Lu pour vous
ENQUÊTE
https://www.lemonde.fr Par Christophe Châtelot, Isabelle Mandraud et Marie Bourreau (New York (Nations unies), correspondante)
Publié le 07 décembre 2018 à 12h10 - Mis à jour le 16 décembre 2018 à 06h38
Depuis le désengagement militaire de la France, occupée au Sahel par l’opération « Barkhane », des instructeurs russes ont débarqué en Centrafrique où ils multiplient des relations commerciales avec des seigneurs de guerre et polluent le processus de paix amorcé par l’ONU.
Le coup est venu de Moscou. Paris, accaparé par des dossiers internationaux plus brûlants, ne l’a pas vu venir. Que pèse, en effet, la République centrafricaine (RCA) sur l’échiquier géopolitique d’un monde en mutation, déchiré par des guerres menées sur des champs de bataille économiques autant que militaires ? Sur le continent noir en pleine explosion démographique, la RCA (moins de 5 millions d’habitants) fait figure de poids plume. C’est un nain économique exsangue qui ne parvient pas à faire rimer ses richesses (minérales) potentielles avec autre chose que des promesses non tenues. La Russie s’est engouffrée dans la faille. Brusquement et bruyamment ont ainsi débarqué au début de l’année, à Bangui, des militaires, des sociétés de sécurité, des investisseurs, des diplomates russes… Un concentré de la méthode – brouillonne et sans moyens comparables à la force de frappe chinoise – utilisée à l’échelle de l’Afrique par Moscou, qui ambitionne de réinvestir un continent qu’elle a délaissé depuis l’effondrement de l’Union soviétique.
L’ancienne colonie française a généré depuis son indépendance en 1960 un nombre étourdissant de conflits internes et meurtriers. La RCA est une centrifugeuse d’insécurités sur un territoire qui échappe à 80 % au contrôle des autorités centrales et qui subit la loi d’une multitude de groupes armés. Les générations de militaires français qui s’y sont succédé l’ont ainsi affublé d’un surnom édifiant : « le pot de pus ».
Après y avoir fait et défait les présidences, chassé le gros gibier et empoché, au temps du président Giscard d’Estaing, quelques poignées de diamants ; après y avoir mené sept interventions militaires depuis l’indépendance, la France s’est éclipsée sur la pointe des pieds en 2016 pour regarder plus au nord, vers le Sahel balayé par le vent mauvais des insurrections djihadistes.
Mais voilà, sur l’échiquier mondial, toutes les pièces ont leur importance, sinon la même valeur. Exemple : début novembre, à l’occasion de la visite du ministre comorien des affaires étrangères, Souef Mohamed El-Amine, son homologue russe, Sergueï Lavrov, accusait la France de « détenir Mayotte de façon illégitime » au détriment des Comores. En remerciement, les Comores ont renoncé à reconnaître l’indépendance de l’ancienne province serbe du Kosovo que Paris avait soutenue.
Une brèche ouverte à l’ONU
Pour Moscou, la Centrafrique est un pion dont il peut s’emparer au milieu du continent, et à bon marché qui plus est, pour progresser sur la voie encore incertaine de sa « nouvelle politique africaine ». La Russie a d’abord avancé à terrain découvert dans une brèche ouverte en décembre 2017, à New York. Le Conseil de sécurité des Nations unies, France comprise, accordait alors à Moscou un droit d’exemption à l’embargo sur la livraison d’armes auquel la Centrafrique est soumise depuis 2013 – au plus fort des violences fratricides entre milices anti-balaka et Séléka. L’ONU répondait alors favorablement à une demande maintes fois formulée par Bangui et Paris, dans l’espoir de reconstruire les Forces armées centrafricaines (FACA) déchiquetées par des années de guerres civiles.
