Répression au Tchad : "Les manifestants en avaient assez de la famille Déby, au pouvoir depuis plus de 30 ans"
https://afrique.tv5monde.com/i Mis à jour le 21 octobre 2022 à 18:02 par Pierre Desorgues
La tension est partiellement retombée ce vendredi 21 octobre au Tchad au lendemain d'une journée de violences inédites lors de manifestations anti-pouvoir qui ont fait une cinquantaine de morts à travers le pays, et de la suspension des activités des principales structures de l'opposition. Comment expliquer une telle répression de la part du régime Déby ?
Entretien avec Roland Marchal, chercheur au CNRS et spécialiste du Tchad contemporain.
TV5MONDE : Comment interprétez-vous ce niveau de mobilisation des manifestants et la réponse violente du régime ?
Roland Marchal : Le niveau de mobilisation des opposants au régime ne m'a pas étonné après la décision du pouvoir militaire de prolonger la durée de la transition de deux ans. Cette décision, suite à la mise en place d'un dialogue inclusif, a causé un sentiment de dégoût chez beaucoup de Tchadiens et aussi au sein des chancelleries occidentales.
L'appareil militaire et sécuritaire est resté en place. Les manifestants pensaient que tout allait changer et rien n'a en fait changé.
Roland Marchal, chercheur au CNRS
Certes, l'épisode du dialogue national inclusif ne peut pas être réduit à une opération de communication. Mais la réalité est simple : nous n'avons pas assisté à un transfert de pouvoir. L'appareil militaire et sécuritaire est resté en place. Les manifestants pensaient que tout allait changer et rien n'a en fait changé. De l'autre coté, Saleh Kebzabo, Premier ministre du Tchad depuis le 13 octobre dernier et ancienne figure civile de l'opposition, connaît la réalité du rapport de force entre les militaires et les civils. Il y a un réel agacement de la part des anciens contre ces jeunes opposants qui ont manifesté.
Voir : journée sanglante à N'Djamena
TV5MONDE : Comment expliquer un tel niveau de répression ?
Roland Marchal : Il y a plusieurs scénarios possibles. Une partie de l'appareil sécuritaire considère que le régime a fait des compromis durant cette période et donc il est nécessaire pour son maintien au pouvoir de 'cogner' très fort contre l'opposition pour éviter la naissance d'un mouvement de contestation plus large.
Un autre scénario est évoqué. Il a été repris par les chancelleries occidentales. Les forces de l'ordre et de sécurité tchadiennes ne sont pas assez formées pour faire face à des manifestations de l'opposition. Le nombre de victimes parmi les manifestants atteste que les forces de l'ordre se sont servies de leurs armes à feu non pas pour se défendre mais bien pour attaquer.
Certains membres de la famille Déby, des généraux, des gens de l'appareil sécuritaire, estiment que Mahamat Idriss Déby n'a pas assez défendu les intérêts du régime face aux opposants. Orchestrer une répression dure avait pour but de tâcher sa réputation d'ouverture.
Roland Marchal, chercheur au CNRS, spécialiste du Tchad
Un autre scénario a été avancé par le régime. Plus de 1500 manifestants auraient été formés dans des camps pour s'emparer du pouvoir. On a retrouvé des armes chez des manifestants. Mais on voit mal l'appareil policier et sécuritaire au pouvoir depuis plus de trente ans ne pas anticiper un tel phénomène.
Autre scénario plausible : durant la période du dialogue inclusif entre l'opposition et le pouvoir, Mahamat Idriss Déby, l'homme fort du régime, s'est montré ouvert. Certains membres de la famille Déby, des généraux, des gens de l'appareil sécuritaire, estiment qu'il n'a pas assez défendu les intérêts du régime face aux opposants. Orchestrer une répression dure avait pour but de tâcher sa réputation d'ouverture. Cela lui fait comprendre qu'il faut respecter le groupe dominant et l'oblige à se montrer plus solidaire avec le régime. C'est une explication très probable.
TV5MONDE : Qui sont les manifestants ? Quelles sont les raisons de leur colère ?
Roland Marchal : Ce sont des jeunes qui sont nés sous Idriss Déby (président du Tchad de 1990 à sa mort en 2021) qui en ont assez de la famille Déby au pouvoir depuis plus de 30 ans. Il y a une réelle volonté de changement, de voir enfin un civil au pouvoir à la place des militaires. Il y a autour notamment du parti des Transformateurs un vrai refus du pouvoir dynastique (Mahamat Idriss Déby, fils d'Idriss Déby, est président de la transition).
