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RELIGION
En Centrafrique, l’évangélisme contre «les forces du mal»
Par Maria Malagardis, Envoyée spéciale à Bangui Libération — 16 mai 2019 à 19:26
Dirigeants et habitants s’en remettent à la religion dans ce pays en proie à la misère et où une guerre confessionnelle a explosé il y a six ans.
«Ça me fait si mal, ça me fait beaucoup pleurer, quand je pense qu’aujourd’hui en Afrique on se détruit.» La voix d’Alpha Blondy, la star du reggae ivoirien, s’échappe d’un antique radiocassette grésillant, dans ce vieux taxi rouillé qui file au centre-ville de Bangui, capitale de la République centrafricaine. Le long de la route, une foule affairée se bouscule devant de petites échoppes en bois, tailleurs, débits de boissons, boucherie, pharmacie, si souvent baptisées «Dieu béni», «Dieu guéri», «Dieu est amour»… Quand ce ne sont pas les commerces informels qui chantent les louanges du seigneur, ce sont d’innombrables panneaux qui invitent à rejoindre «la cité de la foi», «l’Eglise de Sion», ou «la voix de l’agneau tabernacle». Autant de chapelles évangéliques offertes aux âmes en quête d’un supplément de foi, dans cette ville où Dieu semble omniprésent. Près de l’avenue Boganda dans le centre, un ancien cinéma doté d’un écran panoramique a même été reconverti en Eglise universelle du christ. Selon un calendrier hebdomadaire précis, on s’y rend le mardi «pour les guérisons», le mercredi «pour les désenvoûtements», sans oublier le jour prévu «pour les cas impossibles».
Le phénomène n’est pas nouveau. Ni en Centrafrique ni sur le reste du continent où depuis près de vingt ans, les évangéliques drainent des foules immenses, souvent en quête de sens dans cette «Afrique qui se détruit». Et à Bangui, comme ailleurs, c’est parfois le pouvoir lui-même qui montre l’exemple. L’actuel président, Faustin-Archange Touadéra, appartient à l’une de ces obédiences, nées de la scission de l’Eglise baptiste. On peut le voir, dit-on, chaque dimanche au temple, tel un citoyen presque ordinaire, aux premiers rangs de nombreux croyants vite ensorcelés par une ferveur mystique. Son prédécesseur François Bozizé, dont Touadéra fut le Premier ministre, avait quant à lui importé en Centrafrique l’Eglise du christianisme céleste fondée en 1947 par le Béninois Samuel Oshoffa, prophète autoproclamé et guérisseur légendaire. A Bangui, Bozizé devint le pasteur suprême de cette église qui connut son heure de gloire jusqu’à la chute du Président, renversé par une rébellion venue du nord musulman en mars 2013.
Trampoline
Le roi ayant été détrôné, les lieux de culte de ce «nouveau Jérusalem» semblent désormais abandonnés. «Nous avons moins de fidèles et donc moins de soutiens», se désole Norbert, le diacre de l’église située à Galabadja, dans le VIIIe arrondissement de Bangui, où Bozizé venait prier. Seule la coopération russe, Moscou étant le nouvel allié du régime en place, s’est montrée récemment généreuse. Avec un cadeau cependant assez inattendu : un splendide trampoline, planté dans le jardin en friche. On imagine mal pourtant les diacres aux robes élimées se propulser vers les cieux sur la surface en skaï qui brûle sous le soleil.