La requête était légitime. Surtout après l’élection du nouveau président Faustin-Archange Touadéra, début 2016, à l’issue d’un scrutin à peu près acceptable au regard des critères locaux dans ce pays, qui connut tant de coups d’Etat. Comment, en effet, rétablir la sécurité sur un territoire grand comme la France, sans armée ni force de police ? Tout est à reconstruire : les casernes, l’équipement, la formation… et la confiance vis-à-vis d’une population qui, à raison, assimile ses militaires à une soldatesque portée sur les putschs, les pillages, massacres, viols de civils et autres atrocités, plutôt qu’à une force de protection.
Peu avant la fin de son mandat présidentiel, François Hollande avait assuré son homologue centrafricain de son soutien à l’ONU pour une levée dérogatoire de l’embargo. Paris avait d’ailleurs proposé ses Famas à la RCA. Trop chers. La France avait alors imaginé céder un lot de kalachnikovs saisi dans le golfe d’Aden. Mais les Russes, en août 2016, bloquent la proposition devant le Conseil de sécurité de l’ONU.
Livraisons d’armes et formateurs russes
Les vannes onusiennes ont fini par s’ouvrir. Entre le 26 janvier et le 7 février 2018, des avions Iliouchine de l’armée russe effectuent neuf livraisons sur l’aéroport international M’Poko de Bangui. Au total : 1 500 kalachnikovs (sur un total autorisé par l’ONU de 5 300 fusils d’assaut), des mitrailleuses, des pistolets, des lance-roquettes et des caisses de munitions. Parallèlement, l’ONU autorisait le déploiement, pour un an, de 175 formateurs russes – 170 civils et 5 militaires – afin d’entraîner 1 300 hommes des FACA au maniement de ces armes. Quatre-vingt-dix autres doivent encore arriver.
Cette formation militaire est censée compléter celle, plus structurante, assurée par la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM) auprès de 3 000 soldats et officiers centrafricains depuis septembre 2016. « On ne voyait pas l’arrivée des Russes d’un mauvais œil, confie une source française. On se disait qu’on ne pouvait pas s’occuper de tout. » « A un moment, cela a arrangé tout le monde, ajoute un diplomate rencontré au siège des Nations unies à New York. Personne n’avait les moyens de restaurer le calme. Même le Conseil de sécurité – qui avait pourtant voté l’envoi de 900 casques bleus supplémentaires – peinait à trouver ces hommes et à les déployer. »
Depuis le retrait de l’opération française « Sangaris » (2013-2016), la France a déserté le champ de l’intervention militaire directe au profit d’actions de coopération multilatérales axées sur le développement. C’était une question de cohérence du discours, dès lors que Paris estimait avoir rempli sa mission de sécurisation du pays et permis le déploiement de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Misca, rebaptisée Minusca). « Nous considérions être entrés dans une phase de normalisation, ajoute cette source. Nous sommes devenus moins visibles. »
Un pays à feu et à sang
« Sangaris » avait été lancée dans un pays à feu et à sang après la chute du président François Bozizé, chassé du pouvoir en mars 2013 par les combattants de la Séléka. Il s’agissait de tuer dans l’œuf les « signes avant-coureurs d’un génocide », redouté par la France et l’ONU. Trois ans plus tard, Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense de l’époque et actuel ministre des affaires étrangères, qualifiait de « succès » cette opération militaire. « Nous avons évité des massacres de masse (…), permis un processus de réconciliation intercommunautaire, la reconstitution de l’Etat centrafricain, une élection présidentielle », déclarait-il devant l’Assemblée nationale.
D’autres raisons, notamment budgétaires et stratégiques, au moment d’alimenter l’opération « Barkhane » dans le Sahel, ont conduit à ce retrait. A Paris, certains l’ont jugé précoce. Malgré les déclarations officielles, le pays était morcelé à l’extrême. Il l’est toujours. L’autorité centrale ne s’exerce guère au-delà de Bangui. Derrière le paravent de la protection de leurs communautés ou de leur religion, les groupes rebelles armés, organisés sur des bases ethniques et régionales, se battent pour le contrôle des ressources minières, le racket sur les axes routiers ou les voies de transhumance. « Leurs chefs sont devenus des profiteurs de guerre développant un business florissant par le règne de la terreur », déclare Nathalia Dukhan, auteure d’un rapport publié en novembre par l’organisation non gouvernementale The Sentry.