Le pouvoir est dominé par les gens du nord du pays, surtout les Zaghawa au sein de l'appareil sécuritaire dont est issue la famille Déby. Et les gens du Nord représentent seulement 10% de la population
Roland Marchal, chercheur au CNRS, spécialiste du Tchad
Par ailleurs, il y a une autre dimension à retenir. Le pouvoir est dominé par les gens du nord du pays, surtout les Zaghawa au sein de l'appareil sécuritaire dont est issue la famille Déby. Et les gens du Nord représentent seulement 10% de la population. La majorité de la population dans le sud du pays ne cache pas son hostilité contre les Zaghawa.
Il y aussi le sentiment que le Dialogue national a été une opération destinée à flouer l'opposition. Sur les 1400 délégués présents, la majorité d'entre eux était favorable au pouvoir des Déby.
Des parents dévastés identifient les victimes des manifestations sanglantes au Tchad
Zone Bourse
Timothée Sidjim a quitté la morgue les yeux rougis et le regard hagard. Il venait d'identifier le corps de son fils de 22 ans, Allasem, l'une des 50 personnes au moins tuées dans les violences qui ont éclaté lors des protestations contre le gouvernement tchadien jeudi.
Des centaines de personnes sont descendues dans les rues de la capitale N'Djamena et d'autres villes pour exiger une transition plus rapide vers un régime démocratique, quelques semaines seulement après que la junte militaire a annoncé qu'elle prolongeait de deux ans son séjour au pouvoir.
La police a réagi en tirant à balles réelles sur les manifestants, selon des groupes de défense des droits, dont Amnesty International. Environ 300 personnes ont été blessées, a déclaré le gouvernement.
Le chef de l'opposition, Succes Masra, a fait état d'un bilan plus élevé de 70 morts, et de plus de 1 000 personnes qui auraient été blessées et torturées.
Sidjim s'est rendu à la morgue vendredi matin après qu'un ami d'Allasem ait appelé pour annoncer la nouvelle. Une balle était logée dans la poitrine d'Allasem.
"L'hôpital a essayé d'appeler tous les contacts de son téléphone dans l'espoir de retrouver ses proches", a déclaré Sidjim, 69 ans, qui se remet encore des gaz lacrymogènes qu'il a inhalés pendant les manifestations.
Les rues habituellement animées de N'Djamena étaient calmes vendredi. Un trafic léger se faufilait entre les barricades et les pneus carbonisés laissés par les manifestations.
Les forces de sécurité se tenaient aux ronds-points et bordaient les routes principales.
Vendredi, le Président Mahamat Idriss Deby a rendu visite aux victimes qui se remettent de leurs blessures à l'hôpital.
Sidjim pleure sa perte comme beaucoup d'autres.
"Mon fils n'avait que 22 ans. Il venait d'obtenir son diplôme d'études secondaires cette année, mais malheureusement, ses rêves ont été brisés", a-t-il déclaré.
"Il est si difficile d'enterrer des enfants dans la fleur de l'âge".
Des manifestations sporadiques ont eu lieu au Tchad depuis un coup d'État militaire en avril 2021, au cours duquel Mahamat Deby a pris le pouvoir après la mort de son père, le dirigeant de longue date Idriss Deby.
Mais les tensions ont augmenté ce mois-ci depuis que de nouvelles résolutions adoptées ce mois-ci ont repoussé les élections à 2024 et permis à Deby de se présenter à la présidence lors du vote éventuel.
Les manifestations de jeudi semblent être les plus sanglantes à ce jour, suscitant un tollé de la part des groupes de défense des droits de l'homme qui accusent les forces de sécurité de massacrer des civils et demandent instamment que des enquêtes soient menées sur les événements.
Le gouvernement a décrit les protestations comme une insurrection armée "pour prendre le pouvoir".
Les autorités sont toujours en train de dresser un bilan définitif des morts. Les tribunaux ont reçu l'ordre d'ouvrir des enquêtes vendredi.
Les responsables de la morgue ont dit à Sidjim qu'ils devaient garder les corps pendant encore 24 heures pour effectuer les autopsies, a-t-il dit.
Les puissances internationales, notamment l'Union africaine, les Nations unies et les États-Unis ont condamné les violences.
L'ambassade des États-Unis à N'Djamena a publié jeudi une photo de l'ambassadeur agenouillé près d'un tas de débris tachés de sang et de chaussures jetées.
"Le gouvernement va mettre en place une commission d'enquête dès que possible", a déclaré le ministre des Affaires étrangères Mahamat Saleh Annadif aux ambassadeurs étrangers convoqués à une réunion vendredi.
"Certains de vos pays ont réagi très rapidement [aux manifestations]", a-t-il ajouté. "Des réactions précipitées à ce type d'événement peuvent conduire à des malentendus... que le gouvernement ne souhaite pas avoir."
