Lu pour vous
ENTRETIEN
En République Centrafricaine, un prêtre contre l’engrenage de la violence
http://www.lavie.fr 21/06/2019 à 17h31Laurence Desjoyaux
Le 20 mai, une religieuse franco-espagnole était retrouvée assassinée en Centrafrique, où elle était missionnaire. Dans ce pays où des groupes armés s’en prennent à la population et où l’Église catholique est régulièrement attaquée, Bernard Kinvi, prêtre camillien (de l’Ordre des clercs réguliers pour les malade, fondé par saint Camille de Lellis) et directeur de l’hôpital Saint-Jean-Paul-II de Bossemptélé, témoigne inlassablement et parfois au péril de sa vie de l’importance de la paix. Il décrit sa mission dans un livre, Mission (Cerf).
Quelle est la situation actuelle en Centrafrique ?
Le pays est toujours dans une grande instabilité. Presque 75% du territoire est occupé par plusieurs de groupes armés avec lesquels le gouvernement a signé les accords de Khartoum le 6 février 2019. Mais en fait rien n’est réglé, car la justice n’a pas été rendue. La plupart des chefs de ces milices ont du sang sur les mains ; on leur confie la gestion de régions qu’ils ont précédemment occupé par la force. La population qui a été opprimée doit maintenant se soumettre à ses oppresseurs… La mise en place de cet accord a même créé un effet d’aubaine, et d’autres groupes rebelles se sont manifestés, demandant la révision de l’accord de Khartoum pour avoir leur part du butin. Je n’ose pas imaginer, par ailleurs, combien d’argent a été dépensé pour réunir ces groupes armés, leur faire signer un accord et le leur faire tenir ensuite. Ces sommes auraient pu être dépensées pour la formation d’une vraie armée nationale ou bien pour payer les enseignants !
Quelles sont les répercussions de ce conflit dans la ville de Bossemptélé où vous dirigez l’hôpital Saint-Jean-Paul-II ?
Dans notre ville, située à 300 km de Bangui, la capitale de Centrafrique, la situation est plus calme qu’au pic de la crise, dans les années 2013 et 2014, mais c’est un calme précaire. Il y a trois mois, par exemple, des éleveurs peuls sont arrivés dans notre région avec leur bétail fuyant le groupe rebelle 3R, qui sévit plus au nord-ouest vers le Tchad et le Cameroun. Les habitants, qui savent qu’ils risquent d’importer le conflit chez nous, ont été méfiants mais ont tout de même fini par les accueillir. Mais fin mai, les miliciens 3R sont venus à leur tour, réclamant aux Peuls des taxes sur le bétail, ce qu’ils ont refusé. Il se trouve que le chef des Peuls a été hospitalisé dans notre hôpital et, le 1er juin, la rumeur a couru que les 3R arrivaient à l’hôpital. Devant cette menace, une bonne partie de la population a fui en brousse. Mais c’était une fausse alerte. Les Peuls ont fini par payer et les rebelles 3R sont repartis. Vous voyez l’instabilité dans laquelle nous travaillons…
On a décrit la guerre civile centrafricaine qui a débuté fin 2012 comme un conflit confessionnel opposant chrétiens et musulmans. Qu’en est-il selon vous ?
Les rebelles Séléka viennent du nord-est du pays, une région à dominante musulmane, du côté du Tchad. C’est une zone pauvre, alors même qu’elle possède beaucoup de richesses minières. « Séléka » veut dire « alliance », car c’est une alliance de différents groupes. Leur ambition n’est pas religieuse au départ. Il s’agit davantage d’une volonté de prise de pouvoir. Mais par recoupement, on a vite dit que c’était une rébellion musulmane, alors qu’il y avait parmi eux des chrétiens et des animistes. Ils ont détruit des églises mais aussi les boutiques de musulmans. Après leur prise du pouvoir et l’installation de Michel Djotodia comme président en mars 2013, ils se sont répartis les provinces du pays comme un butin de guerre. Ce qui les intéressait, clairement, c’était de prélever des taxes, de gagner de l’argent. Quand ils ont occupé notre ville de Bossemptélé, nous avons continué nos activités religieuses. Dans notre ville, des musulmans radicaux les ont soutenus, mais pas tous les musulmans.
