ACHILLE MBEMBE DEMANDE À LA FRANCE DES SANCTIONS CIBLÉES CONTRE LE RÉGIME DE YAOUNDÉ
Scènes inhabituelles, le 25 février, devant l’ambassade de France à Yaoundé, au Cameroun. En lieu et place de la foule ordinaire des quémandeurs de visas exposés aux intempéries, quelques centaines de sans-travail assiègent la place armées de pancartes et de banderoles fraîchement peintes.
Attroupement spontané, fait-on mine de croire. En vérité, l’une de ces rodomontades auxquelles nous ont habitués les régimes tyranniques lorsque, à court d’imagination et pris la main dans le sac, ils sont obligés d’attiser passions pseudo-nationalistes, voire vulgarité et ressentiment, dans l’espoir de détourner l’attention de leurs méfaits, de masquer leur faillite et, au passage, de prétendre à quelque délégitimation.
Dans ce pays où toute manifestation, aussi pacifique soit-elle, de l’opposition ou des organisations civiles est généralement dispersée à coups de matraque, de canons à eau, de gaz lacrymogènes et souvent à balles réelles, nos protestataires d’occasion ont été réunis à la sauvette. Contre quelques pièces de rechange et la promesse d’un bout de pain accompagné d’une sardine et éventuellement d’une bière. Ils ont été loués pour quelques heures par les spécialistes locaux des basses besognes, le temps de proférer des jurons et slogans anti-francais à la face du monde avant de retourner à leur misère.
Réplique sévère, prétend-on, à Emmanuel Macron, copieusement injurié et couvert pour l’occasion de tous les noms d’oiseau. Accusé d’avoir déshonoré, au milieu des vaches du Salon de l’agriculture, le 22 février, un satrape de 87 ans, au pouvoir depuis trente-huit ans.
En admettant publiquement qu’il était intervenu dans la libération du principal opposant au régime en place, il aurait foulé aux pieds la souveraineté d’un pays qui, en soixante ans d’indépendance, n’aura témoigné que mépris et dédain à l’égard de ceux de ses enfants qui se sacrifièrent autrefois pour sa libération du joug colonial.
Mais qu’importent les contradictions, sur fond d’un patriotisme de circonstance. « Le gamin de l’Elysée » aurait traîné le vieux tyran « dans la bouse ». Il paiera cet affront de sa personne, en pleine rue, dans la boue et dans les caniveaux. Sur les écrans aussi, à l’ère virale du digital.
Du coup, sur les réseaux sociaux et dans la presse à charge, trolls, lumpen-citoyens, griots et opportunistes de tout poil, voire conseillers spéciaux, directeurs généraux et ministres de la République, bref la cohorte des pouvoiristes s’en donnent à cœur joie, dans une orgie verbale qui frise le lynchage numérique. Dans cette phallocratie qui ne s’en cache point, l’épouse du chef de l’Etat français est à peine épargnée, qui en prend pour son âge, tandis que le Cameroun est comparé à une jeune fille que chercherait à violer un soupirant de mauvais aloi.
Ainsi fonctionnent les Etats voyous d’Afrique centrale, créatures monstrueuses de la Ve République et derniers avatars de la Francafrique, ce pacte faustien qui aura lié la France à ses anciennes possessions coloniales depuis les années 1960, et qui, mine de rien, est devenu un boulet puant pour la France.
Le néolibéralisme mâtiné de tribalisme aidant, ces Etats se sont transformés en véritables cartels, à la tête desquels se trouvent des tyrans séniles et jouisseurs. Détenteurs pour la plupart de passeports français, ces derniers ont, au long des années et sous le regard bienveillant de l’ancienne mère patrie, inventé des formes d’exercice du pouvoir qui reposent sur le déchaînement le plus brutal des instincts inférieurs.
Ils sont entourés d’une cohorte de gérontocrates obséquieux et d’une armée de courtisans et de sicaires. Pour cette caste de vieillards rompus à la roublardise et à la duplicité, gouverner, c’est en effet manger, boire, danser et copuler à longueur d’années, dans la plus totale imprévoyance.
Le matin, ils incitent quelques centaines de dévots à hurler contre la France. La nuit tombée, ils changent de masque, s’adonnent à des danses bachiques et ont d’effroyables rituels de mystification, ou s’agenouillent devant les autorités consulaires et sollicitent, qui une carte de séjour pour eux-mêmes ou un membre éloigné du clan, qui une énième faveur.