Sur ce terrain éruptif, les 12 000 civils et militaires de la Minusca ont surtout réussi à liguer contre eux les Centrafricains. Trop faible militairement, trop éparpillée pour sécuriser le territoire, la mission a échoué à protéger la population malgré un budget annuel de 1 milliard de dollars (880 millions d’euros) – trois fois le budget de l’Etat, 60 % du PIB national…
Le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en est réduit à brandir la « patience » comme principale arme de stabilisation
Tel un aveu d’impuissance, Parfait Onanga-Anyanga, représentant spécial en RCA du secrétaire général des Nations unies, confie que « dans toute sa laideur, la réalité est celle d’un Etat faible, d’un cadre et d’un contrat social brisé dans un environnement violent ». « La solution n’est pas militaire », ajoute-t-il. Dans l’ambiance feutrée des jardins de la résidence de l’ambassade de France à Bangui, ce Gabonais raffiné en est réduit à brandir la « patience » comme principale arme de stabilisation.
Avec la France occupée dans le Sahel et la Minusca décrédibilisée, les Russes ont mis le pied dans la porte, avant de l’enfoncer d’un coup d’épaule. Pour ce jeu, Valeriy Zakharov semble avoir été taillé sur mesure. Carrure massive, crâne dégarni, barbe de trois jours et regard sombre, il ressemble à ces caricatures de membres de l’ancien KGB. Ce que l’homme a d’ailleurs été au temps de l’URSS : « A Leningrad [Saint-Pétersbourg], il était membre de la 12e section [chargée des interceptions téléphoniques], avant de rejoindre les douanes, puis de se lancer dans les affaires », dit une source française.
Rencontré début novembre à Bangui, l’homme est affable. Il s’excuse pour la chaleur étouffante qui règne en cette fin de saison des pluies dans la petite maison hébergeant le cabinet militaire de la présidence centrafricaine, privée de climatisation à cause d’une énième coupure d’électricité. La localisation de son bureau résume à la fois l’importance du personnage et la difficulté à définir le périmètre de sa fonction. Il est situé entre le siège de la présidence et l’ambassade de Russie, dans un immeuble aux allures de HLM décatie, hérissé d’antennes et entouré de barbelés. A deux pas du camp de Roux, QG de l’état-major des FACA.
Sans plus de précisions, Valeriy Zakharov dit « [dépendre] du ministère de la défense [russe] », avant de glisser avec un sourire : « Vous savez, à Bangui, il y a de plus en plus de services de renseignement étrangers. Tout le monde est là pour la formation ! » Officiellement, il est depuis quelques mois le conseiller pour la sécurité nationale du président Touadéra. Après l’indépendance, il était coutumier de voir un officier français occuper la fonction. Tel Jean-Claude Mantion, lieutenant-colonel et membre de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui fut qualifié au gré des interlocuteurs de « vice-roi » ou de « proconsul » de la Centrafrique, durant la présidence de l’ex-général André Kolingba (1981-1993). L’arrivée de Valeriy Zakharov a eu l’effet d’un électrochoc chez les Français. « Nous aurons aussi des conseillers militaires auprès du ministre de la défense », nous annonce le conseiller russe.
Les opérations d’approche de la Russie ont commencé en 2017. En octobre de cette année, à Sotchi, le président Touadéra rencontre Sergueï Lavrov. Depuis son élection, sa cote se dégrade auprès des pays ou organisations internationales présents au chevet de cet Etat fantôme. Le nouvel allié russe, moins regardant sur la gouvernance ou le respect de la feuille de route qui doit mener à la paix, permet de desserrer l’étreinte. Y compris auprès de ses voisins tchadien et congolais, en s’appuyant davantage sur un autre pays frontalier ami de la Russie : le Soudan. « Parallèlement, explique un homme politique centrafricain, [le président] espère avoir accès à des ressources financières nouvelles dans l’optique de sa réélection en 2021. »
Dans la station balnéaire russe des bords de la mer Noire, Faustin-Archange Touadéra tente de convaincre la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, de soutenir, à l’ONU, la levée temporaire de l’embargo sur les armes. La Russie donne son accord. Mieux, elle propose de les fournir. En échange de quoi ? « Nous n’avons jamais connu la teneur exacte de leurs entretiens [à Sotchi], regrette un haut diplomate centrafricain, ni le contenu de l’accord de coopération militaire » qui sera signé en août 2018, à Moscou, par la ministre centrafricaine de la défense.
