Lu pour vous
Affaire Orion Oil
Barroso, Weah, Krugman… Les largesses de Lucien Ebata envers de prestigieuses personnalités
https://www.liberation.fr/ par Ismaël Halissat et Jérôme Lefilliâtre publié 22 janv. 2023 à 19h52
L’homme d’affaires canado-congolais Lucien Ebata ne mégotait sur les dépenses lorsqu’il s’agissait de soigner ses relations politiques ou diplomatiques avec des personnalités telles que George Weah, José Manuel Barroso ou le juge belge Moerman. Des prodigalités qui servaient parfois l’image de Denis Sassou-Nguesso.
Mis en examen depuis 2021 par la justice française, qui le soupçonne d’être avec sa société pétrolière Orion Oil l’un des principaux véhicules de détournement de fonds publics du Congo-Brazzaville, Lucien Ebata est un homme d’affaires aux relations diplomatiques haut placées, notamment grâce à son statut de conseiller spécial du président Denis Sassou-Nguesso. Les investigations, menées par les douaniers du Service d’enquêtes judiciaires des finances et que Libération a pu consulter, révèlent les très généreuses «libéralités» – selon le propre terme d’Ebata face aux enquêteurs – en faveur de personnalités internationales, parmi lesquelles le président du Liberia George Weah, les anciens dirigeants européens José Manuel Barroso et Mario Monti et un des plus hauts magistrats belges. Sollicité par Libération, Lucien Ebata n’a pas souhaité faire de commentaire. Il «réserve ses réponses à l’autorité judiciaire», précise son avocat, Me Antoine Vey.
Avec George Weah, le goût partagé des palaces
«Chère C., peux-tu stp rentrer cette réservation du 10 au 15 novembre ? Il s’agit d’une réservation pour le président de la République du Liberia. Président George Weah qui sera accompagné de la première dame.» Le courriel, daté du 26 octobre 2019, est adressé par un directeur de clientèle du Peninsula, un hôtel de luxe à Paris, à ses équipes. La réservation en question n’est pas anodine : pour le séjour de la délégation officielle, huit chambres Deluxe à 920 euros la nuit ont été commandées, ainsi que la plus prestigieuse, la Suite Peninsula, qui comprend un triple salon, un piano à queue et une cheminée, pour le couple présidentiel. Le tarif est à l’avenant : 8 000 euros la nuit… Soit un coût total, pour ce séjour très haut de gamme, de 79 200 euros.
Comme l’indique le directeur de clientèle dans le même message, le paiement n’a pas été assuré par l’Etat du Liberia ou par son dirigeant, l’ancien Ballon d’or George Weah, mais par un bienfaiteur tiers : «Chère N., peux-tu stp faire parvenir le RIB de l’Hôtel […] à monsieur Ebata qui prendra en charge le séjour ?» Le patron d’Orion, grand habitué du Peninsula, s’acquittera quelques jours plus tard de la facture, atteignant un total de 83 176 euros avec les frais supplémentaires. Il le fera par le biais de deux dépôts en espèces – comme à son habitude – de 50 000 euros et de 35 000 euros.
Pourquoi avoir procédé à ce paiement ? Et à quel titre : négociant d’or noir ou conseiller du président Sassou-Nguesso ? Lucien Ebata connaît bien George Weah, à l’investiture duquel il a assisté en 2018, selon Jeune Afrique. Les deux hommes pourraient avoir des intérêts communs dans le pétrole, dont le pays dirigé par l’ancien attaquant du Paris-Saint-Germain veut relancer l’exploration. Entre le 10 et 15 novembre 2019, George Weah n’était pas à Paris pour des motifs privés, mais pour assister au Forum de la Paix, la conférence diplomatique lancée par Emmanuel Macron. Pourquoi n’avoir pas payé lui-même ce séjour ? Contactée, la présidence du Liberia n’a pas répondu.