Certains possèdent des appartements luxueux dans les quartiers huppés de Paris. D’autres détiennent de nombreux biens souvent « mal acquis » sur le territoire français. Renfloués à coups de racket, de marchés fictifs ou de gré à gré, de détournements de la fortune publique et du bradage des ressources naturelles, leurs comptes bancaires sont logés dans des institutions françaises, lorsque d’innombrables liasses de devises étrangères ne sont pas purement et simplement entassées dans des sacs.
Leurs enfants sont scolarisés dans des lycées français. Une partie de leurs nombreuses familles, voire de leurs concubines se trouvent sur le territoire français. A la moindre alerte, ils sont évacués vers des hôpitaux français. Aux frais du Trésor public.
Il n’est pas rare que les balles, les fusils, les gaz lacrymogènes et les véhicules militaires qu’ils utilisent pour mater leur peuple soient d’origine française. Il en est de même des engins équipés de mitrailleuses qu’ils font défiler sur le boulevard principal de la capitale à l’occasion de la fête nationale.
La plupart des contrats d’exploitation des gisements miniers sont signés avec des compagnies françaises. La surveillance de l’espace aérien, la gestion des ports, des aéroports, des chemins de fer et la destruction des immenses forêts n’échappent guère à la règle. Il n’y a pas jusqu’aux uniformes de l’armée, aux chaussures et bérets des soldats, aux cartes d’identité, aux passeports, à la monnaie nationale et aux boîtes d’allumettes qui ne soient fabriqués par des entreprises françaises ou leurs succursales.
Satrapes africains
Surtout lorsqu’elle est activement recherchée, une dépendance aussi systémique et multiforme met à mal les cyniques proclamations de souveraineté généralement proférées sur le dos de l’ancienne puissance tutrice.
Pour le reste, les satrapes africains seront intervenus dans la politique intérieure française des années durant. Ils auront, à titre d’exemple, contribué au financement occulte des partis politiques de tout bord. Ils auront, par ailleurs, généreusement arrosé divers candidats aux élections présidentielles.
L’osmose entre cette caste de prédateurs, certains cercles dirigeants français, certains milieux d’affaires, des milieux militaires et du renseignement aura été telle qu’aux yeux de beaucoup d’Africains, le nom de la France a fini par être étroitement associé à la réalité de la tyrannie, de la corruption et de la brutalité sur le continent.
Au demeurant, tyrannie et corruption ont fini par octroyer aux formes postcoloniales du brutalisme et de la prédation un caractère létal et corrosif. Tel étant le cas, il n’est guère surprenant que les nouvelles générations qui n’ont pas connu la colonisation, mais qui sont nées et ont grandi dans le chaudron de la tyrannie, soient les plus réceptives à la propagande anti-francaise des régimes africains et de leurs opposants.
Aux yeux de beaucoup en effet, la France ayant été si profondément impliquée dans la consolidation de la tyrannie en Afrique, que l’avènement de la démocratie, la jouissance des libertés fondamentales et la réalisation du rêve panafricaniste ne seront possibles qu’au prix d’une rupture radicale des liens avec l’ancienne puissance coloniale.
Kleptocratie à bout de souffle
C’est en particulier le cas au Cameroun, où une kleptocratie à bout de souffle s’efforce activement d’instrumentaliser le ressentiment anti-francais dans le but de réengranger un minimum de légitimité et de conforter son impunité. Ici, en effet, tous les indicateurs ont viré au rouge.
Maintes demandes, doléances et plaidoyers adressés au gouvernement par diverses forces sociales auraient pu être traités par la négociation. Au contraire, ces forces ont été, de façon routinière, réprimées. De paisibles citoyens dont les droits fondamentaux sont quotidiennement lésés ont été violentés et parfois blessés sans raison. Très souvent, du sang a été versé.
Les prisons sont surpeuplées. La torture est pratiquée en plein jour dans des centres de détention, y compris informels. Passeports et autres documents d’identité des dissidents ne sont guère renouvelés. Des milliers de jeunes ont rejoint la cohorte des migrants illégaux qui s’efforcent de traverser la Méditerranée. Une partie de la mobilisation protestataire, aussi bien anglophone que francophone, s’est délocalisée dans la diaspora. Sur place, les antagonismes tribaux ont atteint un point tel que, à tout moment, tout risque de dégénérer en conflit armé.
En attendant, massacres et atrocités se succèdent dans les régions anglophones ou militaires et bandes armées s’affrontent sur le dos des populations civiles. De nombreux villages ont été rasés et des maisons incendiées. Bétail et récoltes sont régulièrement confisqués. Pillages, expéditions punitives et ponctions de toutes sortes ont précédé ou accompagné de grotesques tueries.
