Lu pour vous
https://www.jeuneafrique.com/ Par François Soudan 31 octobre 2022 à 08:15
Aux yeux des Africains, la guerre en Ukraine n’est pas une guerre pour des valeurs, valeurs que du reste tout le monde a violées. Ce n’est tout simplement pas leur guerre.
Burkina Faso. Inaugurée par Leonid Brejnev en personne, qui y reçut à déjeuner Valéry Giscard d’Estaing à la grande époque de l’amitié franco-soviétique, l’ambassade de la Fédération de Russie à Paris est un exemple type de l’architecture post-stalinienne des années 1970 : fonctionnelle, massive et brutaliste. En cette matinée d’octobre 2022, huitième mois de l’invasion de l’Ukraine, le cordon de policiers français qui l’entoure, filtre les accès et assure la surveillance anti-drones du bâtiment lui donne une allure de forteresse assiégée.
La France et la Russie ne sont pas en guerre, mais on en perçoit les prémices dans les couloirs sombres du rez-de-chaussée et la mine grave des deux diplomates qui, à leur demande, reçoivent Jeune Afrique pour ce qu’on appelle un briefing off, une rencontre d’où ne peut filtrer que ce que les journalistes sont en mesure – à leurs risques et périls – de restituer. Alexander Makogonov, porte-parole, et Ilya Tikhonov, secrétaire chargé de l’Afrique, sont jeunes, policés et parfaitement francophones. Leur objectif est d’assurer le service après-vente d’une tribune signée Oleg Ozerov, cheville ouvrière du prochain sommet Russie-Afrique, prévu en principe pour la mi-2023, ce qu’ils font, il faut le reconnaître, avec un certain talent et juste ce qu’il faut de conviction pour ne pas apparaître comme de simples propagandistes.
Élément de langage clé de nos deux interlocuteurs : la France n’est pas notre ennemie, même si elle se comporte comme telle, « nous ne demandons pas aux Africains de couper leurs relations avec Paris, nous ne leur disons pas : “Soutenez notre opération spéciale en Ukraine ou nous allons vous punir.” Cette posture de chantage, nous la laissons aux Occidentaux, qui en usent systématiquement. Nous n’obligeons pas les Africains à choisir un camp contre l’autre, même s’ils doivent savoir que nous sommes dans le même camp qu’eux ».
Diffusée auprès de plusieurs médias du continent et intitulée « L’Afrique a son droit souverain de choisir ses partenaires », la tribune de l’ambassadeur Ozerov prétend démontrer que le système coercitif appliqué aujourd’hui à la Russie par les Américains et les Européens est prêt à servir à l’encontre de tout pays du continent rétif à l’absorption des standards de gouvernance et d’alignement décrétés par l’Occident. Blocage des systèmes de paiement et des chaînes logistiques, gel des avoirs financiers des dirigeants, « agenda vert imposé » afin d’empêcher l’Afrique de « créer une base énergétique solide pour l’électrification et l’industrialisation » – avec à titre d’exemple cette « hypocrisie » qu’est l’exigence d’un arrêt de la construction de l’oléoduc est-africain –, interventions militaires en Libye, en Centrafrique et au Mali qui ont « fait preuve de défaillance complète », et même, le terrain culturel et religieux n’étant pas à négliger, injonction d’adhérer à « la saga du genre, avec renonciation à la division naturelle des sexes ».
Citation de Frantz Fanon à l’appui sur les souffrances que l’Europe, qui jamais ne cessa de parler de l’homme, a infligées à l’humanité, Ozerov conclut son « oped » sur cette phrase : « Un demi-siècle plus tard, nous voilà revenus à la lutte postcoloniale qui prend aujourd’hui un essor global. »
Financements ? Quels financements ?
Réquisitoire, certes, mais contenu dans les limites d’un langage diplomatique qui n’a que peu de chose à voir avec l’exercice de bazooka oratoire auquel s’est livré le Premier ministre malien à la tribune de l’ONU, le 24 septembre. D’ailleurs, à en croire nos deux diplomates, les ambassadeurs russes sur le continent ont reçu pour consigne d’entretenir des relations courtoises avec leurs homologues français (alors que ces derniers ont, eux, été priés d’éviter tout contact).
