Lu pour vous
15 Novembre 2018
Évêché d’Alindao, une petite ville à 500 km au sud-est de Bangui, en République Centrafricaine. Il est 5 heures du matin. Je me réveille en même temps que tous mes voisins, les « déplacés » du « site catholique ».
Que sait-on de l’attaque contre l’évêché d’Alindao, en Centrafrique ?
Le camp s’est créé spontanément en mai 2017, lors d’affrontements entre milices antibalaka (groupes d’autodéfense villageois), majoritairement des Chrétiens, et l’une des composantes de l’ex-rebellion séléka, musulmane : l’UPC. UPC comme Union pour la Paix en Centrafrique, mais ne vous laissez pas abuser par le nom, nous avons ici affaire à des professionnels de la prédation sans projet politique national, comme ils s’en trouvent beaucoup en RCA ces dernières années. Jusqu’en mai 2017, cette ville d’Alindao était relativement préservée par le conflit centrafricain. Elle n’avait connu que, si l’on peut dire, la mise à sac de janvier 2013, lorsque les séléka s’emparaient l’une après l’autre des localités du pays. Depuis la ville vivait sous « administration » de l’UPC, difficilement donc, mais elle vivait. Tout a changé suite à ces affrontements de mai 2017, et aux sanglantes représailles exercées par les miliciens séléka. Quatre camps se sont constitués, dont celui-ci, le site catholique (appelé ainsi car situé sur et à proximité de la concession de l’évêché). Il est de loin le plus important, regroupant à lui seul plus de personnes (quelque 26 000) qu’il n’y avait d’habitants à Alindao avant ces massacres. Car la plupart des villages environnants ont aussi été détruits par les UPC et désertés par leurs habitants. La ville n’en est plus vraiment une, constituée de sites de déplacés regroupant pour l’essentiel les chrétiens et animistes, sous la protection des casques bleus de la Minusca (1), et d’un quartier musulman protégé par les séléka. La coexistence paisible qui a longtemps prévalu entre les différentes confessions n’est plus qu’un souvenir, qu’un regret.
En Centrafrique, donner la parole aux victimes pour construire l’avenir
Qu’est-ce qu’un site de déplacés ? Dans un dédale de petits sentiers, les huttes de bambou et de paille s’entassent les unes sur les autres. Mais cette confusion n’est qu’apparente, le camp est organisé par blocs, onze ici, dont les noms montrent qu’on est bien dans le site occupé par des chrétiens : Samarie, Jéricho, Jérusalem, etc. Les humanitaires (outre la Caritas, citons Action Contre la Faim et Cordaid en particulier) ont fourni des bâches pour protéger les déplacés de la pluie, et surtout, ont efficacement « fait du WASH » (entendez Water Sanitation and Hygiene), c’est-à-dire développé l’accès à l’eau potable et aménagé des latrines, essentiel pour éviter des épidémies de choléra dans ces espaces improvisés de forte concentration humaine. Mais les déplacés ne comptent pas sur l’aide humanitaire pour survivre. Paysans, ils s’efforcent de se rendre au champ pour travailler leurs parcelles de manioc, de maïs, d’arachide. Ce qui est dangereux. On ne compte plus les personnes abattues par les séléka, alors qu’elles s’étaient trop éloignées du site pour leurs activités agricoles.
Ces derniers temps, la tension est montée. Les leaders de l’UPC accusent les religieux catholiques de susciter le désordre, en abritant de nombreux antibalaka sur le site, et même en leur fournissant les armes et les munitions leur permettant de s’en prendre à des musulmans. Accusation sans fondement, mais en suite de laquelle ils exigent que le camp soit vidé, que les familles retournent dans leur quartier ou leur village. Ce qu’aucune n’est prête à faire, étant donné l’insécurité qui perdure, et parce que souvent, elles n’ont plus de maison. La vraie raison de cette hostilité vis-à-vis de l’Église catholique est sans doute ailleurs : il s’agit de la seule institution concurrente à l’administration séléka, dans une région où, de fait, l’État centrafricain n’a strictement aucune prise. Dans « l’État UPC », réminiscence des sultanats précoloniaux, les églises chrétiennes n’ont pas leur place, des empêcheurs de piller en rond, en quelque sorte…
Ce 15 novembre donc, la décision est prise par l’UPC, celle d’éradiquer ce site, repère d’antibalaka, et cet évêché, leur « protecteur ». Une agression d’un musulman, aux circonstances peu claires, sert de prétexte. Dans les jours qui ont suivi, sur Radio France Internationale (qui se contente de relayer la version officielle de la Minusca), on parle d’un affrontement entre groupes armés. Faux. Il s’agit d’une razzia, dans les règles de l’art : terroriser, tuer, piller, détruire. Les tirs, très intenses, durent de 8 heures du matin à la nuit tombée. Trois vagues d’assaillants et de pillards se succèdent, les séléka d’Alindao, puis des « renforts » venus d’une petite ville à 60 km, désirant prendre leur part, et enfin une partie de la population musulmane de la ville, venant, comme c’est l’usage, ramasser les miettes laissées par les hommes en armes.
