Par Christophe Ayad
Libération 17/05/2010
On savait le président sénégalais peu avare en autocompliments, voire mégalomane, mais ce qui vient de se passer à l’occasion de la
«libération» de Clotilde Reiss et de son retour en France est hors normes.
Avant même que la jeune fille ne
pose le pied sur le sol français dimanche, Abdoulaye Wade s’est empressé de revendiquer la paternité de la médiation qui a permis sa libération. Face à la moue dubitative des spécialistes du
dossier et au silence éloquent de certains décideurs français (notamment Bernard Kouchner), mortifié d’être remercié au même titre —ni plus ni moins— que le Brésilien Lula (en ce moment à
Téhéran) et le Syrien Bachar al-Assad, le ministère des Affaires étrangères sénégalais a publié un compte-rendu détaillé de toutes les démarches entreprises: coups de téléphone, allers-retours,
rendez-vous à Paris, Dakar ou Téhéran. Et un petit règlement de comptes à la clé.
En résumé, Wade, de retour d’un
voyage à Téhéran en octobre 2009, fait comprendre lors de son escale parisienne à Claude Guéant (secrétaire général de l’Elysée), accompagné d’André Parant (responsable de la cellule Afrique de
l’Elysée), qu’il y a matière à négocier avec Ahmadinejad. Il a le feu vert de Paris pour une médiation. Le ministre sénégalais des Affaires étrangères s’affaire jusqu’au 13 novembre, date à
laquelle Wade transmet un message important à Parant, venu tout exprès à Dakar. Mais le lendemain, Parant, de retour à Paris, demande à Wade de tout cesser, selon la version
sénégalaise.
Plus tard en novembre, c’est
Ahmadinejad qui vient au Sénégal: l’affaire Reiss n’aurait pas été évoquée. Finalement, Claude Guéant demande le 26 mars 2010 à Karim Wade, ministre et fils du Président, de réactiver la
médiation sénégalaise. Ce dernier entreprend aussitôt un voyage à Téhéran en compagnie de l’avocat Robert Bourgi, célèbre entremetteur de la Françafrique. Puis c’est au tour du chef de la
diplomatie iranien, Manouchehr Mottaki de venir à Dakar le 3 avril. Le 6, Karim Wade rend compte à Guéant à Paris. Le président sénégalais reçoit dans la foulée une lettre de Nicolas Sarkozy
«qui permet de faire aboutir rapidement les discussions». Le 11 mai au soir, Abdoulaye Wade cherche à joindre son homologue français pour lui annoncer la bonne nouvelle: Téhéran a décide
de relâcher Reiss. Vu «l’heure tardive», il trouve Claude Géant.
Les comptes personnels du
président sénégalais
Ce récit appelle quelques remarques.
Il est suffisamment précis et vérifiable pour ne pas souffrir contestation, du moins sur le calendrier. On sait que Wade, qui préside en ce moment l’Organisation de la conférence islamique (OCI),
s’est beaucoup rapproché des Iraniens ces derniers mois, et qu’il entretient un dialogue régulier avec Ahmadinejad. On sait aussi que le Sénégal et la République islamique ont des liens anciens.
Mais est-ce que toutes ces rencontres, tous ces voyages étaient consacrés à l’affaire Reiss ? C’est plus compliqué à affirmer et il n’est pas difficile de reconstituer un agenda tant les contacts
au plus haut niveau entre Paris et Dakar sont réguliers.
Côté français, on ne nie pas que
Wade ait effectué une mission de bons offices, mais on souligne que la Syrie a eu un rôle nettement plus actif, au moins au début, lorsque Clotilde Reiss est sortie de la prison d’Evin. Surtout,
on souligne l’action du président brésilien, jugée plus décisive que l’activisme brouillon du digeant sénégalais.