Barroso, Krugman, Monti et Sarkozy au Forum Forbes Afrique, un outil d’influence au service d’Ebata et du Congo
«La révolution numérique : accélérateur de la croissance africaine.» Pour sa troisième édition, organisée le 21 juillet 2015 à Brazzaville, la capitale de la République du Congo, le «Forum économique Forbes Afrique» a choisi un thème on ne peut plus conventionnel, typique de ces événements où des personnalités se succèdent à la tribune pour livrer leur vision du monde. Aux manettes en coulisses, l’agence française Havas, dont le vice-président, Stéphane Fouks, s’occupe de la communication personnelle de Lucien Ebata, détenteur pour l’Afrique francophone de la licence du magazine américain Forbes. Pour le patron d’Orion Oil, ce forum est le moyen de conforter sa stature d’acteur économique de premier plan, tout en œuvrant à la bonne image du régime de Denis Sassou-Nguesso. Cette année-là, l’enjeu est d’autant plus important : le président du Congo vient d’annoncer un projet de réforme constitutionnelle – soumis à référendum trois mois plus tard – devant lui permettre de rester au pouvoir. Le Forum Forbes Afrique offre l’occasion de présenter une vitrine de respectabilité internationale alors que la population risque de se révolter contre son inamovible dirigeant.
Pour complaire à Sassou-Nguesso, Lucien Ebata décide d’employer les grands moyens. D’après des ordres de virement retrouvés par les enquêteurs, le multimillionnaire du pétrole dépense des sommes importantes pour faire venir des personnalités prestigieuses : 300 000 dollars pour Shimon Pérès, l’ex-président d’Israël et Prix Nobel de la paix ; 141 000 dollars pour le président sortant de la Commission européenne José Manuel Barroso ; 130 000 euros pour Mario Monti, président du Conseil italien entre 2011 et 2013 ; et 214 000 dollars pour l’Américain Paul Krugman, Prix Nobel d’économie en 2008. Des paiements effectués par Orion, la société pétrolière d’Ebata, habituée à prendre à ses frais des dépenses n’ayant rien à voir avec son activité première.
Contactées par Libé, les personnalités payées pour intervenir à Brazzaville en 2015 (ou leur entourage dans le cas de Shimon Peres, décédé en 2016) n’ont pas répondu, à l’exception de l’éditorialiste star du New York Times : «Le tarif de la prestation était de 200 000 dollars», confirme Paul Krugman. Le solde de 14 000 dollars – par rapport au virement d’Ebata – aurait été touché par la société Leigh Bureau, qui gère en Europe la mise en relation de Krugman avec les organisateurs d’événements internationaux.
Ce n’était pas la première fois que Lucien Ebata réunissait un parterre scintillant pour son Forum. En juillet 2014, l’invité vedette n’était autre que Nicolas Sarkozy, dont la conférence avait été rémunérée à hauteur de 100 000 euros selon l’Express. L’ancien président de la République avait disserté devant plusieurs chefs d’Etat africains, dont Sassou-Nguesso. Un an plus tôt, c’était Jean-François Copé, alors patron de l’UMP (ancêtre des Républicains), qui s’était rendu au Congo, pour 30 000 euros d’après le JDD. «Le fait de rémunérer les intervenants à des conférences internationales est une pratique courante, qui n’est pas constitutive d’une infraction», réagit Me Antoine Vey, l’avocat d’Ebata.
Le juge belge Jean-Paul Moerman, un «frère» à Bruxelles
«— Mes hommages votre honneur.
— Lucien, très heureux de t’entendre. Comment vas-tu ?»
Au téléphone ce 3 décembre 2016, Lucien Ebata et son interlocuteur rivalisent de politesses, selon une conversation interceptée par les enquêteurs. L’homme avec qui le Canado-Congolais s’entretient n’est pas n’importe qui : il s’agit du magistrat belge Jean-Paul Moerman, titulaire depuis 2001 de l’un des douze sièges de la Cour constitutionnelle de son pays, l’équivalent du Conseil constitutionnel en France (il a quitté son poste en 2022). «J’avais des petits projets dont j’aurais voulu t’entretenir pour te tenir au courant et avoir ton avis, poursuit Moerman lors de cette discussion. […] J’ai reçu l’appui du gouvernement belge. […] C’est pour une institution, c’est pour la place de commissaire. […] C’est la quatrième fonction du Conseil de l’Europe.» Le poste que convoite ce personnage, qui a été cité en Belgique dans une affaire d’influence (finalement classée sans suite) avec l’Azerbaïdjan, est celui de Commissaire aux droits de l’homme au Conseil de l’Europe. Son rôle : promouvoir le respect des droits humains chez les 46 membres de cette organisation transnationale.