J’avais cette espérance chrétienne que même si je mourais, je vivrais, car je serais mort pour une juste cause.
Quand des groupes d’autodéfense, dits « anti-balaka », se sont créés, ils se sont vengés et s’en sont pris aux musulmans dans leur ensemble. En revanche, je ne comprends tout simplement pas pourquoi on a dit que les anti-balakas étaient une milice chrétienne. Ils suivent une initiation d’un mois avec un rituel purement animiste qui leur garantit soi-disant l’invulnérabilité. Aujourd’hui, nous n’entendons plus parler de ces deux groupes, mais ils ont été remplacés par d’autres milices, comme je l’ai expliqué auparavant.
Vous êtes d’origine togolaise et avez été envoyé en mission en Centrafrique par votre ordre camillien. Pourquoi êtes-vous resté lors de la crise de 2012 à 2014 alors même que la ville de Bossemptélé a été le lieu de violents conflits et que vous avez été plusieurs fois directement menacé ?
Je suis prêtre camillien et j’ai fais le vœu de servir les malades au péril de ma vie. Lors de mon arrivée à Bossemptélé, j’ai très vite aimé cette population simple. Je me suis senti chez moi. Quand les troubles ont commencé, j’aurais pu partir – et on me l’a proposé – mais eux n’avaient nulle part où aller. L’unique structure qui pouvaient les aider, c’était la mission catholique et l’hôpital, le dernier de la région à rester ouvert. Ma conscience professionnelle m’a empêché de le fermer. Je savais que je pouvais mourir, mais j’avais cette espérance chrétienne que même si je mourais, je vivrais, car je serais mort pour une juste cause.
Quel a été votre rôle durant le conflit ?
Nous avons accueilli tout le monde et la mission catholique est devenu un lieu de refuge. Quand la Séléka menaçait, nous avons recueilli jusqu’à 1300 personnes chez nous, plutôt des chrétiens ou des animistes. Lorsque, plus tard, les anti-balaka ont gagné la ville, ce sont 1500 musulmans qui se sont réfugiés chez nous et nous les avons protégés par tous les moyens. J’ai moi-même enterré des dizaines de corps, laissés à l’abandon par une population effrayée. C’était pour moi une œuvre de miséricorde et une dignité rendue, sans parler du risque d’épidémies en laissant ces cadavres en plein air… Dès que cela a été possible, j’ai exfiltré vers le Cameroun des centaines de réfugiés.
Vous racontez aussi avoir soigné sans distinction les victimes et les criminels, votre hôpital devenant parfois lui-même un lieu de tension extrême. Pourquoi ?
Je me souviens d’un confrère prêtre, le père Denis, qui me disait : « Fais du bien à tout le monde, ne te poses pas de question sur ce qu’ils ont fait. Si tu as en face de toi un blessé, fais-lui du bien. » Avec cette règle en tête, j’essaye depuis toutes ces années de poser le regard de Dieu sur ces personnes qui m’arrivent. Je me rappelle que Jésus n’est pas venu pour les bien portants mais pour les pécheurs… De façon plus pragmatique, cette attitude a sauvé l’hôpital. Les blessés des deux camps nous ont pris en considération et sont devenus des interlocuteurs. Plusieurs fois, les rebelles ont voulu faire du mal et j’allais négocier. À chaque fois, j’ai tenté d’engager un dialogue et ce que j’appelle une contagion de l’amour qui ont souvent évité que plus de sang ne soit versé. Je crois que même dans le cœur de l’homme le plus mauvais existe toujours une colombe. Quand on va chercher cette colombe, la bonté peut reprendre le dessus. Être soigné avec amour peut changer les cœurs.