On ne peut pas manquer aussi de remarquer
l’instance de Wade à régler quelques comptes personnels. Ainsi, André Parant est accusé d’avoir «retardé» de six mois la libération de Reiss en mettant brutalement fin à la médiation
sénégalaise. Il faut savoir qu’Abdoulaye Wade ne décolère pas contre le conseiller Afrique de l’Eysée (qui est bien André Parant et non Jean-David Levitte, comme il est écrit dans le communiqué de Dakar),
qui a eu des mots très durs contre sa gestion calamiteuse et contre sa volonté de voir son fils Karim lui succéder lors d’un déjeuner avec l’Association de la presse diplomatique. Seulement, un
journal français a brisé le "off" et reproduit les propos de Parant… Depuis, c’est la guerre entre «gorgui» (le vieux) et le Monsieur Afrique, par ailleurs ex-ambassadeur de France à Dakar. Et
l’affaire Reiss est une arme parmi d’autres. Au passage, Wade rend un discret hommage à l’avocat franco-sénégalais Robert Bourgi, qu’il préfère aux diplomates français dont il n’apprécie pas la
froideur hautaine et les leçons de morale (Wade n’est pas en bons termes avec Jean-Christophe Rufin non plus). Dans la série des perfidies, Sarkozy en prend aussi pour son grade: injoignable à
23h30 le 11 mai, heureusement que Guéant est là pour tenir la boutique.
Enfin, le communiqué du ministère
sénégalais des Affaires étrangères pose deux questions essentielles. Qu’est-ce que Wade négociait exactement (puisqu’il parle de modalités d’accord) en novembre dernier? Et surtout, quelle est la
teneur de cette lettre envoyée par Sarkozy aux Iraniens, via le Sénégal? Etant donné la libération précipitée d’Ali Vakili Rad, attendue dans les heures à venir, cette missive prend un intérêt
certain…
Le président du Sénégal dit avoir
libéré Reiss et agace Sarkozy
Par Zineb Dryef | Rue89 | 18/05/2010 | 13H46
Abdoulaye Wade s'attribue la libération de la Française et s'en prend à
l'Elysée. Dakar raille son président mégalo.
Abdoulaye Wade est-il vraiment l'artisan de la libération de Clotilde Reiss ? Pour sortir l'étudiante d'Iran, il a fallu vraisemblablement l'échanger contre des prisonniers iraniens et compter avec
les interventions du Brésil, de la Syrie et du Sénégal. L'Elysée a d'ailleurs remercié les chefs d'Etat de ces pays dès l'annonce de la libération de la Française.
Si Lula da Silva (Brésil) et Bachar al Assad (Syrie) ont eu le triomphe modeste, le Sénégalais Abdoulaye Wade, président de l'Organisation de la conférence islamique (OCI) et interlocuteur privilégié de Mahmoud
Ahmadinejad, a plastronné sur RTL, en s'attribuant non seulement la réussite de l'opération, mais aussi en accusant André Parant, le conseiller Afrique de l'Elysée, d'avoir
retardé la libération de Clotilde Reiss :
« A l'occasion d'une visite à Téhéran, j'ai parlé au président Ahmadinejad. Je lui ai suggéré de libérer Clotilde Reiss qui avait
été arrêtée en 2009 et il m'avait donné son accord. Je lui avais conseillé de le faire pour des raisons humanitaires et que cela aurait une très grande portée. […]
Quand je suis rentré, j'ai parlé à Sarkozy directement en lui disant que le président Ahmadinejad était d'accord pour libérer Clotilde
Reiss. J'ai appelé à l'Elysée pour demander à Sarkozy de m'envoyer quelqu'un en qui il avait confiance pour voir, dans les détails, comment on pourrait procéder à la libération de Clotilde Reiss
et on m'a envoyé André Parant […].
Cela s'est passé en octobre 2009 et il est reparti. Mais quelques jours après, j'ai été très étonné quand il m'a appelé pour me
dire : “ Président Wade, on vous demande de laisser ce dossier de côté pour l'instant, parce qu'il se trouve que nous sommes sur une piste. Nous avons un contact extrêmement sérieux
[…].”