Pourquoi informer Ebata ? Il semble espérer son soutien en coulisses, par solidarité entre francs-maçons – ce que l’on comprend à la suite d’une conversation où l’on se donne du «très fraternellement» : «Je commence à voir tous nos amis, tu comprends ce que je veux dire», dit Moerman. «Vous pouvez compter sur notre appui si jamais nous pouvions être utiles, répond Ebata. Et je sais que ça prend beaucoup […] de lobbying.» Dans le fil de la conversation, il est aussi question d’un «très vénérable grand maître» dont l’identité ne fait pas de doute, même si son nom n’est pas prononcé : Denis Sassou-Nguesso, également franc-maçon.
Moerman n’obtiendra finalement pas le poste. Mais cette discussion témoigne de sa proximité avec Ebata. Des éléments du dossier judiciaire documentent plusieurs versements du Congolais au juge belge, en espèces, pour un total de 50 000 dollars et 60 000 euros, en septembre et octobre 2014 et en juin 2015. Des dépenses le concernant, effectuées à Kinshasa (la capitale de la République démocratique du Congo voisine) ces mêmes années (réparation d’un véhicule Mercedes ML, carburant, achat de billets d’avion et de vêtements), apparaissent aussi dans des tableaux de comptabilité saisis chez le bras droit d’Ebata. Interrogé en décembre 2021 par une juge d’instruction française sur ces versements à Moerman et d’autres, l’homme d’affaires a répondu : «Je serais étonné que ces dépenses aient eu lieu en France, je ne crois pas.» Contacté, Jean-Paul Moerman n’a pas souhaité s’exprimer.
Jean-Philippe Dorent, un cadre d’Havas très liquide
«Allô Boss !» Ce 26 novembre 2016 à 20h01, Ted T., directeur financier d’Orion Oil, reçoit un coup de fil de son patron, Lucien Ebata, selon une interception judiciaire. L’homme d’affaires canado-congolais a une commande urgente à passer : «Tu peux m’apporter cinq K à me remettre discrètement ? Il faut que j’en donne à un homme qui est avec moi.» Par «cinq K», il faut comprendre 5 000, en euros ou en dollars – la conversation ne le précise pas.
«L’homme» évoqué par Ebata, et avec qui il se trouve au même moment en rendez-vous à Paris, est Jean-Philippe Dorent. Responsable du pôle international à Havas Worldwide, très bien introduit sur le continent africain auprès de chefs d’Etat, il est l’un des principaux cadres de l’entreprise de communication dirigée par Stéphane Fouks. Le versement est recoupé par les tableaux de comptabilité saisis, déjà cités.
Entre Ebata et Dorent, il existe une vraie relation de travail, comme en témoigne un SMS du 30 novembre 2016 envoyé par le second : «Cher monsieur. Il semble que le FMI est en train de faire marche arrière sur son projet de programme régional Cemac [Communauté économique et financière d’Afrique centrale, ndlr]. Donc restera l’acceptation ou non de programmes nationaux. Je vous tiendrai au courant. […] Cordialement.»
Mais d’après les douanes judiciaires, cette relation comporte une part d’ombre, qui passerait aussi par des versements en cash hors de tout cadre professionnel. Le total des versements pour Jean-Philippe Dorent retrouvés dans la comptabilité occulte d’Orion Oil représente 40 000 euros ou dollars, en plusieurs versements. Dans un appel du 26 novembre 2016, Lucien Ebata s’amuse d’ailleurs auprès d’une amie de la «pression» qu’exerce le cadre d’Havas sur lui : «Il ne m’appartient pas de le prendre en charge», soupire l’homme d’affaires.
«Je démens formellement toute remise d’argent liquide à mon égard par Monsieur Lucien Ebata», déclare Jean-Philippe Dorent, interrogé par Libé. Ce communicant, proche de Vincent Bolloré, le milliardaire qui contrôle Havas, est défavorablement connu des services judiciaires en France. Il avait été mis en examen (une décision qu’il conteste aujourd’hui) en 2018 dans une affaire de corruption liée à des prestations exercées pour le président du Togo, Faure Gnassingbé, et l’ancien de Guinée, Alpha Condé. Une affaire dans laquelle Vincent Bolloré avait d’abord plaidé coupable en 2021, avant de retourner devant la justice pour essayer de faire annuler le dossier.