Dans un autre lieu de culte de la même Eglise, en périphérie de la ville, il y a un peu plus de monde. Et notamment ce groupe de femmes accompagnées d’enfants qui traînent devant de petites cellules monacales. «Elles sont venues s’installer ici à cause des envoûtements», explique Olivier, le jeune diacre, pieds nus et vêtu d’une robe usée en satin blanc, qui parle souvent les yeux levés vers le ciel. Parmi les femmes réfugiées dans cette enceinte, il y a «Maman Angèle». Elle est ici à cause de sa fille, Chancella Edwige, 25 ans. Laquelle gît prostrée dans l’une des cellules mises à la disposition des victimes présumées des forces occultes. «Depuis quelque temps, elle a le ventre terriblement gonflé. On a tout essayé, avant de venir ici. On lui a certainement jeté un sort», murmure Maman Angèle, veuve et mère de dix enfants. «Il n’y a plus d’hommes dans la famille et nous n’avons souvent rien à manger», ajoute-t-elle, en se retournant vers la grosse marmite posée sous le préau adjacent.
Son cas est loin d’être unique. En République centrafricaine, la misère réduit l’immense majorité à la survie quotidienne. Le désespoir pousse souvent dans les bras de Dieu. «Je vais prier à l’église tous les matins, dans l’espoir qu’il finira par m’entendre. Que puis-je faire d’autre ?» se lamente Mercillia, une jolie trentenaire. Malgré des études en comptabilité, elle ne trouve pas de travail et s’angoisse chaque jour de ne pouvoir subvenir aux besoins de ses deux enfants. Elle aussi est veuve, son mari «a été tué pendant les affrontements de 2014», précise la jeune femme qui garde en haut du dos une étoile brune, trace d’une balle reçue pendant cette période funeste.
Look de rockeur
Dieu est peut-être omniprésent en Centrafrique, mais il y a six ans, c’est aussi en son nom qu’explosait une sanglante guerre des religions, opposant la majorité chrétienne et la minorité musulmane. Dans ce pays où les uns et les autres avaient vécu jusque-là en bonne entente (du moins en apparence), où l’on croise des musulmans amateurs d’alcool aussi bien que des chrétiens polygames, le déchaînement des violences a été dévastateur. Depuis, à Bangui, une paix précaire s’est finalement imposée. Mais les Centrafricains restent aux aguets, s’alarmant de la montée des tensions à chaque annonce d’un nouveau massacre. Il y en a encore régulièrement dans l’arrière-pays, cet immense territoire grand comme la France et la Belgique réunies, qui s’étend dès la sortie de la capitale.
«Le traumatisme des violences vécues est toujours là, même si les gens n’en parlent pas», constate Enoch Tompte-Tom, doyen de l’Institut de théologie évangélique, vaste campus situé non loin du rond-point des Martyrs. «On y a formé plus de 1 000 pasteurs depuis sa création en 1974», rappelle le doyen au look de rockeur, lunettes de soleil et tee-shirt noir sous une veste de même couleur, qui se targue d’être également «le seul psychanalyste de Centrafrique». Il confirme sans hésiter : «la crise», celle de 2013-2014, a renforcé les églises évangéliques. «Depuis ce conflit, les gens se sentent totalement désaxés. Et les évangéliques avec leurs rituels, qui invitent à se défouler, ont en outre l’avantage de sembler plus proches des cultures traditionnelles», résume-t-il. Mais les églises évangéliques offrent aussi une explication simple et rassurante face aux malheurs du temps présent.
«Les forces spirituelles du mal existent», soutient Mario, pasteur de l’Eglise universelle du christ, croisé devant l’ancien cinéma qui offre des guérisons à la carte. «En Afrique, nous souffrons de la misère et des épidémies. En Europe, vous avez le terrorisme et l’homosexualité. En Amérique, il y a la drogue et la dépression», énumère le pasteur. Avant de prévenir : «Nous ne sommes pas pour autant des magiciens. C’est la prière qui, chez nous, sert d’exorcisme. Contrairement à la sorcellerie. Or ici elle est encore très présente.» En Centrafrique, comme ailleurs sur le continent, derrière les appartenances religieuses affichées, il existe souvent un autre monde de croyances invisibles. Celles-là restent secrètes, cachées dans l’ombre des «nouveaux Jérusalem».
Maria Malagardis Envoyée spéciale à Bangui