Mais, je suis arrivé à la conclusion que s'il n'y avait pas cette intervention de M. Parant, Clotilde Reiss serait libérée depuis six
mois. Alors que j'avais monté, avec les Iraniens, un chronogramme extrêmement précis de la libération, il fallait simplement me laisser faire et l'affaire serait terminée depuis très
longtemps. »
Au Sénégal, l'attitude du Président est diversement accueillie. Félicité
par Le Soleil pour le rôle déterminant qu'il a joué dans la libération de Clotilde Reiss, Abdoulaye Wade est raillé par une grande
partie de la presse.
Placer son héritier, Karim
Wade
« Wade prépare Karim à la succession » titre
Sud Quotidien, en référence au rôle joué par Karim Wade, ministre d'Etat et fils du Président.
Mis en avant par son père, le fils Wade a été envoyé à Téhéran et à Paris à plusieurs reprises (sans être reçu par Nicolas Sarkozy)
pour « faire le médiateur ». Cette agitation a beaucoup agacé à Dakar, notamment l'Alliance des forces de progrès (AFP) qui appelle à la retenue :
« Quand on viole les principes liés aux exigences républicaines dans les domaines de la méthode, du style et des rites de l'Etat,
qui sont foulés au pied, on ne peut que condamner cette fébrilité qui fait désordre.
L'incompétence et l'arrogance font difficilement bon ménage avec la diplomatie, surtout quand, sans aucune retenue, le chef de l'Etat
tient, coûte que coûte, à s'approprier le mérite du dénouement d'un dossier d'une grande complexité politique et contenant de multiples aspects, et qui requiert tact, discrétion et esprit de
coopération entre toutes les parties concernées. »
L'intervention des Wade dans l'affaire Reiss s'est soldée par un extraordinaire imbroglio diplomatique. Le père Wade a d'abord agacé
Paris en relançant le Quai d'Orsay, en dépit de la préférence française pour la diplomatie brésilienne.
Un agacement que Nicolas Sarkozy manifestera en exigeant de Bernard Kouchner qu'il cesse de recevoir le fils, lequel continuera, via
l'avocat Robert Bourgi, a être reçu par Claude Guéant jusqu'à ce que Nicolas Sarkozy « pète un plomb », selon l'expression du Quotidien.
Malgré ses allers et retours entre Paris, Dakar et Téhéran, le fils Wade ne sera jamais reçu par Nicolas Sarkozy.
Couler un ennemi, André
Parant
Un succès international n'est pas de trop pour conforter l'image de Karim Wade en digne héritier de son père, juge l'Observateur. Or, André Parant, conseiller Afrique de
l'Elysée, ne serait pas au mieux avec la famille Wade :
« Il fallait donc recadrer, donner un nouveau gage de compétence du ministre d'Etat Karim Wade, le présenter comme apte à traiter
des dossiers d'envergure internationale et […] surtout “abattre” le personnage qui écorne l'image de Karim Wade au sein de la fameuse cellule africaine de l'Elysée dirigée par l'ambassadeur
Jean-Daniel [sic] Levitte.
En effet, André Parant, ancien plénipotentiaire de France au Sénégal, membre de la cellule, appartient à l'influent mouvement
diplomatique qui veut nettoyer les relations entre Paris et ses anciennes colonies de scories laissées par la “Françafrique”. […]
L'ambassadeur André Parant […] n'avait pas pu se retenir devant des journalistes, dont un de l'Est républicain, pour prévenir des
“risques” que prenait le président Wade en insistant dans sa volonté de se faire succéder par son fils. L'affaire avait un peu secoué l'axe Paris-Dakar, il y a quelques semaines. »
Ce qui, à en croire l'Observateur, aurait conduit Abdoulaye Wade à accuser André Parant d'avoir retardé de six mois la libération de
l'étudiante française, parce que ce dernier a exprimé des réserves sur son fiston.
Wade aurait donc brillé sur la scène internationale, réglé ses comptes, placé sa descendance… Et peut-être permis -un peu- de libérer
Clotilde Reiss. Si Nicolas Sarkozy a poliment remercié les Wade, Bernard Kouchner a commenté, laconique : « Regardez comme je suis muet. »
A Jeune Afrique, on s'interroge :
« S'agit-il du plus important fait d'armes d'Abdoulaye Wade depuis qu'il a entamé une carrière de médiateur
international ? »