Ce n’est pas la seule zone d’ombre. Le 23 juillet 2018, le groupe d’experts de l’ONU sur la République centrafricaine adressait une lettre au président du Conseil de sécurité, regrettant un manque de transparence dans la livraison d’armes : « Tous les avions ont atterri à Bangui après la tombée du jour, il n’a donc pas été possible d’inspecter correctement les chargements. » Le panel d’experts recommandait la mise en place d’un protocole d’inspection « dans le but de réduire le risque de détournement des armes importées ». Depuis, les Etats-Unis ont actionné une procédure de suspension de l’autorisation de livraison d’armes, en attendant plus de garanties sur l’origine, le traçage et la destination des équipements.
Les instructeurs russes arrivés en Centrafrique ne se sont pas installés n’importe où, mais au palais de Berengo, construit à une soixantaine de kilomètres de Bangui par le fantasque et ancien empereur Bokassa Ier, déposé en 1979 par une intervention militaire française. A quelques dizaines de mètres de son tombeau, des tentes sont parfaitement alignées, abritant des FACA entraînées les Russes. Ceux-ci, très voyants au moment de leur arrivée dans les rues de Bangui début 2018, sont devenus très discrets. Ils ne portent plus ces écussons frappés de crânes blancs sur fond noir surmontant deux sabres entrecroisés. La piste d’atterrissage construite par Bokassa a été remise en service à l’abri des regards. Une partie des Russes assurent dorénavant la sécurité personnelle du président, aux côtés de Rwandais de la Minusca.
Le « cuisinier de Poutine »
Qui sont ces instructeurs ? Combien sont-ils ? Un millier, comme on le dit dans certaines ambassades de Bangui ? Une chose est sûre, ils ne font pas que de la formation. Ils donnent également dans le business. Un homme résume cette confusion des genres. Il s’appelle Evgueni Prigojine. Ce personnage sulfureux aurait passé neuf ans dans une prison russe pour appartenance à un gang mafieux du temps de l’URSS. Libre, il s’est lancé dans la restauration à Saint-Pétersbourg, où il a ouvert un restaurant chic, le New Island, que fréquente Vladimir Poutine depuis l’époque où il était le bras droit d’Anatoli Sobtchak, le maire de la ville, au début des années 1990. Evgueni Prigojine y gagne un surnom : le « cuisinier de Poutine ».
Il a ensuite monté son entreprise de restauration collective, Concord, qui a nourri l’armée russe jusqu’à l’automne 2013. Plus récemment, son nom est apparu au grand jour, outre-Atlantique. Propriétaire ou financier d’« usines à trolls » – dont la plus connue est Internet Research Agency –, il a été inculpé en février 2018 dans le cadre de l’enquête sur l’ingérence russe dans l’élection de Donald Trump en 2016. Cette année-là, on découvrait qu’il était à la tête d’une société de sécurité privée, Wagner, opérant hors de Russie (Ukraine, Syrie, Afrique).
L’ombre de Prigojine plane aujourd’hui sur la Centrafrique. La société de sécurité Sewa Security Services, créée il y a quelques mois à Bangui, serait une filiale de Wagner. L’homme serait aussi derrière la société Lobaye Invest, qui a obtenu des permis d’exploration minière dans les zones diamantifères du pays où des employés de Sewa protègent les périmètres attribués. C’est en enquêtant sur ces activités que trois journalistes russes ont été assassinés – exécutés, plutôt – par des inconnus au mois de juillet en Centrafrique.