Lorsque l’incontournable sujet du groupe mercenaire Wagner est abordé, la réponse est toute prête : il s’agit là d’une société de sécurité privée à l’exemple de l’américaine Blackwater, dont les méthodes opératoires ont été critiquées par le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, en personne. Son fondateur, Evgueni Prigojine, « ne représente pas le Kremlin », pas plus que l’idéologue Pavel Douguine, l’un des inspirateurs du narratif anti-français des influenceurs afro-nationalistes. Quant aux soupçons de financement des propagandistes du Net qui relaient avec zèle le narratif russe sur l’Ukraine et des ONG dont les membres agitent le drapeau tricolore du tsar Pierre le Grand lors des manifestations à Bamako, Ouagadougou, Dakar, Bangui, N’Djamena, Goma ou ailleurs, ils sont balayés d’un revers de main : « Nos ambassades n’ont aucun budget pour financer qui que ce soit, et c’est faire preuve de mépris à l’égard des Africains que de croire que leurs convictions s’achètent. »
L’argument est d’autant plus habile qu’en dehors de classiques invitations tous frais payés, au sommet de Sotchi en 2019 ou au Forum « Russie-Afrique et maintenant ? », organisé le 24 octobre à Moscou sous la présidence du « Monsieur Afrique et Moyen-Orient » de Vladimir Poutine, Mikhaïl Bogdanov, aucune preuve de financement russe direct d’activistes francophobes n’a été présentée à ce jour par les services français, qui, on l’imagine, les recherchent activement. Ce qui permet aux diplomates de la Fédération en poste sur le continent de maintenir une ligne parfaitement légitimiste envers les pouvoirs en place, quels qu’ils soient, tout en laissant leurs partisans locaux s’en prendre avec virulence aux chefs d’État jugés « pro-français », tels Alassane Ouattara, Mohamed Bazoum, Macky Sall, Patrice Talon, Mahamat Idriss Déby Itno ou Embaló Sissako.
Stratégie low cost
Argent russe ou pas, la stratégie d’influence de Moscou sur le continent est en réalité une stratégie low cost, à peu de frais, puisque, face à une France tétanisée par la hantise d’être sans cesse rattrapée par son passé colonial, elle se contente d’exploiter et d’exacerber des ressentiments et des divisions bien antérieurs à l’invasion de l’Ukraine. Avec pour munitions une jeunesse déboussolée, sans travail, prête à risquer sa vie sur les chemins hasardeux de l’émigration, sensible aux sirènes du complotisme, du racialisme et de la xénophobie, le tout sur fond de cette « atonie intellectuelle » assourdissante des réseaux sociaux pointée par Achille Mbembe.
Stratégie low cost, mais payante, si l’on se réfère à la résilience de l’image plutôt flatteuse de la Russie en Afrique, relevée sondage après sondage. Une Russie qui, aux yeux de beaucoup d’Africains, a été du bon côté de l’Histoire lors des luttes de libération, avant de former dans ses universités des dizaines de milliers de cadres du continent. Une Russie qui, à l’instar de la Chine, sait entretenir le mythe de son innocence impériale, elle qui n’a jamais colonisé le Sud et ne fut qu’observatrice à la Conférence de Berlin. Une Russie issue de la matrice de l’Union soviétique, laquelle englobait l’Ukraine, que nombre d’Africains connaissent peu et qu’ils ont découverte en mars avec les images traumatisantes de leurs compatriotes étudiants en fuite, triés au faciès aux frontières de l’Union européenne et condamnés depuis à une vie d’errance.
Poutine, ou une revanche par procuration
Et puis il y a Poutine, le néo-tsar, que les dirigeants ne sont pas rares à admirer secrètement comme une sorte de revanche par procuration, eux qui sont contraints par la loi des rapports de force d’ingurgiter quotidiennement des leçons de bonne gouvernance de la part des Occidentaux. Tout cela, joint à l’éternel sentiment du deux poids, deux mesures, explique pourquoi, en dépit de l’acharnement d’un Joe Biden, d’un Emmanuel Macron, d’un Antonio Guterres ou d’une Ursula von der Leyen pour leur expliquer le contraire, la Russie et son maître ne sont pas perçus comme des menaces par la majorité des Africains. La guerre en Ukraine n’est pas à leurs yeux une guerre pour des valeurs, valeurs que tout le monde a violées, ce n’est pas leur guerre, et Poutine ne leur fait pas peur.
Pour autant, les chefs d’État africains ne sont pas naïfs. Si, à l’ONU, nombre d’entre eux s’abstiennent toujours de condamner la Russie, ce n’est pas parce qu’ils avalent les yeux fermés le wording du Kremlin sur la pseudo-nazification de l’Ukraine et « l’agression coloniale » de l’Otan, mais parce qu’ils sont dépendants des céréales, des engrais, du pétrole et des armes russes.
Qu’on le veuille ou non, le discours souverainiste distillé depuis Moscou et Pékin selon lequel une poignée de démocraties occidentales, dont d’anciens pouvoirs coloniaux, ont détourné à leur profit l’ordre international pour promouvoir leurs propres critères comme unique forme de bonne gouvernance est loin de les laisser insensibles, en particulier ceux d’entre eux qui estiment que les problématiques de droits de l’homme doivent être évacuées des relations entre États. Pour le reste, tant qu’il y aura un Josep Borrell, haut-représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, pour oser dire, c’était le 13 octobre à Bruges, que l’Europe est « un jardin » menacé d’« invasion » par cette « jungle qu’est le reste du monde », Poutine et son cuisinier Prigojine n’auront guère d’efforts à fournir pour que les drapeaux russes flottent dans le ciel d’Afrique.