A ce jour, plus de 3 000 personnes ont perdu la vie. Les organisations internationales font état de plus de 500 000 personnes déplacées à l’intérieur du pays. Il convient d’y ajouter 60 000 autres, réfugiés au Nigeria voisin. Près d’un million d’enfants sont privés de scolarisation et exposés à l’errance et à la malnutrition.
Brutalisation de la société
Comme si cette catastrophe humanitaire ne suffisait point, peu de signes démontrent que le régime est disposé à sortir de l’enlisement politique par un véritable dialogue. Objets d’un enlèvement au Nigeria il y a plus d’une année, les leaders sécessionnistes languissent dans l’une des principales geôles du pays. Sans l’intervention d’Emmanuel Macron, les principaux responsables de l’opposition légale, à l’exemple du juriste Maurice Kamto, n’auraient pas été libérés.
Au demeurant, déférés devant le tribunal militaire, plusieurs autres, à l’instar de Mamadou Mota, restent détenus dans des conditions foncièrement dégradantes. Du reste, toutes les voies en vue d’une alternance pacifique ont été méthodiquement obstruées. La corruption électorale est administrée par la bureaucratie, les préfets, sous-préfets, gouverneurs, policiers, soldats et gendarmes, tous porteurs de la carte du parti au pouvoir.
Chaque élection est émaillée d’innombrables irrégularités : intimidation des opposants, y compris sur les lieux de vote ; bourrage des urnes ; distribution de fausses cartes ; et diverses autres manipulations. A l’allure où vont les choses, seule la mort biologique du satrape est de nature à donner répit à un peuple profondément meurtri par de longues années de brutalisation.
C’est dans ce contexte de caporalisation et de brutalisation de la société qu’il faut comprendre les accusations portées contre Emmanuel Macron. Car que lui reproche-t-on sinon d’avoir dérogé à l’ethos gérontocratique et d’avoir refusé de faire preuve d’obséquiosité à l’égard d’un tyran féru de duplicité, et qui ne respecte que la ruse et la force ? En effet, rien de ce qu’a déclaré le chef d’Etat français n’est faux.
Si reproche on peut lui adresser, ce n’est pas d’avoir fait entorse à la vérité.
C’est plutôt de n’avoir pas tout dit, c’est-à-dire de tarder à fixer clairement la ligne rouge. Car s’agissant du Cameroun, la seule et unique question qui vaille désormais la peine, pour la France comme pour ses alliés occidentaux, est de savoir quand, comment et dans quelles conditions atterrir, c’est-à-dire comment organiser urgemment et en bon ordre la succession afin que ce pays puisse recommencer sur des bases entièrement nouvelles.
Des efforts dans cette direction sont d’ores et déjà en cours aux Etats-Unis et au niveau de l’Union européenne notamment. Aussi bien le Sénat américain que la Chambre des représentants et l’Union européenne ont adopté diverses résolutions condamnant les atrocités et autres violations répétées des droits humains et appelant à un dialogue digne de ce nom.
De tels gestes ne suffisent cependant plus. Il est temps de prendre appui sur d’autres instruments de politique étrangère si l’on doit effectivement prévenir le carnage, soutenir les efforts de paix, et obtenir du régime camerounais le respect des droits humains et l’adhésion aux principes démocratiques.
De tels instruments incluent les sanctions ciblées. Celles-ci doivent viser trois objectifs, à savoir la fin de la guerre dans les deux provinces anglophones, la réforme de l’Etat dans le sens d’une fédération, et la refonte du système électoral.
Ces sanctions devraient viser non seulement le gouvernement, mais aussi les groupes armés responsables des atrocités commises à l’encontre des civils.
D’ores et déjà, suite à la décision du président Donald Trump, le Cameroun n’est plus bénéficiaire de la Loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (AGOA). Mais, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, les Etats-Unis maintiennent leur coopération militaire avec le régime en place.
Peut-être le moment est-il venu de mettre davantage de pression, en particulier sur le gouvernement, afin qu’il applique scrupuleusement les termes des conventions internationales dont il est signataire. La mise en place par les Nations unies d’une commission d’enquête internationale sur le Cameroun constituerait, de ce point de vue, un premier pas dans la bonne direction.
D’autres sanctions devraient, dans ce contexte, cibler les fonctionnaires et hauts responsables impliqués dans les innombrables cas de violation des droits fondamentaux, ou dans d’autres cas de corruption liés à l’extraction et à la braderie des ressources naturelles, à des crimes horribles et à des trafics divers.