« Il y a une confusion entre la sécurité des prospections et les formateurs. On ne peut pas ignorer que le déploiement des formateurs russes en Centrafrique correspond aux zones minières. Ce ne peut pas être un hasard », s’inquiète un diplomate occidental. De telles pratiques n’ont rien d’extraordinaires. Avant la Russie, les Sud-Africains n’avaient pas agi autrement durant les dernières années de la présidence de François Bozizé (2002-2013), usant de la même rhétorique de résistance au néocolonialisme. Et ils s’étaient cassé les dents. Jamais ils n’étaient parvenus à exploiter de façon intensive les ressources d’or et de diamants dont la nature alluviale n’est pas adaptée à l’utilisation de moyens industriels. Quant au pétrole, à l’uranium, au cuivre ou aux terres rares, un rapport du ministère des mines reconnaît que « le sous-sol centrafricain n’a pas encore fait l’objet de recherche sérieuse ». « Cependant, la Centrafrique n’est pas loin de la République démocratique du Congo et du Soudan, dont les sous-sols sont bien plus riches », note un haut fonctionnaire de l’ONU.
L’ambition économique russe pollue le processus de paix entre groupes armés rebelles et le gouvernement centrafricain, mené par un panel de l’Union africaine soutenu par l’ONU
Ce qui est certain, c’est que l’ambition économique russe pollue le processus de discussions de paix entre groupes armés rebelles et le gouvernement centrafricain, mené, non sans mal ni grande inertie, par un panel de l’Union africaine soutenu par l’ONU. Alors Paris et d’autres capitales grincent des dents… Fin août, à Khartoum, la Russie a encore montré « son pouvoir de nuisance », selon les termes d’un diplomate onusien, en réunissant les chefs des principaux groupes armés. « Ils ont amené au Soudan des personnes frappées de sanctions par l’ONU et interdites de voyage, sans en informer les Nations unies, déplore un diplomate français. Le panel de l’UA n’était pas non plus au courant de cette réunion. » Cette réunion s’est conclue par la signature d’une « déclaration d’entente », dans laquelle les groupes armés s’engagent notamment à mettre un terme aux violences contre les civils centrafricains. Promesse non tenue.
A Bangui, deux des participants centrafricains nous ont affirmé – chacun de leur côté – que le « cuisinier de Poutine », venu de Moscou à bord de son jet privé, assistait à cette réunion. A quel titre ? Mandaté par le Kremlin ? Pour son propre compte ? Sans doute les deux, avance un observateur averti : « C’est à l’image des corsaires qui, à leur époque, disposaient de lettres de marque remises par le souverain. Ils remplissent un rôle dans le domaine de la sécurité, en échange de quoi ils sont autorisés à se nourrir sur la bête. » Valeriy Zakharov jure que la réunion de Khartoum n’avait d’autre but que la recherche d’une solution pour la paix, « pas en complément, mais comme un stimulant au processus de l’Union africaine ».
Le problème est que les partenaires d’affaires potentiels des Russes ne sont autres que ces seigneurs de guerre sans la protection desquels il est illusoire de vouloir poser durablement un pied dans les zones qu’ils contrôlent. « Les ex-Séléka et les groupes anti-balaka sont les uns et les autres très impliqués dans la prédation, hautement lucrative, des ressources minérales (…) moteur principal de l’armement et des conflits en RCA », note un rapport publié conjointement le 18 septembre par deux instituts de recherche indépendants, l’International Peace Information Service et le Danish Institute for International Studies.