Tchad- Togo Debout et 25 autres OSC condamnent la répression et exigent des sanctions
https://icilome.com/ By Godfrey AKPA October 22, 2022
La répression meurtrière des manifestations contre la prolongation de Mahamat Idriss Déby Itno soldée par une cinquantaine de morts et plus de trois cents (300) blessés, indigne plus d’un. Dans un communiqué, vingt-six (26) organisations de la société civile d’Afrique dont le Front citoyen Togo Debout (FCTD) et Synergie Togo haussent le ton et exigent des sanctions ciblées contre les membres du gouvernement et autres personnalités responsables de cette situation.
Communiqué
Tchad : La répression systématique des manifestations contre la prolongation de la période de transition doit immédiatement cesser
Des manifestations ont eu lieu jeudi 20 octobre 2022 contre la prolongation de la période de transition au Tchad et le maintien au pouvoir de Mahamat Idriss Deby Itno. Selon les chiffres du gouvernement tchadien, il y aurait au moins « une cinquantaine de morts et plus de 300 blessés ». Les signataires de ce communiqué appellent les autorités tchadiennes à mettre immédiatement fin à la répression des manifestants, conformément à la Constitution tchadienne et aux obligations internationales auxquelles adhère le Tchad.
Nous invitons les acteurs internationaux à agir fermement pour mettre fin à cette spirale de violences. Jeudi 20 octobre 2022, à l’appel d’une plateforme regroupant une partie de l’opposition politique et des organisations de la société civile, des manifestants sont descendus dans les rues de la capitale N’Djaména et de plusieurs villes de provinces dont Moundou pour dénoncer la prolongation de la période de transition. Le 10 octobre dernier, à l’issue d’un dialogue dit de « réconciliation nationale » boycotté par une partie de la société civile et de l’opposition, Mahamat Idriss Déby Itno a été investi comme Président de transition pour vingt-quatre mois supplémentaires. Il a aussi obtenu le droit de se présenter en tant que candidat aux prochaines élections présidentielles en contradiction avec la décision du Conseil de Paix et de Sécurité de l’Union africaine du 3 août 20211 et réaffirmée le 19 septembre 2022 fixant au 20 octobre 2022 la fin de la transition et interdisant aux membres du Conseil militaire de transition (CMT) d’être candidat aux élections à la fin de la transition.
La manifestation du 20 octobre avait été interdite par les autorités mais de nombreuses mobilisations ont néanmoins été organisées dans les différents quartiers des villes de N’Djamena et Moundou notamment. Ces manifestations ont été immédiatement réprimées par les forces de l’ordre par le jet de gaz lacrymogènes et des tirs à balles réelles. Selon le Premier ministre du gouvernement de transition tchadien, au moins une « cinquantaine » de personnes ont été tuées, dont une « dizaine » de membres des forces de sécurité. Il y aurait aussi « plus de 300 personnes blessées ». Mais le bilan pourrait être bien plus lourd que celui annoncé par les autorités. Les organisations de la société civile continuent à documenter les violences en se rendant dans les différents hôpitaux et centres de santé où se trouvent de très nombreux blessés.
Parmi les victimes, on déplore notamment le décès du jeune journaliste Narcisse Oredje. L’artiste Ray’s Kim, engagé depuis de nombreuses années dans la promotion des droits humains et de la démocratie, serait à l’hôpital en soins intensifs après avoir été touché par balle. Ces deux cas sont emblématiques de la brutalité qui s’est abattue sur tous les citoyens présents dans les rues tchadiennes ce jeudi 20 octobre 2022.
Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’association et de réunion pacifique, Clément Voule, a rappelé aux autorités tchadiennes que « tout recours à un usage excessif de la force contre les manifestants expose leurs auteurs à des poursuites conformément aux standards internationaux ». Alors que les violations des droits humains perdurent, la France et l’UE ont soutenu la transition et ont maintenu la coopération avec le Tchad, notamment la coopération militaire et policière.
La communauté internationale ne peut se contenter de déplorer ces violences et d’appeler à les faire cesser. Le régime doit être isolé et des sanctions ciblées doivent être mises en place tout en veillant à ce que la population tchadienne ne soit pas la première impactée.
Les organisations signataires de ce communiqué demandent :
– aux autorités tchadiennes de mettre fin, de façon immédiate, à l’usage délibéré et excessif de la force létale à l’encontre de manifestants ;
– à l’ensemble des acteurs internationaux (États européens, États-Unis, ONU, Union Africaine…) de condamner le recours à la force contre les manifestations pacifiques et d’exiger des enquêtes indépendantes sur ces violations massives des droits humains ;
– à la France et aux Etats-Unis de suspendre toute coopération avec les forces de défense et de sécurité impliquées dans ces violences ;
– à l’ensemble de la Communauté Internationale, et notamment la France et l’UE, d’envisager la mise en place de sanctions ciblées à l’encontre du gouvernement tchadien et des personnes responsables de la répression.
Vendredi, 21 octobre 2022