Dans votre livre, vous décrivez l’engrenage de la violence. Vous êtes arrêté un jour par deux hommes qui veulent tuer un enfant innocent que vous êtes entrain de sauver. Ils disent : « Il risque de grandir et de se venger plus tard, on ne peut pas le laisser vivre. » Est-il possible de désamorcer ce cycle mortifère ?
Le premier problème à mon sens, c’est l’éducation. La plupart de ceux qui ont tenu les armes ne sont pas des intellectuels, ce sont de pauvres jeunes qui n’ont rien à perdre. Lors du pic de violences, certains ne savaient même pas pourquoi ils combattaient, ils ne connaissaient pas le nom du président. Ensuite, le sang appelle le sang et la violence appelle la violence. Pour y mettre un terme, nous avons rouvert dès que possible notre école pour instruire les enfants. Le système éducatif est un désastre en Centrafrique. Si rien n’est fait, on prépare les rebelles de demain.
Être soigné avec amour peut changer les cœurs.
Je crois aussi qu’il faut absolument que le pays se dote d’une armée régulière digne de ce nom, au lieu de vouloir transformer des rebelles en loyalistes. Enfin, mes confrères, les sœurs, les pasteurs et moi faisons tout un travail discret avec les 4000 habitants de Bossemptélé qui sont toujours réfugiés au Cameroun. Nous les visitons et parlons avec eux pour désamorcer ce cycle de violence. Aujourd'hui certains d'entre eux commencent par revenir à Bossemptélé.
En Centrafrique, le statut des prêtres en débat
Fin 2015, le Pape François s’est rendu en République centrafricaine alors que Catherine Samba-Panza était chef de l'État de transition. Quel souvenirs gardez vous de ce voyage et quels en ont été les fruits ?
Juste avant sa venue, le cycle de violence avait repris et j’avais vraiment peur pour lui et pour la foule qui viendrait le rencontrer. De nombreux diplomates ont d’ailleurs tenté de le dissuader de faire ce voyage. Mais tout s’est bien passé. Par quelques mots de sango, il a demandé la paix et l’amour. Après son départ, les onze barrières des anti-balaka qui barraient la route entre Bangui et Bossemptélé ont été levées. Dans la foulée, les élections de 2015 se sont plutôt bien passées. Mais cet héritage de paix n’a pas duré et les violences ont reprises. Le voyage du pape a eu cependant des effets concrets. L’hôpital pédiatrique de Bangui a été modernisé grâce aux fonds du Vatican. Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui, a été créé cardinal ce qui a renforcé son poids et sa capacité d’interpellation dans le pays.
L’Église catholique en République centrafricaine est régulièrement la cible d’attaques et d’assassinat. Une religieuse française a été tuée en mai et ce n’est que la dernière d’une longue série. Comment gardez-vous l’espérance dans ce contexte ?
Nous faisons notre travail en demeurant prudents. Nous essayons toujours de dialoguer, mais nous savons que nous sommes des cibles. En pensant au mal qui nous entoure, nous pouvons être emportés par la tentation du découragement. Le sentiment que l’on ne voit pas le bout du tunnel. On se dit parfois que l’on ne peut pas vivre dans cette situation d’horreur, même si tous les drames ne se passent pas directement chez nous mais dans d’autres parties du pays. C’est une grande douleur. Mais j’essaye de penser à tout le bien que nous avons pu faire, des milliers de personnes qui seraient mortes sans nous. Je pense à leur joie, à leur gratitude et je sais que notre mission n’est pas vaine et que nous pouvons encore faire beaucoup de choses. Je sais aussi que quand je sors de la mission et que j’ai le sourire, les gens que je rencontre se détendent même s’il y a des problèmes autour. Ce simple sourire peut faire beaucoup.