« Le profil idéal de futur inculpé pour crimes de guerre »
Pour l’or et le diamant, dans le centre et le nord de la RCA, les Russes comptent sur Abdoulaye Hissène, ancien ministre, homme d’affaires et l’un des chefs du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC, coalition regroupant des ex-Séléka). Frappé par l’ONU d’une mesure de gel de ses avoirs, il aurait, selon un enquêteur des droits de l’homme, « le profil idéal de futur inculpé pour crimes de guerre ». Idem pour Ali Darassa. A ce dernier, chef de l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC) et défenseur autoproclamé des éleveurs peuls, les Russes font miroiter la construction d’un abattoir et d’une usine de transformation de la viande à Bambari (centre). Ils ont aussi pris langue avec Maxime Mokom, qui aurait la haute main sur la mine d’or de Ndassima. En 2017, une centaine de personnes sont mortes dans des affrontements entre groupes armés pour le contrôle de ce site.
Ces trois hommes étaient à Khartoum en août 2018. « Moins que des discussions de paix, c’est du partage du gâteau centrafricain qu’il a été question. Tout le monde sait que les Russes leur ont donné, à chacun, 50 000 dollars pour se déplacer au Soudan », dénonce l’ancien président de l’Assemblée nationale, Abdou Karim Meckassoua. Il s’inquiète de « cette tentative de respectabilisation des seigneurs de guerre » et de l’utilisation, par les chefs de groupes, d’éventuels bénéfices financiers pour acheter des armes. Lui se dit victime des Russes. Il voit la main de Moscou derrière sa destitution du perchoir en octobre : « Parce qu’on m’a collé la réputation d’être l’homme des Français, et parce que je demandais davantage de transparence dans l’attribution des permis miniers aux Russes. »
La France se montre aussi troublée par la concomitance de l’arrivée des Russes à Bangui et des campagnes de presse contre le « néocolonialisme français ». Valeriy Zakharov dément avoir inspiré – monnayé ? – les articles de la presse centrafricaine. Il préfère vanter ses dernières initiatives, bien inoffensives : l’organisation d’un tournoi de football, le financement d’une radio locale et un concours de Miss Centrafrique. « C’est de la com, s’emporte un Français de Bangui. Leur aide directe est négligeable, mais [les Russes] prennent plaisir à nous emmerder. »
Contre-attaque française
Paris a réagi. Début novembre, Jean-Yves Le Drian était à Bangui. « Ça va être sportif », glissait son entourage avant la rencontre avec le président Touadéra. Si le ministre français des affaires étrangères a annoncé plusieurs projets d’aide et de développement, il a aussi profité de son tête-à-tête pour tenter de ramener le président centrafricain à la raison. « Qui était là au plus fort de la crise ? La France, les Etats-Unis, l’ONU ou la Russie ? », demande un diplomate français.
Selon lui, la contre-attaque française se joue également à New York, afin « de reprendre la main sur le pays, contrer l’influence de Moscou et remettre tout le monde sur le droit chemin ». Les « P3 » (France, Etats-Unis, Royaume-Uni) se sont mis d’accord pour refuser toute nouvelle demande d’exemption sur les armes. En juin et août, les Chinois avaient été déboutés. Idem pour les Russes. Quant à la France, elle a finalement pu livrer, le 10 décembre, 1 400 fusils-mitrailleurs provenant du lot saisi au large du Yémen.
Parallèlement, en cette fin d’année, Paris a mené les discussions entourant le renouvellement du mandat de la Minusca, pour tenter d’isoler la Russie. « Il est fondamental d’éviter les initiatives parallèles, sources de confusion, et de veiller à la bonne coordination de tous les partenaires de la RCA, en soutien de l’initiative africaine. C’est une condition du succès », a martelé l’ambassadeur français à l’ONU, François Delattre. A la manœuvre pour rédiger le nouveau mandat qui a été voté le 13 décembre, la France a donné plus de poids politique à l’ONU dans les médiations de paix et s’oppose à toute référence à la réunion de Khartoum. Message reçu par la Russie, qui a dénoncé la « jalousie » des Français qui gèrent la Centrafrique comme leur « pré carré » et assuré qu’elle « poursuivr[ait] ses activités dans le pays ».
Christophe Châtelot Bangui, envoyé spécial
Isabelle Mandraud Moscou, correspondante
Marie Bourreau (New York (Nations unies), correspondante)