De telles sanctions pourraient inclure le gel des avoirs détenus dans les banques étrangères, le retrait ou le refus d’octroyer des visas et, éventuellement, le recours au Tribunal pénal international (TPI).
On peut comprendre que la France ne veuille point ajouter au chaos en posant des actes qui déstabiliseraient davantage une région d’ores et déjà en proie à l’instabilité.
On peut comprendre qu’elle rechigne à se faire manipuler par différents protagonistes locaux et à se laisser entraîner dans des conflits sanglants, au risque de répéter ici des tragédies vécues ailleurs ou de s’embourber dans d’interminables luttes tribales. On comprend qu’elle ait peur de se faire damer le pion par les Russes, les Américains, les Chinois et autres Turcs.
Encore faut-il rappeler qu’elle n’est pas neutre. Qu’elle le veuille ou non, sur les plans militaire, économique, financier et culturel, elle est impliquée de fait.
Que l’on s’en désole ou non, la très grande majorité des Africains, à commencer par leurs dirigeants, est profondément convaincue que nul ne peut exercer le pouvoir en Afrique francophone sans l’aval de la France.
On a beau faire valoir le contraire, beaucoup pensent qu’en fin de compte, le sort de leur pays dépend du bon vouloir de Paris.
Dans ces conditions, un nouveau réalisme s’impose. La véritable question n’est pas de savoir s’il faut s’engager et courir le risque d’être accusé d’ingérence, ou s’il faut rester silencieux et courir le risque d’être accusé de complicité. Il s’agit d’une fausse alternative.
Le nouveau réalisme commande que l’on prenne acte de la dépendance structurelle et presque psychique des régimes et des sociétés postcoloniaux à l’égard de la France et que l’on procède à une refonte historique profonde des rapports entre celle-ci et ses anciennes colonies d’Afrique, faute de quoi, de part et d’autre, l’on subira les grands bouleversements déjà en cours au lieu de les conduire.
En effet, les régimes d’Afrique centrale représentent une grave menace pour leurs peuples, pour la sécurité internationale et pour les intérêts à long terme de la France sur le continent.Afin de préserver la paix et la sécurité en Afrique d’expression française, il est désormais nécessaire d’adopter une perspective historique de longue durée.A l’exemple du général de Gaulle en 1944, il s’agit d’organiser une nouvelle « grande transition ».
Tout, en effet, y pousse : l’enkystement de régimes corrompus et incitateurs d’éventuelles guerres fratricides ; les transformations de la donne géopolitique ; l’arrivée de nouveaux acteurs extérieurs ; la double crise écologique et sanitaire ; et les défections de masse que constituent les migrations.
Cette « grande transition » ne se limitera pas uniquement à des gestes symboliques, aussi forts soient-ils. Le retournement des symboles n’aura de sens que s’il est mis au service d’une rétrocession de grande ampleur.
Restitution et rétrocession vont en effet de pair. Elles ne sont l’équivalent ni de la capitulation, ni de la démission. La rétrocession renvoie à une autre forme de présence et à une relation durable parce que mutuellement négociée.
La plaie béante, celle qui ronge depuis longtemps les sociétés africaines issues de la colonisation française est la persistance de la tyrannie et, avec elle, de la corruption. Ces deux formes d’ensauvagement ne sont guère des accidents. Entretenu par une variété de mécanismes objectifs et enchâssés dans de véritables appareils et dispositifs qui ont fini par faire système, l’ensauvagement a été transformé en technique et culture de gouvernement et en sens commun. Le projet de rétrocession ou une « grande transition » auront pour finalité le renversement de cette funeste trajectoire historique.
Pour se libérer elle-même du joug à l’envers que ses anciennes possessions d’Afrique ont fini par tisser autour de son cou, la France aura besoin de se doter de véritables moyens d’action et d’une nouvelle et puissante imagination historique.
Elle devra tisser de nouvelles alliances avec les forces démocratiques internes.
Mais, par-dessus tout, elle devra, une bonne fois pour toutes, couper le cordon ombilical qui lie sa propre histoire à la longue histoire de la tyrannie sur le continent africain.
Ceci commence, peut-être, par la mise en place d’un Fonds pour la promotion de la démocratie et des libertés fondamentales en Afrique.
Achille Mbembe est l’auteur de Brutalisme (éditions La Découverte, 2020).
Achille Mbembe(philosophe)