Évêque, en sango cela se dit Kota Bwa, littéralement grand prêtre. Et plus que jamais Mgr Cyr-Nestor Yapaupa, l’évêque du lieu, mérite ce titre. Il incite les habitants du site à fuir en brousse alors qu’ils viennent se réfugier autour de l’évêché. Beaucoup lui doivent la vie. Il discute calmement avec les séléka, tentant de freiner leur violence et leur enthousiasme. Car ils sont contents, tous ces gamins, leurs éclats de rire contrastent avec la peur des déplacés, avec la nôtre. C’est un grand jour pour eux, enfin ils ont détruit ce repère d’antibalaka et se sont bien servis au passage. Ce fait d’armes n’a pourtant rien de glorieux. Face à eux, à peine quelques jeunes armés de fusils artisanaux, bien vite mis en fuite. Et surtout, un contingent mauritanien de la Minusca complètement passif. 26 000 personnes fuyant en brousse, les 11 blocs du camp tout ou partie calcinés, les bâtiments catholiques pillés et pour certains incendiés au lance-roquettes, pour le plaisir, pour le symbole. Et les casques bleus ne bougent pas, les soldats de la paix restent terrés derrière leurs protections, autour du site. De quoi une nouvelle fois alimenter les accusations de collusion entre Minusca mauritaniens et séléka, religion oblige. Collusion ou pas, terrible incurie, une nouvelle fois de ces onusiens et leurs opérations de « maintien de la paix ».
Vendredi 16 novembre
Nous revenons sur le site, sous la protection des Minusca, burundais cette fois. La fumée, âpre, nous prend à la gorge. A perte de vue, des cendres, du bois ou des récoltes qui terminent de se consumer.
Des corps, souvent calcinés, commencent à être mis en terre. Deux prêtres comptent parmi les quelque soixante victimes. Dans l’enceinte du presbytère, comme tant d’autres, une jeune maman est penchée sur les ruines fumantes de ce qui était la hutte familiale, recherchant ce qui n’a pas été brûlé, ou pillé . Il faudra toute recommencer, une fois encore. Mais où, et avec quelle sécurité ? Cette jeune femme m’interpelle, me demandant ce qu’il faut faire maintenant, où il faut aller, elle pleure. Je m’éloigne.
Samedi 17 novembre.
Les séléka permettent enfin à la Croix-Rouge centrafricaine de pénétrer sur le site, pour terminer le travail d’inhumation des corps. Ces volontaires sont sous la protection des casques bleus, qui semblent craindre de nouveaux incidents. D’ailleurs les antibalaka commencent à faire entendre leur colère et leur soif de vengeance. Le cycle des violences risque bien de se poursuivre, ici et ailleurs, tant que perdurera l’impunité des pillards et des massacreurs, quelle que soit la religion dont ils se réclament.
Épilogue
Dimanche 18 novembre après-midi, je suis dans l’hélicoptère de la Minusca qui nous ramène vers Bangui. Cela n’a pas été simple de rentrer. Nous nous sommes vus refuser l’accès au vol humanitaire usuel, de l’UNHAS (2), par le responsable du PAM (3) en Centrafrique. La raison avancée : les UN se doivent de conserver toute neutralité dans le conflit, et donc l’UNHAS ne peut dans ce contexte accepter des prêtres et des personnels de la Caritas. Vous ne parlez pas la novlangue UN ? je traduis : nous ne sommes pas les victimes d’une razzia, mais des belligérants. Me voilà donc considéré par ce technocrate onusien comme un chef de milice antibalaka, de même que les prêtres et l’économe du diocèse qui m’accompagnent. Bizarrement peut-être, j’en veux presque plus à ce monsieur, rentier parmi beaucoup d’autres de la crise centrafricaine, qu’aux gamins de la séléka.
(1) MINUSCA : Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique, déployée en avril 2014.
(2) UNHAS : United Nations Humanitarian Air Service.
(3) PAM : Programme Alimentaire Mondial, en charge aussi de l’UNHAS.