armes supplémentaires pourraient être discrètement importées. Ces «civils» dépendent officiellement d'une mystérieuse société, Sewa Security Services, fondée en novembre 2017 à Bangui.
Dans les faits, la plupart d'entre eux appartiennent à un groupe militaire privé - sans existence légale - qui s'est taillé en quelques mois une sombre réputation, Wagner. C'est alors qu'ils enquêtaient sur son compte que trois journalistes russes ont trouvé une mort mystérieuse en RCA, fin juillet. Actifs dans le Donbass, en Ukraine, en 2013, les mercenaires de Wagner ont migré en 2017 vers la Syrie après la signature d'un accord pour l'exploitation d'un gisement pétro-gazier avec la Russie. Et en avril dernier, relate une bonne source, c'est par un vol direct Damas-Bangui que les «Wagner boys» sont arrivés en RCA, en quête de nouvelles opportunités d'affaires. Ils se sont joints à d'autres mercenaires russes, venus du Soudan, où Moscou est actif depuis quelques années.
Le projet est dans les cordes du fondateur et principal financier de Wagner, Evgueni Prigogine, un proche de Vladimir Poutine. Les hommes de Wagner ont depuis été vus dans plusieurs régions du pays, notamment à Bria, une ville de l'est du pays, riche en or et en diamants. Pour s'implanter, les Russes ont donné des gages. Ils ont «offert» en mai à Bria un hôpital, en fait un «hôpital Potemkine» ne fonctionnant pas véritablement. Ils ont également encadré des interventions des Faca, comme à Bangui et avril et mai, ou cet été à Bangassou.
● Y a-t-il des objectifs économiques cachés?
«Les Russes en Centrafrique n'inventent rien. Leur intervention a un volet militaire qu'ils espèrent payer par un volet financier tourné vers l'exploitation des ressources naturelles, comme l'ont fait les Libyens en leur temps», affirme un homme d'affaires centrafricain. Ce volet financier a pris la forme d'une autre société: Lobaye Invest. Créée en octobre 2017, cette entreprise est, d'après les médias russes, officiellement dirigée par un certain Evgueneï Khodotov, 54 ans, un vétéran des forces de sécurité de Saint-Pétersbourg et par ailleurs patron de M-Finance, une structure dont l'une des activités est «l'exploitation de pierres précieuses». Mais, pour beaucoup, le vrai chef n'est autre que le même Evgueni Prigogine. Des hommes de Wagner ont d'ailleurs escorté du matériel d'exploitations minières. La Centrafrique possède en effet des ressources importantes, notamment des diamants, de l'or et de l'uranium.
Cependant, si le potentiel minier du pays demeure mal connu, il n'apparaît pas immense et l'exploitation est très compliquée. «Il n'est pas aux dimensions des grands groupes russes», affirme l'homme d'affaires. Surtout, les pierres précieuses et l'or sont surtout alluvionnaires, c'est-à-dire répartis sur de larges zones. «Il ne s'agit pas de mines que des troupes peuvent protéger facilement», continue-t-il. Enfin, les régions riches sont pour la plupart sous le contrôle des ex-Séléka et il faut donc les déloger ou négocier avec eux pour envisager une exploitation. Les retombées économiques à attendre seront donc relativement limitées.
● Le Kremlin a-t-il des ambitions plus larges en Afriques?
Les intentions russes suscitent de nombreuses questions. Diverses sources convergent pour qualifier la Centrafrique de «laboratoire» ou de «vitrine», dans le cadre d'initiatives plus large sur le continent. Diplomates et services de renseignements s'interrogent sur la présence à long terme de la Russie en Afrique. Rompre l'isolement diplomatique, a fortiori après les sanctions imposées par l'Occident, regagner en influence sur un continent où l'URSS campait solidement: ces motivations apparaissent logiques. Des tentatives récentes de la Russie pour s'implanter militairement à Djibouti, où il existe déjà des bases américaine, française et chinoise, n'ont pas abouti. Washington a mis son veto.
Mais Moscou poursuit ses efforts pour renforcer sa présence dans l'est du continent. Des liens étroits ont été tissés avec le Soudan, État paria pour l'Occident, dont le président est poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI). Cette année, outre la Centrafrique, des accords de défense ont été signés avec plusieurs pays, dont la Tanzanie, le Burundi et le Botswana. Depuis 2015, de tels accords ont été conclus avec dix-neuf pays du continent. Et depuis 2016, l'Afrique figure explicitement parmi les priorités de la diplomatie russe.
Le vice-ministre des Affaires étrangères en charge du continent, Mikhaïl Bogdanov, s'y est déjà rendu une cinquantaine de fois. Selon une source française, au travers de cette opération en Centrafrique, les Russes cherchent donc à séduire d'autres pays. Les activités russes se sont ainsi accrues en Angola et en Guinée, deux États aux sous-sols extrêmement riches.